La communauté du Puits de Jacob (12, rue des Dentelles, Strasbourg) est engagée, au sein du Renouveau charismatique, dans le monde de la santé et de la pastorale ecclésiale. Dans leur attention aux personnes, ses membres, du fait de leur mixité, révèlent différemment quelque chose de la paternité et de la maternité de Dieu. C'est cet aspect de complémentarité que souligne l'article, en montrant comment il est vécu dans la communauté et comment il est constitutif de sa mission.

Depuis 1977, la communauté du Puits de Jacob s'efforce de contribuer pour sa part au relèvement de l'homme. Toute sorte de moyens sont ainsi utilisés pour aider les personnes à ttouver une solidité intérieure et à reprendre confiance en leurs capacités : quels que soient ces moyens (sessions de formation, week-ends d'approfondissement spirituel, retraites, accompagnement personnel, accueil psychospirituel, activités manuelles), la communauté cherche toujours à appréhender la personne dans sa globalité, alliant démarche spirituelle et approche psychologique.
Profondément marquée par la spiritualité ignatienne et sa prise en compte de l'homme dans sa globalité, la communauté essaie d'intégrer dans ses diverses propositions les apports des sciences humaines. L'approche psychologique, cependant, demeure seconde : la dynamique du processus de restauration de l'homme mis en oeuvre est portée avant tout par la demande spirituelle. Les équipes qui animent les diverses activités sont en effet persuadées de l'action profondément libérante, guérissante et structurante d'une expérience spirituelle qui soit une authentique rencontre de Jésus Christ, Fils du Père dans l'Esprit. C'est à dessein qu'est fait ici référence à la structure trinitaire de l'expérience chrétienne. De la sorte, il est frappant de constater combien celle-ci, dans ce qu'elle a de plus spécifique détermine une vision de l'homme très particulière et sollicite les ressorts psychiques et affectifs les plus fondamentaux de la personne.
« Etre chrétien », « suivre le Christ », « vivre dans l'Esprit » : toutes ces expressions désignent en fait la même expérience, celle du devenir filial de l'homme Devenir fils dans le Fils est sans doute le chemin à la fois le plus exaltant et le plus rude qui soit. Exaltant, car Jésus nous a révélé qu'il n'est de connaissance plus pleine et entière que celle de Dieu en sa paternité : « Père, la vie éternelle, c'est de te connaître ! » (cf. Jn 17,3). Or connaître Dieu comme Père ressaisit l'homme par ses racines, à ses origines, là où les blessures sont les plus destructrices. Souvent, c'est alors une recréation. Rude chemin aussi, car seul le baptême dans la mort du Christ nous introduit dans le secret de sa relation à son Père L'Evangile enseigne en effet que c'est seulement sur la croix que naissent les fils. Or personne a priori n'aime mourir, même si c'est pour vivre... Rude ou exaltant, si le chemin est possible, c'est bien par la grâce de Dieu qui est l'Esprit en personne, car « Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie : "Abba, Père ! " » (Ga 4,6).
On le pressent, c'est une transformation profonde de la personne qui s'opère dès lors qu'elle consent à ordonner son si précieux « potentiel humain » à la sanctification du Nom du Père. L'apôtre Paul parle de cet agenouillement filial qui fait entrer « dans toute la plénitude de Dieu » (cf. Ep 3,14-19) comme d'une expérience véritablement salvifique. L'expérience du salut — faut-il le redire ? — est fondamentalement ordonnée à notre « divinisation ».
Au service de ce chemin de salut se sont rassemblés des hommes et des femmes désireux d'être de diverses manières les médiateurs d'un visage d'un Dieu Père susceptible d'attirer les hommes, en particulier les plus souffrants. Mariés et célibataires, célibataires en recherche ou consacrés, célibataires hommes et femmes, c'est ensemble, et non séparément, qu'ils essayent de donner à voir ce Dieu-là. Derrière cela, aucune idéologie de la parité hommes-femmes ! En sa structure même, la communauté montre un visage de Dieu où le masculin et le féminin sont complémentaires. Ainsi, les « fraternités », petites cellules de cinq à sept membres, sont mixtes, qu'elles soient résidentielles (les membres vivent sous le même toit) ou non (chacun habite chez soi). Toutes les « équipes d'animation » sont mixtes ; le « gouvernement » de la communauté lui aussi.
 

A l'école des fraternités


La fraternité est sans doute pour les communautaires le lieu privilégié de leur propre restauration de fils et filles du Père. Lieu de la prière ensemble et les uns pour les autres, temps du partage de vie, la réunion de fraternité est une petite école de l'Evangile. Les « partages » qui s'y vivent ne sont pas d'abord des échanges d'idées mais des paroles impliquées, où corps et parole font un. On est attentif à se donner en nourriture les uns aux autres. On s'écoute en profondeur comme on reçoit un hôte chez soi en s'hébergeant mutuellement. On est donc dérangé, « déplacé », par le partage de l'autre comme parfois par le sien propre, tant il arrive de se découvrir « soi-même comme un autre »! Il y a indéniablement du féminin dans la fonction première de la fraternité qui consiste à porter son attention sur la personne, son émergence, sa naissance. La fraternité est comme un sein maternel où s'enfantent des enfants du Père.
La présence des femmes, avec leur charisme de douceur, d'accueil et d'intuition, par leur sens de la gratuité et de la beauté, par leur immense capacité à « porter » l'autre, voire à le supporter, est sans doute pour beaucoup dans cette fonction maternelle (il faudrait dire « matriciante ») de la fraternité. Par leurs traits, elles y soulignent le féminin de Dieu.
Les hommes, quant à eux, peuvent garantir cette fraternité contre le risque fusionnel qui la guette. En effet, si un peu de fusion est nécessaire pour tenir ensemble (pensons à la fonction du chant, d'une belle musique, d'un hymne national, pour souder un groupe humain), celle-ci sera toujours à purifier et à resituer dans la dynamique de croissance et de guérison, qui est celle de chacun des membres de la fraternité. Par un fonctionnement mental généralement plus rationnel, par un recours plus spontané à la loi qui distingueet sépare, ordonne le partage et limite le temps de parole, l'élément masculin de ce groupe le « dé-fusionne » en quelque sorte.
Il est entendu que cette typologie, tracée à gros traits, ne reflète pas toujours la réalité. Ainsi pourra-t-on trouver occasionnellement chez telle femme des traits plutôt masculins, alors que tel homme manifestera à tel moment une sensibilité plutôt féminine. Quoi qu'il en soit de celui ou de celle qui met son humanité au service de la vie fraternelle ou de l'annonce de l'Evangile, les attitudes sont toujours marquées par une identité sexuelle. En effet, pour prendre soin de l'homme, Dieu a besoin d'emprunter à la chair de l'humanité à la fois ce qu'elle porte d'une radicale altérité (l'identité masculine et l'identité féminine) mais aussi ce vers quoi elle aspire : l'unité des différences.
Si l'on devait se référer à un texte évangélique, on pourrait voir dans la parabole dite du « bon Samaritain » (Le 10,29-37) la description d'une saine articulation entre le masculin et le féminin dans la prise en charge de l'homme Si prendre en charge physiquement l'autre (avoir les entrailles retournées, toucher les plaies pour les panser, charger le blessé sur sa propre monture) est une attitude très féminine et maternelle, veiller à lui restituer son autonomie en lui assurant la sécurité (l'argent pour l'hébergement) et en passant le relais à un autre (l'aubergiste) est plus typiquement masculin. Cette parabole est aussi une parabole du salut. Elle révèle que c'est un Père aux entrailles de mère qui vient sauver l'homme. Que c'est un Dieu ayant en lui du masculin et du féminin qui vient exercer la compassion à l'égard de ses enfants.
Comment être témoins de ce Dieu-là ? Il est certain que la proximité fraternelle entre hommes et femmes, dans l'amour et la vérité, finit par réveiller en l'homme une part de féminité et chez la femme une part de masculinité. Mais la vision chrétienne de l'homme n'adhère pas à l'androgynie qui vise à l'abolition de la différence au profit d'un tout englobant et indifférencié. Aussi, quel que soit ce que chacun peut recevoir de l'autre, la différence sexuelle subsistera toujours dans l'ordre du créé comme une différence heureusement irréductible. C'est donc ensemble, dans une humble union des différences, qu'hommes et femmes tentent de manifester le visage d'un Dieu qui a besoin de tout le génie masculin et de tout le génie féminin pour se dire. La communauté de biens qui caractérise la vie communautaire porte donc aussi sur la mise en commun des différences sexuelles en vue d'un témoignage que ne peut rendre l'homme ni la femme tous seuls.
Il est ainsi apparu bénéfique pour une fraternité d'avoir un couple de responsables. Mais, comme il n'y a pas nécessairement de couples dans toutes les fraternités, l'idée a fait son chemin de solliciter, quand c'était possible, un homme et une femme pour assurer ensemble cette responsabilité. Dans la conduite pastorale de la fraternité, quelque chose est alors manifesté des « manières de Dieu » qu'un homme seul ou une femme seule ne saurait exprimer : douceur et fermeté, intuition et raison, vulnérabilité et force, CTéativité et fidélité, gratuité et efficacité, etc.
Une telle expérience a profondément marqué la communauté. La dimension de fraternité est devenue constitutive de la quasi-totalité de ses activités de mission. Aussi retrouve-t-on presque partout des « groupes de partage ». Ni ateliers, ni carrefours, ni groupes de parole ou de réflexion, ce sont plutôt des petites cellules qui fonctionnent sur le modèle des fraternités. Les animateurs ou animatrices de ces groupes sont d'ailleurs toujours, au départ, des membres de la communauté. Ce qu'ils y donnent, ils l'ont déjà reçu et le reçoivent encore dans leurs fraternités. Bien sûr, devenir intelligent de la spécificité et de la complémentarité des fonctionnements masculin et féminin dans une fraternité demande une formation, en particulier par un continuel travail de relecture et de réflexion.
 

Les équipes de priants


L'une des activités particulières de la communauté, appelée « service de prière », consiste à accueillir sur rendez-vous des personnes en difficulté. Pendant une heure environ, trois membres de la communauté écoutent leurs souffrances et prient pour elles. Ils forment ce qu'on appelle une « équipe de priants ». Indéniablement, la mixité dans sa composition est un de ses points forts.
Ainsi, une femme qui aura été blessée dans sa relation aux hommes n'y trouvera pas seulement le réconfort d'être comprise par d'autres femmes, mais des hommes, eux-mêmes travaillés, transformés et guéris par leur chemin à la suite du Christ, seront là pour témoigner d'une autre figure de la masculinité, d'une manière d'être homme déjà passablement purifiée, dénuée de violence et pleine de respect. On a vu des femmes, par exemple, oser enfin se livrer au Christ sans plus avoir à craindre l'homme qu'il est. Ce témoignage incarné du féminin et du masculin en Dieu constitue en quelque sorte une prédication complémentaire.
Il ne serait cependant pas juste de réduire l'effet de la mixité dans ces groupes au seul impact psychologique et affectif. Durant tout le temps de la rencontre s'opère un intense travail de discernement humain et spirituel, où sensibilités masculine et féminine des communautaires, tout comme leur fibre paternelle ou maternelle, sont fortement sollicitées. Ensemble ils offrent à la personne qui souffre un espace d'accueil dans lequel une parole inspirée peut jaillir (intervention orale Parole de Dieu, charisme prophétique, etc.) qui peutêtre l'apaisera, l'interrogera, l'éclairera, voire la guérira. Il est vrai que ces paroles et gestes charismatiques sont eux-mêmes vécus différemment selon que c'est un homme ou une femme qui les exprime.
 

Un gouvernement bipolaire


Le gouvernement de la communauté est constitué de deux instances : le conseil de communauté, instance pastorale de discernement et de décision, et le collège des anciens, instance d'écoute et de vigilance, veillant à la fidélité au charisme fondateur. Si le conseil est soumis au collège pour les questions de fond touchant au charisme de la communauté, le collège est soumis au conseil pour tout ce qui est relatif à la pastorale habituelle.
A y regarder de près, cette bipolarité fait aussi apparaître quelque chose d'un pôle masculin et d'un pôle féminin. En effet, le conseil de communauté, comme lieu de décision et de mise en oeuvre, exprime plutôt la dimension masculine, alors que l'écoute, l'attente, l'intuition et la vigilance auraient plutôt une connotation féminine. Il est clair qu'un conseil tout seul ne manifesterait pas aussi complètement le visage du Bon Pasteur (Jn 10,11) qui a pour ses brebis la tendresse et l'écoute d'une mère, tout en assurant leur protection avec la vigueur d'un père Ici encore, c'est dans l'articulation et dans la complémentarité des deux instances que transparaît le témoignage.
 
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Ce témoignage de plus de vingt années de vie communautaire mixte montre que la reconnaissance mutuelle des charismes masculin et féminin, ainsi que leur interdépendance et leur articulation, apporte outre un équilibre psychologique et affectif certain, un enrichissement théologique majeur. Confesser Dieu comme Père ne permet enaucun cas de le réduire à un Etre masculin à l'image de la paternité humaine. Ce serait pur anthropomorphisme. Si la Parole dit vrai, s'il est bien ce Père au coeur de mère que nous « raconte » Jésus, alors les trésors de son coeur se déclinent sur toutes les gammes du masculin et du féminin. Dans ce cas, au nom de l'Incarnation, il n'est pas étonnant que Dieu ait besoin de communautés mixtes pour révéler les infinies nuances de sa tendresse à un homme contemporain particulièrement vulnérable quant à son origine et à son identité sexuelle.