Phantom Thread de Paul Thomas Anderson, sorti en salles en 2018, s'impose magistralement par l'émotion qu'il suscite à la première vision. Le film éblouit par sa beauté plastique, comme par la musique très romantique de Jonny Greenwood, et par les mouvements de caméra fluides. Cette émotion, dont l'impression demeure par-delà la première vision, rejoint la définition du sublime comme catégorie esthétique, telle que l'ont formulée les classiques comme Boileau1.

Mais une émotion plus subtile anime le spectateur devant le parcours des personnages qui, tels de prodigieux patineurs, se livrent à des figures aussi audacieuses qu'énigmatiques. Le spectateur est ému, au sens propre, mis en mouvement, comme le rappelle l'étymologie latine : emovere, « ôter d'un lieu », d'où « ébranler ». Le film, s'il se conclut par un mariage, loin de proposer le happy end d'un équilibre retrouvé, maintient un équilibre, précaire et pourtant salutaire, qui invite le spectateur, contraint sans cesse de s'interroger, au discernement.

L'homme qui habillait les femmes

Le film s'ouvre sur le visage d'une jeune femme filmée en gros plan, qui se confie à un interlocuteur qui reste hors champ, faisant du spectateur, dès cette séquence liminaire, le destinataire du récit. Dans une atmosphère intime et nocturne, les reflets des flammes d'un feu, dont on entend crépiter une bûche, éclairent le visage offert. La caméra s'éloigne dans un lent travelling arrière et, en musique de fosse, le piano assure le raccord avec la séquence suivante pour nous introduire dans un univers diurne et masculin, aux couleurs froides. Le spectateur découvre en gros plans successifs le visage puis la longue silhouette de Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis), grand couturier adulé des femmes de la gentry londonienne des années 1950, occupé à une méticuleuse toilette. Tout est ordonné pour soigner son image impeccable.

Dans la demeure cossue où il vit et qui est aussi l'atelier où s'affairent des employées respectueuses et dévouées, la vie est également soumise aux rituels qui doivent favoriser l'inspiration créatrice. Dès le début du film, une scène installe le motif du petit-déjeuner qui rythmera le film à de nombreuses reprises. La favorite du moment reproche à Reynolds son indifférence mais celui-ci se refuse à entrer dans l'échange car il doit livrer le matin même une robe importante et sa journée ne peut commencer par un conflit. En écho, ce motif est repris lors de l'arrivée d'un nouvel amour, Alma (Vicky Krieps) qui trouble le silence en beurrant une biscotte et en se versant du thé. Il lui reproche de « remuer autant », déplore, tandis qu'elle veut se justifier, qu'il y ait « trop de mouvement, beaucoup trop de mouvement » et finit par sortir en claquant la porte. Comme l'explique Cyril, sa sœur (Lesley Manville), si le petit-déjeuner se passe mal, il peut ne pas s'en remettre de la journée. La moindre émotion est ainsi bannie parce qu'elle compromet la concentration recherchée pour créer. Le conflit, le mouvement, tout ce qui est source d'émotion, perturbent le processus créateur. Mais vouloir y échapper, c'est s'exempter aussi du mouvement de la vie.

Dans le mythe de Pygmalion, tel que nous le rapporte Ovide2, un sculpteur s'éprend d'une statue d'ivoire qu'il a lui-même façonnée et obtient de Vénus qu'elle anime la statue du souffle de la vie. Ce mythe dit le désir de l'artiste d'imiter la vie même. Or, si les robes que crée Woodcock sont splendides, cette splendeur a la rigidité de la statuaire. Et les scènes d'essayage ont quelque chose de douloureux qui se lit dans les visages crispés des femmes. Les émotions, comme les corps, semblent contenues par ces fourreaux ajustés. Dans une petite scène révélatrice, une jeune admiratrice vient saluer le couturier à sa table. Elle admire tellement son travail qu'elle voudrait être enterrée dans l'une de ses robes, l'associant au fond à une perfection mortifère.

Un autre Pygmalion

Autre Pygmalion, Woodcock semble voué comme lui à son art et au célibat. À Alma qui lui demande pourquoi il n'est pas marié, il répond : « Je fais des robes », comme si les deux étaient incompatibles. Dans des réécritures du mythe, comme le film de Georges Cukor3 ou la pièce de George Bernard Shaw4, l'accent est mis sur la différence d'âge entre les protagonistes et la jeune femme conquiert sa féminité grâce à un homme plus âgé et plus expérimenté qu'elle. Alma est d'abord cantonnée au rôle de mannequin et de muse. La première chose que Reynolds lui demande, c'est de lui prendre ses mesures, comme pour circonscrire l'émotion qu'elle suscite et la façonner selon le désir du couturier : elle n'aura de la poitrine que s'il « décide de lui en donner ». Installée à demeure, Alma semble destinée à disparaître à son tour, mais elle exprime de plus en plus ses émotions, même si Reynolds a le dernier mot de leurs échanges. Une scène marque un tournant dans leur relation lorsqu'ils sont contraints d'assister au mariage d'une cliente qui entretient la maison. L'hypocrisie et la vulgarité qui les entourent suscitent la réprobation furieuse d'Alma pour qui « cette robe n'a rien à faire ici », tandis que Reynolds affiche une apparente indifférence. Mais, sur ces mots, mû par la colère à son tour, il se lève. Après avoir repris la robe, ils échangeront leur premier baiser amoureux et Alma sera de plus en plus associée à son travail.

Les métaphores du désir

La scène de leur première rencontre dans l'hôtel où elle était serveuse jouait des topoï romanesques en soulignant en particulier la maladresse et la rougeur d'Alma. Celles-ci sont le signe d'une émotion authentique. De son côté, Reynolds manifeste un appétit singulier en commandant un très roboratif petit-déjeuner anglais. Cette scène de coup de foudre ravit par sa retenue et son lyrisme. Malgré le dialogue prosaïque, leur évidente attirance réciproque est soulignée par cette rougeur et cette faim, deux symptômes, deux métaphores du désir amoureux. « The hungry boy », comme elle le surnomme déjà, a trouvé en Alma, la bien-nommée, la mère nourricière.

Alma est ensuite menée dans la demeure du maître, comme la Belle dans le palais de la Bête, car tout ici rappelle l'univers des contes de fées. Le mystérieux et inquiétant Woodcock qui collectionne les aventures rappelle bien sûr Barbe bleue. Mais parce qu'il est couturier, il investit également un autre personnage traditionnel des contes, celui du tailleur vaillant et astucieux. Alma est une fée, mais une fée maléfique aussi, œuvrant dans l'univers inquiétant de la forêt. Telle une fée Carabosse, elle ramasse et prépare des champignons vénéneux pour le Bel au bois dormant. Nous sommes bien dans l'univers du conte où les héros affrontent des épreuves, de la peur de l'abandon parental à la menace de la mort, épreuves qui, si elles sont affrontées, conduisent au dénouement heureux et stable du mariage. Le spectateur éprouve lui aussi les émotions ambivalentes propres aux contes devant le stratagème – pervers ? salutaire ? – par lequel Alma conduit Reynolds à l'amour.

La porte étroite du mariage

Le mariage est le grand thème installé dès le début de leur rencontre. Que Reynolds s'y refuse trouve dans le film quelques pistes d'interprétation possibles, comme l'attachement à sa mère et à sa sœur. Mais l'intérêt est moins là que dans ce qui se joue dans la relation à l'autre. La surprise qu'organise Alma en renvoyant toute la maisonnée pour dîner seule avec Reynolds, manifeste sa tentative de l'aimer à sa manière. Mais elle le prend au dépourvu et il en éprouve de l'angoisse, littéralement. En latin, angustia est, au sens propre, un défilé ou un passage resserré d'où, au sens métaphorique, une inquiétude intense. Cette sensation se traduit également à l'écran pour le spectateur, par un cadrage serré en gros plans sur leurs visages et par l'alternance du champ – contrechamp. Le dialogue file la métaphore de la guerre et fait entendre à quel point Reynolds se sent envahi dans son espace « vital » par Alma, un « ennemi », une « espionne ».

Ce que montre le film, c'est à quel point l'union dans le mariage est une expérience de dépossession, jusqu'à l'impuissance créatrice dans la dernière partie. Reprenant ces métaphores spatiales, Reynolds, au lendemain de son mariage, vient se plaindre à Cyril de ce qu'Alma a mis sa maison sens dessus dessous. Il ne se reconnaît plus car elle a dé-rangé, littéralement, sa vie régulière : « J'ai commis une erreur monumentale, je n'arrive plus à travailler, à me concentrer. Elle n'a pas sa place dans cette maison. » Alma recourt alors au philtre magique associé à la représentation de l'amour dans l'imaginaire occidental, depuis la légende de Tristan et Yseult. Le sortilège d'amour devient le moyen de lui faire « lâcher prise ». Le thé ou l'omelette aux champignons deviennent un véritable pharmakon, c'est-à-dire le poison et le remède à la fois. Si le motif de l'empoisonnement introduit un suspens hitchcockien (on pense bien sûr à Soupçons [1941] ou aux Enchaînés [1946]) sa symbolique est assumée : « Je veux que tu te retrouves à terre. […] Avec moi seule pour t'aider. Puis que tu retrouves ta force. Tu ne vas pas mourir. Tu dois lâcher prise. » L'empoisonnement sonne alors paradoxalement comme une déclaration d'amour et un désir de vie.

On peut y voir un geste équivoque et pervers. Mais on peut aussi aller jusqu'à y lire le renversement paulinien : « C'est quand je suis faible que je suis fort. »5 Le geste d'Alma comme la soumission de Reynolds suscitent in fine des émotions mêlées. Le film s'offre alors comme une parabole où le spectateur est invité lui aussi à rendre les armes, à accueillir toutes les émotions que le film a suscitées, pour renoncer à la maîtrise du sens mais pour entrer dans l'interprétation.

 

1 Traité du sublime, 1674.
2 Métamorphoses, X, 243-297.
3 My Fair Lady, 1964.
4 Pygmalion, 1914.
5 2 Corinthiens 12,10.