Le lieu où j'exerce mon ministère se présente comme une petite salle à manger de quatre mètres sur quatre attenante à une véranda plus vaste, ouverte sur le parc, où mes visiteurs et visiteuses attendent leur tour. En dehors des temps de repas, j'y reçois ceux et celles qui viennent, individuellement ou en famille, me confier ce que le mot « angoisse » me paraît le mieux recouvrir. Exprès, je n'ai rien mis ni pendu qui puisse retenir l'attention dans cette petite salle : une table couverte d'une nappe en linoléum, cinq chaises, un tableau représentant des plantes vertes (pas même africaines) et un crucifix placé à bon escient à deux mètres de haut, hors d'atteinte d'une personne qui, à tort ou à raison, se croirait possédée. Ce petit ensemble fait partie du « Centre spirituel de Rencontre » que les jésuites tiennent dans la banlieue de Douala, réplique de ceux qu'ils animent de par le monde : un vaste espace de verdure destiné à accueillir jusqu'à soixante personnes à la recherche d'une clairière de tranquillité pour respirer, se recueillir, prier. Respirer ? Douala mérite ce Centre : on dit que ce grand port est le poumon économique du Cameroun, mais un poumon oppressé, rempli de deux millions et demi d'habitants serrés comme les réfugiés d'un camp, entre le delta du fleuve et les marécages. Déjà, un rétrécissement de l'espace, propre à engendrer l'angoisse. Arrivé à Douala en 1957, j'ai vu la ville grossir inexorablement et sa population décupler.
Mes visiteurs peuvent se faire entendre de moi en français, en anglais et en douala. Leurs premiers mots sont presque toujours les mêmes. Je les attends, je pourrais les prononcer en même temps qu'eux : « Nous sommes dépassés. C'est trop ! » Deux personnes sur trois commencent ainsi. Cela veut dire que leur malheur dépasse les bornes du tolérable. Et pourtant, la frontière du supportable est placée loin pour cette population habituée à endurer le « plus pire », comme on dit id. Souvent, ils ajoutent : « On préfère venir vous voir plutôt que d'aller chez un charlatan ! » Collective par le sens, la phrase peut être prononcée par une personne seule, tant sa famille est présente en sa tête et en sa chair. Si mes visiteurs sont plusieurs, il s'agit le plus souvent de membres de la même branche, côté époux ou côté épouse. Assez rare, le cas où le mari et la femme viennent ensemble, sauf quand il s'agit d'une famille très chrétienne. C'est que la cause du malheur est imputée comme naturellement — ou plutôt culturellement — à l'un des partis, la faille familiale se trouvant à l'interstice des deux branches parentales. J'entends une question presque jamais formulée : « Pourquoi nous ? Qui donc nous en veut ?» Je l'entends, mais je n'y réponds pas d'emblée.


Eux et moi


Venir me voir ? Pourquoi moi ? Un prêtre catholique, et « blanc » de surcroît ! Double paradoxe. Les chrétiens, qui forment la majorité de mes visiteurs, n'avaient pas le droit de consulter un devin de la « tradition » sans encourir des sanctions disciplinaires, et voici qu'un prêtre joue ce rôle ! De plus, il s'agit d'un Français, étranger de naissance aux coutumes du pays. Je me suis donné la réponse suivante : quand le malheur vous prend, on ne regarde ni le statut social ni la couleur de peau du sauveur que l'on s'est choisi. De bouche à oreille, par la voix de Radio-Douala (où j'ai assuré pendant dix-huit mois une émission hebdomadaire sur le thème de la sorcellerie et de la guéri- son), par des programmes de télévision où j'ai joué le premier rôle à travers mes livres et les articles de journaux, on sait que j'ai suivi un itinéraire traditionnel me donnant la capacité de « voir ». Et, les années passant, on constate que je ne suis renié ni par les autorités de l'Eglise ni par mes compatriotes, ni traité de simulateur par les instances traditionnelles. On tente alors sa chance, en confiance.
Longtemps, je me suis efforcé de mettre sur le papier les récits qui m'étaient faits — mouvementés, épiques et souvent dramatiques, faciles à décrire tant sont vivantes et vibrantes d'émotion les histoires de chacun. J'y ajoutais, par manière d'autocritique, des notations sur ce que j'avais dit et fait dans chaque cas. Mon objectif était de m'inventer une conduite cohérente et curative, faute de pouvoir me référer dans ce domaine à un devancier. J'ai commencé ce travail de bénédictin en janvier 1991, devant le flot devenu régulier des visiteurs. Le dossier grossissant au fil des années, j'ai sorti des 2000 feuillets un lot de 175 fiches (établies entre le 7 juillet et le 29 octobre 1997) pour les analyser. Cette relecture m'a permis de dégager une « typologie de l'angoisse ».
Trois personnes sur cinq sont des femmes, se disant pour la plupart chrétiennes. De même les hommes : « Je suis protestant mais je prie comme un catholique ! » 60% de la population de Douala se situe en effet dans la mouvance chrétienne, sans grande distinction de culte. Les autres (sauf les musulmans qui représentent seulement 5% de la population) s'apparentent volontiers aux Eglises, même si leur profession de foi n'est que verbale ou opportuniste. Je reçois des visiteurs de n'importe quelle condition sociale. On se décharge sur moi de tous les problèmes de la vie : maladies, échecs aux examens, handicaps sexuels, chômage, conflits professionnels, etc. Mais je n'y vois encore que l'enveloppe d'une inquiétude plus profonde, d'un noyau dur d'angoisse qui se situe dans un domaine que mes hôtes appellent « mystique ».
Par ordre de croissance dans la menace, et en partant du plus bas de l'échelle il y a d'abord des faits anormaux constatés à la maison, la répétition de rêves troublants, la conjonction d'un cauchemar et d'un drame. Au-dessus vient la conviction obscure d'être « bloqué » — mot évocateur qui signifie que rien, mais vraiment rien, ne marche dans la vie. L'angoisse devient plus oppressante quand on se sait victime d'agressions mystiques, avec dévoilement du coupable ; pire encore lorsqu'on est persuadé de figurer sur une « liste » déjà longue de personnes décédées mystérieusement : « La prochaine, c'est moi ! » L'angoisse monte si la maison où l'on habite est hantée, si l'on sent l'emprise des sectes et (nous voici enfin presque au sommet de l'échelle) si l'on est possédé par Satan. Mais la plus haute cause de l'angoisse demeure l'épreuve de la solitude, aggravée par la pandémie du sida, avec la tentation du suicide.
J'ai appris à trouver une parole correspondant à chaque échelon de cette terrible escalade de l'angoisse, au risque de donner à mes visiteurs des réponses toutes faites — facilité que s'offrent à la longue bien des devins de la tradition. Avec cette première grille, j'ai pris un peu plus d'assurance et cessé de me plier, le soir, au travail fastidieux de l'écriture.


Les deux écoles du regard


J'ai fréquenté deux écoles du regard, celle de la tradition de la côte du Cameroun et celle de l'ordre des jésuites. Que je me sois plié à la première étonne le plus, mais elle n'est pourtant pas la plus déterminante à mes yeux. Ayant passé cinq années de ma vie (1970-1975) chez les nganga de la Côte, ces héritiers de la « médecine traditionnelle », appelés vulgairement « guérisseurs » (ou, de façon plus sophistiquée, « tradipraticiens »), l'un d'eux s'est décidé à « m'ouvrir les yeux », un premier rite d'entrée dans la corporation. Je m'en explique dans un livre dont le titre, Les yeux de ma chèvre, évoque l'importance que prend le regard dans cette culture.
Les yeux ? Un enfant destiné à venir au monde dispose de quatre yeux (« miso manei ») : deux qu'il emploiera dans la vie courante pour se maintenir à la surface des choses, deux autres ouverts sur l'arrière- monde, celui où agissent les ancêtres aussi bien que les hommes de pouvoir. Mais cette seconde paire d'yeux se ferme le plus souvent au moment de la naissance. Elle s'ouvrira à nouveau quand la mort surviendra. La société a cependant besoin de vigiles, de clairvoyants, de devins pour se protéger. Pour ce faire, elle autorise qu'on ouvre à certains ses deux yeux mystiques par des rites appropriés. C'est là qu'entre en scène la chèvre, l'animal domestique du village, habilitée à prêter ses yeux pour que l'homme voie. Pourquoi « ma » chèvre ? Parce que ces rites ont été pratiqués sur moi.
Est-ce par pudeur religieuse, je ne me suis pas souvent référé à mon autre école qui a pourtant précédé dans le temps la traditionnelle. On sait à Douala que je suis prêtre, mais peu sont informés que j'ai eu les yeux ouverts, autrefois, au cours d'une initiation propre à la spiritualité des jésuites. Cela s'est passé pour moi en 1949 au début du temps du novidat plus précisément au coeur des Exercices spirituels, une période intense de méditation qui dure tout un mois. Initié par son « Père maître », le novice s'approprie plusieurs manières de prier dont celle que l'on appelle de façon significative l'« application des sens ». On lui apprend à visualiser les scènes, d'évangile, à se rendre présent à elles par tous les sens du corps, le regard restant privilégié. Ce que l'inspirateur de cette méthode, Ignace de Loyola, appelle « vista imaginativa », la « vue intérieure » 1.
J'ai donc abordé les rites camerounais avec des yeux préparés. Cela explique en particulier, pourquoi lés techniques traditionnelles ne pouvaient avoir sur moi, je le reconnais, les mêmes effets que sur un Africain indemne. Si différentes que soient les deux initiations, par leur origine culturelle et leurs objectifs religieux, je prétends qu'elles proviennent d'une même intuition, qui est de l'ordre de la sagesse humaine, portant sur la rare acuité du regard intérieur. « Tu vois un peu plus loin que nous », m'a dit un jour un Camerounais. Il m'a fourni le mot juste.


Les techniques de divination


Quand les tout premiers visiteurs sont venus à moi, j'ai connu un certain désarroi. Ils s'asseyaient, évitaient mon regard, se contentaient de dire le fatidique : « On est dépassé ! » J'ai vite compris qu'ils s'attendaient à ce que je me comporte à leur égard comme un devin. A moi de parler ! C'était l'inverse de ce à quoi j'avais été préparé par ma propre culture religieuse : écouter le temps qu'il faut, donner un conseil spirituel approprié, prier. Là, il s'agissait d'explorer la vie intérieure et relationnelle des personnes par mes seuls yeux et de donner des consignes d'action de façon directive : un devin en voit plus que ce qu'il dit.
Passé un temps de doute sur mes capacités et un certain vertige surmonté, j'ai accepté la convention en raison de ma mission même. N'étais-je pas venu dans ce pays pour rencontrer les Camerounais sur le champ le plus difficile d'accès qui soit, celui de leurs croyances ? Et les y guider, s'ils le demandaient ? Or, durant tout le parcours que j'ai suivi, tant dans la découverte de la médecine traditionnelle — initiation comprise — que lors des interviews dans les médias, rares ont été les cas où j'aie dû prendre l'initiative. J'ai presque toujours répondu à une invitation. Pourquoi me soustraire maintenant à la requête de mes visiteurs dans la forme qui est la leur ?
Pour tenter de les satisfaire, j'ai trouvé du secours dans les techniques apprises chez les devins : avancer dans la découverte de l'univers intérieur par petites touches. On affirme : « Vous dormez mal ! », et l'on tire parti des réactions, sans avoir à poser de question. Les rêves aussi sont révélateurs. Raconter un cauchemar à un devin n'est pas rompre avec les conventions du silence : le monde onirique est comme l'antichambre de la voyance, le seul lieu que l'on partage avec celui qui « voit ». Une personne sur deux commence par me raconter un rêve, avec un tel réalisme que je me demande parfois si les faits rapportés ne se sont pas passés tels quels. Et je sais que des éléments jugés importants par le narrateur me sont subrepticement livrés par cette voie.
Le devin possède un autre atout pour exercer son art, qui est son aptitude à recevoir et à accueillir de son fond fantasmatique des images à interpréter. Elles lui sautent aux yeux comme des flashs. Comment expliquer ce fait brut ? Je crois que tout homme possède quelque part en lui un capital incommensurable d'images, dont des ordinateurs de la dernière génération seraient bien en peine d'évaluer le nombre... Appelons cela la « mémoire visuelle ». La société autorise quelques personnes bien équilibrées nerveusement à exploiter ce trésor d'images à l'avantage du groupe. Voilà une explication psychologique qui ne m'a pas été fournie par les nganga, cela va sans dire, mais que je tire de leurs confidences et de ma propre expérience. Les images qui s'imposent à vous brusquement aux moments les plus forts de l'entretien ne commandent pas le diagnostic. Elles viennent opportunément le soutenir. Pour intervenir, les devins se basent surtout sur leur expérience humaine et la connaissance de la société dans laquelle ils vivent qui leur sont, quoi qu'ils en disent, plus utiles que toutes les techniques. En ce qui me concerne, c'est la familiarité prolongée avec les gens de Douala qui m'aura le plus servi.


Soigner la représentation


Je découvre ainsi l'univers des représentations culturelles dans lequel mes visiteurs vivent leur angoisse. A force de me prêter à leur vision des choses, j'ai appris à distinguer plusieurs modèles de représentation, dont les principaux sont au nombre de trois. Il y a les personnes qui se réfèrent à un modèle traditionnel des causes du mal. Celles-là sont convaincues (et elles voudraient que je les encourage dans leur interprétation) que leurs malheurs viennent d'un membre de leur famille, de l'entourage professionnel ou d'un groupe de personnes perverses, qu'en langue française on appellera indistinctement « sorciers ». La tradition offre encore deux causes en alternative : ce peuvent être les ancêtres qui semoncent une famille en rendant malade l'un de ses membres ; ou la violation d'un interdit comme l'est un acte incestueux Même en ville, ce modèle de représentation demeure opératoire.
Ensuite, je reçois des plaignants qui viennent chercher chez moi une bonne adresse de médecin, et parfois de psychiatre. Dans ce dernier cas, je n'ai pas de mal à la leur donner, car Douala ne compte en tout et pour tout que deux psychiatres... Ceux-là se réfèrent au modèle hospitalier, dont la logique et les formes de représentation dépendent de la configuration occidentale de la maladie et de la guérison.
Le troisième modèle de référence dans lequel je me sens le plus à l'aise, parce qu'il rejoint le mien, est celui qui tire ses images et symboles de l'Ecriture Sainte. C'est le modèle biblique.
Une fois entr'aperçu dans lequel de ces trois principaux modèles se meuvent émotionnellement et visuellement mes visiteurs, je peux intervenir. Le problème est que, parfois, ces modèles se chevauchent dans une même personne et qu'il est difficile de discerner celui qui s'impose à elle. Pourtant, je sais qu'elle vient pour que je l'aide à prendre parti dans son choix intérieur, faute de pouvoir le faire elle-même. Le problème se redouble quand les accompagnateurs vivent le drame selon des modèles différents. L'un pense par exemple que sa fille que l'on m'a amenée est victime de la sorcellerie et qu'il convient de la conduire au village, tandis qu'un autre est convaincu que c'est Satan le fautif et qu'il faut l'exorciser ici même. Quant à la fille, l'assurance de ses parents voile ses images. Mais il me faut décider de la conduite à tenir. Le modèle médical me paraît-il le bon ? l'ai une liste de médecins avec qui je suis en relation et qui, en retour, m'envoient des patients dont la problématique les dépasse. Le modèle traditionnel ? Si la famille n'est pas chrétienne je n'hésite pas à référer le malade à un nganga de son village. Mais je me garde de le choisir à sa place afin de ne pas perturber le processus complexe du traitement. Quand les personnes se déclarent chrétiennes, au point de répugner à se tourner vers les nganga, je me sens appelé à intervenir. Ma pratique revient à soigner la représentation : « "Soigner la représentation", c'est la tenir comme une part inéluctable du mal. Non pas comme une image qui s'effacera lorsque le mal aura disparu du corps, mais bien comme une composante ayant sa propre évolution, et qu'il faut prendre en charge autant que la lésion » 2.
Tenons-nous-en seulement aux visiteurs venus voir le prêtre que je suis en s'affirmant chrétiens. Le plus souvent, je repère derrière cette déclaration la présence de représentations traditionnelles occultées par le discours chrétien. Mon rôle est de faire passer ces personnes d'une vision ancestrale de la vie et de la mort à une perspective décidément chrétienne, en donnant ainsi raison à leur démarche. En cela, je ne fais, il me semble, que prendre au sérieux leur désir. En termes de théologie, on dira que je les introduis dans une dynamique d'inculturation, qui revient à les aider à convertir leur manière de voir en me conformant à l'intention qu'ils ont manifestée en venant me consulter. Un exemple fera comprendre ma démarche.


L'oncle qui revient dans les rêves


Je reçois la visite d'un homme d'une quarantaine d'années. Il me raconte d'emblée le rêve de la nuit précédente. Il a vu son onde dans le sommeil, un homme décédé voici plus de dix ans. Le défunt ne manifestait pas une attitude hostile à son égard. Il restait simplement assis, pensif, à ses côtés. Le rêve ne l'aurait pas inquiété s'il avait été le premier du genre. Mais cet onde le visite presque toutes les nuits, au point que mon visiteur retarde l'heure de son coucher tant la perspective de rencontrer encore ce revenant le trouble. Perte de sommeil et dépression. Je découvre que mon insomniaque est un catholique pratiquant. Alors, je lui tiens à peu près ce langage, mis au point, non sans hésitation et tâtonnement à partir d'autres cas semblables :

« — Vous récitez le "Je crois en Dieu" à la messe, chaque dimanche !
— C'est vrai, et je le sais par coeur.
— Donc vous dites "Jésus a été crucifié, est mort...
— ... Est descendu aux enfers, le troisième jour est ressuscité des morts, est monté aux deux..."
— "Descendu aux enfers", cela veut dire qu'il est descendu au séjour des morts. Et qu'est-ce qu'il a dit à ses ancêtres ? Qu'il leur souhaitait un bon et long repos ? Non, il les a sortis de là et les a entraînés vers son Père — qui est aussi leur Père — en un cortège de myriades de marcheurs à perte de vue L'Evangile révèle que "les sépulcres s'ouvrirent, et les corps de nombreux saints qui s'étaient endormis se réveillèrent" (Mt 27,52). Je vais vous dire ce que vous allez faire. Avant de vous mettre au lit vous allez prier notre Mère à tous, la Mère de Dieu, de bien vouloir faire signe à votre onde qu'il poursuive sa route vers Dieu avec les autres et ne revienne pas en arrière troubler sa famille. La Bonne Mère saura trouver les mots pour le convaincre ! »

Cet homme s'en alla, emportant avec lui mon conseil. Un mois plus tard, je le vis revenir. Il avait suivi mes directives à la lettre et dormi à poings fermés ce soir-là, ainsi que les nuits suivantes, libéré de l'onde importun. Ceci pendant une bonne quinzaine, jusqu'à ce que à sa grande déconvenue, le défunt revienne le visiter ! C'est alors que dans le rêve, il se mit à l'invectiver : « Papa, qu'est-ce que tu as à revenir en arrière ? Tu vas perdre ta place dans le cortège ! Avance, nous te rejoindrons plus tard ! » Et, depuis cette nuit-là, l'onde n'est plus venu le hanter. Comme quoi, foi et thérapie vont parfois de concert.


Le travail sur la représentation


J'ai réfléchi sur ma manière de procéder. J'avais reçu un homme à bout de nerfs, incapable de se sortir de son obsession à partir de son système de représentation traditionnel. En effet, dans l'optique de sa culture, les trépassés côtoient les vivants et poursuivent près d'eux une vie ressemblant à celle qu'ils menaient avant leur mort, avec la même réputation et selon la même hiérarchie sociale. Conception de l'après-vie qui n'est pas si différente de celle des Hébreux de la Bible, situant les défunts dans le Schéol.
Avec la foi chrétienne les représentations changent : ceux qui meurent transitent par ce que l'on appelle au catéchisme le Purgatoire, avant de ressusciter un jour et de jouir éternellement de la vision béatifique. Maintenant, ils sont purifiés par le feu. Mais je préfère employer la symbolique de la marche, plus parlante pour mes visiteurs que celle du feu qui n'a pas la même portée purificatrice dans leur culture que dans la mienne. Tandis que la longue marche on en connaît le prix et la valeur d'épreuve à Douala ! Cet homme de quarante ans ne se souvient-il pas de la grève générale qui a frappé la ville en 1991 pendant cinq mois, interdisant tous les moyens de transport autres que la marche à pied ? Cette grève les gens de sa génération l'ont appelée de façon significative « pied mort ». Je crois n'avoir trahi ni la tradition ni la théologie en employant la métaphore de la marche vers Dieu pour le libérer de son oncle.
Je me suis demandé pendant longtemps si je ne jouais pas la comédie à mes hôtes et à moi-même en fournissant des représentations qui avaient certes un impact sur leur esprit, mais qui ne correspondaient pas exactement aux miennes. Etais-je honnête ? Cette question me pinçait parfois comme le fait un scrupule. Je lui ai trouvé, je crois, une réponse. Personne, jusqu'à preuve du contraire, ne peut affronter une épreuve d'envergure — même s'il est un rationaliste buté — sans se référer spontanément à un modèle préexistant d'explication et de représentation où cette épreuve naît, se développe et, dans le meilleur des cas, se résout. Ces modèles de représentation ont leur cohérence. Les disqualifier, sous prétexte qu'ils ne recouvrent pas ma façon de voir, revient à nier toute réalité à des expériences qui ne peuvent pas venir au jour autrement. Ils sont une composante essentielle du vécu. Ainsi la peau pour le corps : elle n'est que la couverture de la chair, mais elle en est indissociable... Sous des représentations multiformes, je perçois un mystère de la vie et de la mort qui est aussi le mien. Il ne s'agit pas pour moi d'authentifier ou de dévaluer un système de représentation plutôt qu'un autre (ils sont tous relatifs aux cultures) mais d'aider les plaignants à se sortir de leur marasme en leur proposant un système de représentation plus conforme à ce qu'ils vivent et désirent Je crois favoriser ainsi leur guérison.


Comment redonner de l'énergie


A cette interrogation sur la validité intellectuelle de ma démarche — dont je crains toujours de m'être sorti à trop bon compte — s'en est ajoutée une autre non moins préoccupante Jouant sur le seul registre des représentations, n'étais-je pas en train de maintenir les visiteurs qui me faisaient confiance dans un univers « sacral », sans prise sur la réalité sociale qui est la leur ? J'apaisais leur angoisse, sans doute, mais celle-ci ne reviendrait-elle pas en force si je ne leur donnais pas un ressort pour se battre dans la vie ? Un article de Josée Contreras et Jeanne Favret-Saada vint opportunément relancer ma question. Les auteurs, dont on sait les recherches pointues sur le bocage mayennais, parlent id de la tactique de Madame Flora, voyante, tireuse de cartes, s'employant à revitaliser ses visiteurs ensorcelés :

« Puisque la caractéristique principale des ensorcelés est de n'avoir plus de "force", l'objectif de Madame Flora est de leur en redonner. Comme tout désorceleur, elle sait bien où il faut aller chercher cette force : du côté de qui jouit d'un surplus de force, du côté de ce qu'incarne la figure du sorcier, c'est-à-dire du côté de la haine, de la violence, de l'agressivité (...) Son travail consiste donc à rebrancher les ensorcelés sur leur aptitude à la violence et au mal, mais malgré eux, et sans qu'ils y comprennent jamais rien... » 3.

Nourrir la haine dans le coeur de mes visiteurs, à leur insu ou non, ne pouvait être une méthode praticable à mon niveau. Non pas que je craigne de le faire, reconnaissant l'efficacité de la technique. Mais cela allait à l'encontre de mon éthique personnelle la mienne et celle d'un grand nombre des chrétiens avoués qui s'adressaient à moi. Pour redonner des forces aux personnes déprimées, je me devais de prendre le contre-pied des voyants en insufflant à celles-là non pas la haine mais son antidote : l'amour. L'expérience m'a appris que l'amour — à condition de lui donner sa portée évangélique — revigorait de façon spectaculaire les personnes qui osaient le mettre en pratique. « Religion, vitamine du peuple », remarque Régis Debray ! Je ne trouve pas désobligeante sa boutade. Je m'en explique par un exemple.


La voisine et son serpent


Une dame habitant à proximité du Centre de rencontre me rend visite, accompagnée d'une parente. Sans bien la connaître, je sais qu'elle enseigne le catéchisme à la paroisse. Situer la personne dans son environnement social, et ne pas avoir à tout découvrir d'elle, est d'une grande aide pour les voyants.
Je découvre que cette dame connaît la détresse. Elle se dit maladive depuis deux ans : ses enfants ont de fréquents cauchemars la nuit, entraînant une chute de leurs notes en classe ; pour comble de malheur, son mari est chômeur et passe la journée, découragé, prostré dans un fauteuil du salon. La situation financière de la famille est si catastrophique qu'elle ne parvient pas à payer son loyer en fin de mois. Bref, rien ne va : c'est bien le « blocage » complet, générateur d'angoisse. Elle est persuadée que la coupable est une voisine qui « a un serpent ». Le mot « sorcellerie » n'apparaît presque jamais dans le vocabulaire des plaignants, mais fréquemment le mot « serpent » (nyungu), cet animal mystique au service de la perversité de certaines personnes. Je reconstitue, à partir des notes prises le soir, l'essentiel de notre échange :

« — Le seul moyen de vous libérer, c'est d'être chrétienne à 100% !
— Mais je le suis !
— Voyons cela ! Vous vous réunissez en famille, le soir, pour demander à Dieu sa protection.
— Mais oui, nous prions tous les soirs avec les enfants
— Deuxièmement, quand la nuit tombe, vous laissez monter dans votre coeur la haine de la voisine, vous souhaitez qu'elle disparaisse, au moins qu'elle quitte le quartier.
— Mais non, mon Père, notre papa était catéchiste et nous a appris qu'il ne fallait haïr personne. Cette voisine, nous ne lui voulons pas de mal. Ce que nous demandons, c'est qu'elle cesse ses agissements contre nous !
— Alors, troisièmement [à vrai dire, je ne passe à ce stade que si je connais assez la personne pour la juger apte à suivre mon conseil, de crainte que cela ne fasse qu'accroître son angoisse], voici ce que vous allez faire : vous allez rendre visite à votre voisine et lui montrer votre bonne volonté par un geste de gentillesse.
— Mais ce n'est pas possible ! [Son visage prend une teinte ardoise, symptôme d'une grande émotion.] On dit qu'être aimable avec ce genre de personne, c'est se jeter dans la gueule du loup, ça lui donne plus de prise sur vous... Cela fait deux ans que je prends sur la gauche en sortant de chez moi pour ne pas passer devant sa maison.
— Vous êtes chrétienne. Essayez et vous verrez... »

Elle est partie la tête basse, après la courte prière que nous avons faite. Après coup, j'ai regretté de lui avoir donné cette directive, me disant qu'elle n'était pas de taille à la suivre. Mais, à ma grande surprise, je l'ai vu revenir un mois plus tard, seule toute ragaillardie. Que s'était-il donc passé ?

« — Nous avons prié en famille, et j'ai fait ce que vous m'avez dit : j'ai été voir la voisine pour l'inviter à mon anniversaire
— Elle est venue ?
— Elle est arrivée un peu en retard et a voulu poser son sac à main dans notre chambre à coucher, mais nous ne l'avons pas laissé faire !
— Vous avez raison, Jésus a dit d'être prudent comme le serpent mais de rester simple comme la colombe (Mt 10,16)...
— Elle est restée jusqu'à la fin de la fête et a mangé avec nous. Maintenant je passe devant chez elle et je me sens mieux. Les enfants sont calmes la nuit, et leurs notes s'en ressentent déjà. Il reste mon mari qui n'a toujours pas de travail !
— Vous lui direz qu'il n'y a plus cet obstacle mystique à ce qu'il en trouve, à condition de sortir pour en chercher avec ses pieds. »

Analysant ce qui s'était passé, je me suis dit que le geste de cette chrétienne — fort coûteux pour elle — s'apparentait à « cet amour (téméraire) des ennemis » que fait découvrir l'Evangile. Rien de l'acte de charité qui satisfait la conscience sans armer le coeur. Pour autant que j'aie pu m'en rendre compte elle avait puisé dans son initiative plus d'énergie que si elle était entrée dans une spirale de haine. Vécu de cette manière l'amour chrétien peut se révéler — pour reprendre la formule célèbre — vraiment plus fort que la haine. Je comprends Madame Flora, mais je ne la suis pas dans sa stratégie. Avec elle, je reconnais qu'on n'aide pas les faibles en les apaisant par de bonnes paroles mais en leur fournissant plutôt une nouvelle source d'énergie Laquelle ? Là, nous différons. En d'autres termes, il ne suffit pas de sécuriser son prochain, encore faut-il l'aider à se structurer. Là, nous nous accordons.


Le pain de vie


De tous les thèmes qu'il m'est donné d'aborder avec mes visiteurs, le plus fréquent est celui de la nourriture. Il ne se passe guère de jour sans que j'aie à jouer sur ce registre au point de m'en lasser. C'est que le manger est l'une des métaphores les plus parlantes. « Manger » renvoie aussi bien à se nourrir qu'à être mangé, à être dévoré. La psychanalyse s'est nourrie, si je puis dire, de ce thème, la sagesse traditionnelle aussi. Une matière on ne peut plus émotionnelle ! C'est pourquoi je pars du mot et de ce qu'il représente, je me base sur lui pour tenter de délivrer mes visiteurs de la peur. Et je n'ai aucun mal à trouver dans la vision chrétienne les représentations libératrices qu'il faut car la nourriture y tient une place centrale.
Je fais subir aux personnes dont je lis l'angoisse un petit interrogatoire. Je commence donc par leur demander ce que le prêtre ou le pasteur leur donne à manger et à boire quand ils vont communier. Du pain ? Du vin ? Seulement cela ? « Le corps et le sang du Christ », finit-on par me répondre. Oui, et qui est le Christ ? Là, je reçois de bonnes réponses, mais pas tout de suite celle que j'attends : « C'est Jésus, c'est le Seigneur, notre Sauveur... » « Et encore ? », dis-je, désireux de faire durer la recherche. Finalement j'obtiens : « C'est le Fils de Dieu. » Et je précise : « Dieu le Fils. Quand vous communiez, vous mangez donc Dieu lui-même ! » Un temps d'arrêt, hésitation et acquiescement. « Avez-vous réalisé cela ? » Silence. J'en arrive enfin à la dernière question à laquelle on me donne toujours la bonne réponse : « Et si vous mangez Dieu, qui peut encore vous bouffer ? » J'ai droit à un temps de recueillement, à un hochement négatif de la tête avant de m'entendre répondre : « Personne ! » Secondes de silence — de communion dans le silence — qui sont notre récompense.
Chaque fois, je souhaiterais aller plus avant et suggérer à mes visiteurs d'achever le grand geste libérateur du Christ en se donnant à manger aux autres à leur tour, mais je suis retenu de le faire le plus souvent. Ne serait-ce pas trop demander pour une première rencontre ? S'ils reviennent me voir plus apaisés, je pourrai achever le mouvement. Mais, d'ordinaire, on ne va consulter le même devin qu'une seule fois !

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Un évêque camerounais, à qui je faisais part de mon ministère, m'a dit simplement : « Terminez toujours par un acte ! » Je me suis demandé de quel acte il pouvait bien s'agir. J'ai compris qu'il m'engageait à toujours finir l'entretien par une prière. En effet, c'est cela que mes visiteurs attendent de moi. Si je l'oublie, ce qui est rare, ils me le rappellent. Je n'ai pas prié plus tôt avec eux parce qu'il me fallait d'abord voir quelle était la raison de leur venue. Autrement, la prière pourrait être un acte magique, un geste déterminant qui ne les engage pas. J'adresse à Dieu l'essentiel de ce que nous avons découvert ensemble et lui demande son assistance et sa protection pour parvenir à mieux vivre dans cette ville cruelle qu'est Douala. Il m'arrive d'imposer les mains et de bénir l'eau. A la différence de plusieurs confrères, je m'en tiens à ces seuls gestes aussi bien pour me maintenir dans le style plutôt sobre de la divination traditionnelle, dont je m'inspire, que pour ne pas m'éloigner de la pratique de mon Eglise. Parfois m'apparaît derrière eux en filigrane le visage souffrant du Christ. J'entends dire que je guéris. Je doute qu'il faille l'imputer à moi tout seul. Je considère ma pratique comme une étape sur un parcours thérapeutique et religieux, sachant que mes visiteurs pourront poursuivre leur quête de la guérison ailleurs. Je tiens à me maintenir dans les limites déjà larges du ministère de l'hospitalité spirituelle.



1. Une autre tradition spirituelle de « voyance » chrétienne prend sa source au tout début du monachisme avec le moine Antoine du Désert (rv siècle). Un voyant (dioralikos : « celui qui voit à travers ») est autorisé 1 être moine et à exercer à conclusion de se plier à l'obéissance (cf. Athanase d'Alexandrie, La me d'Antoine, Cerf, 1994, p. 228).
2. J Benoist, Anthropologie médicale et société créole, PUF, 1993, p. 214.
3. Cf. « Ah ' la féline, la sale voisine », Terrain, n° 14, mars 1990