Où est Dieu ?

Où est Dieu ?
Sur chaque porte d'église,
nous avons cloué
son portrait-robot,
celui de l'absence.1
 

En 1944, de la prison de Tegel, Dietrich Bonhoeffer écrit à son ami Eberhard Bethge : « Le Dieu qui nous fait vivre dans le monde, sans hypothèse de travail Dieu, est celui devant qui nous nous tenons constamment. Devant Dieu et avec Dieu, nous vivons sans Dieu. »2 Cette position dévolue aux « chrétiens majeurs » que Bonhoeffer appelait de ses vœux n'est tenable que dans l'assurance que leur soit manifestée la « présence réelle » de cet absent, par-delà le simple sentiment d'une perte ou la nostalgie des évidences passées.

Certes, n'en déplaise à ceux qui cherchent à le ventriloquer, Dieu ne répond pas à l'appel comme un collégien le jour de la rentrée. Il ne répond pas présent comme s'il était à notre disposition. Si Dieu est Dieu, Nom de Dieu !, le Tout-Autre autrement qu'autre, qui sommes-nous pour décider de sa présence ou de son absence ? Qui sommes-nous pour prétendre le convoquer là où nous l'attendons ou, à l'inverse, l'assigner à résidence dans le silence de son absence ? Certes, nous ne le savons que trop : son nom, qui jadis apparaissait encore dans les avis de décès postés par Nietzsche, s'est effacé dans un grand vide, quand bien même les fondamentalistes de toutes espèces continuent de l'épeler à coups de kalachnikov ou de pieuses éructations. « Dieu » n'est plus qu'« un vide-fantasmes, vide-détresses-et-effrois, vide-orgueil sans fond, manipulé comme un coupe-faim de la pensée… un coupe-feu dressé face aux assauts des questions toujours se relevant, un coupe-vent pour se blottir à l'abri de l'angoisse du doute. Certains parviennent même à l'aiguiser en redoutable coupe-coupe pour faire le tri et le nettoyage dans la cohue humaine. Dieu miroir, Dieu écran, Dieu cachette, Dieu cachot, Dieu couteau ou machette, explosif ou à tir automatique, Dieu justicier ou auréolé de haine et de fureur »3.

Les prophètes du retour de la religion en sont pour leurs frais : la religion est revenue, mais sans Dieu, comme ultime indice de sa disparition. Dieu ne revient pas, il est même le grand absent des « bondieuseries » qui s'autorisent de lui « pour donner à nos "valeurs" un semblant de légitimité »4. Les croyants seraient-ils donc condamnés à jouer les veuves éplorées ? Où donc est leur Dieu ? Sauf à sombrer dans l'indifférence générale ou à se laisser fasciner par le vide, il faudra bien que ce soit lui-même qui le leur dise !

Et si ce qui nous arrange bien de nommer « absence » n'était que le trop-plein de l'écrasante présence de nous-mêmes et de tant de présences qui nous envahissent : « Vacarme des médias, anonymat des foules solitaires, soucis accumulés, des plus futiles aux plus pressants, nature dont la beauté elle-même devient muette, temps qui engloutit nos vies : il y a des trop-pleins qui sont bien vides et nous droguent, que cela nous anesthésie ou nous excite. »5 Et si le prétendu silence de Dieu n'était autre que sa parole étouffée par le bavardage universel, sa voix brouillée par les borborygmes de la communication ? Comment cette omniprésence pourrait-elle laisser place à une épiphanie ? Pour que se présente une véritable présence, un vide en nous doit s'offrir à sa manifestation, « un retrait confiant, hospitalier, sans brusquerie », comme l'écrit Jean-Louis Chrétien6. Il y faut ce « trou » qui fait image dans le poème de Jean-Pierre Lemaire :

Ils avaient rebouché le trou
à l'intérieur d'eux-mêmes
et quittaient Jérusalem
Quand l'inconnu les rejoignit,
le soir sur la route,
et leur parla des Écritures.
Quelque chose en eux
remua profondément.
À l'auberge, il disparut.
Comprenant enfin,
ils s'aperçurent qu'en eux-mêmes,
le trou était ouvert.7

Dieu caché

Mais pour sûr tu es un Dieu qui se tient caché.
Isaïe 45,15
 

Faire le vide, c'est laisser au Dieu caché la possibilité d'ek-sister8, c'est faire à Celui que nul n'a jamais vu la grâce d'une possible entrevue. Car Dieu ne s'impose pas, il ne fait pas peser sur l'homme le poids de son être. Pour exister, il s'en remet à l'hospitalité que l'homme lui offre, à la foi patiente de celui qui confesse son nom, au désir ardent de celui qui le cherche et l'invoque : « Seigneur montre-moi ton visage, révèle-moi ta présence. » Prière que Dieu n'exauce qu'en son retrait. Tel est le mystérieux paradoxe de la vie spirituelle : il s'agit de faire de la place à un Dieu qui, le premier, nous a laissé toute la place, qui a, selon la célèbre formule du poète Friedrich Hölderlin, « créé l'homme, comme la mer a fait les continents, en se retirant », s'en remettant ainsi à sa liberté créatrice.

Mais, poursuit la prière de l'Église, « comme il avait perdu ton amitié en se détournant de toi, tu ne l'as pas abandonné au pouvoir de la mort. Dans ta miséricorde, tu es venu en aide à tous les hommes pour qu'ils te cherchent et puissent te trouver »9. Les Écritures racontent cette incessante « venue en aide » du Dieu de l'Alliance qui ira jusqu'à épouser la condition humaine pour, contre toute attente religieuse, se donner à voir sous les traits de son Verbe crucifié, le Christ Jésus qui s'est vidé de lui-même, dans un radical abandon, pour qu'en ce dépouillement soit attesté « au ciel, sur terre et aux enfers » la gloire de Dieu10. C'est cette kénose du Christ que le tombeau vide du matin de Pâques donne à voir, présence réelle de celui qui s'est absenté de son absence pour être avec nous « tous les jours jusqu'à la fin du monde »11. Il était, il est et il vient surprendre nos attentes comme un voleur, nuitamment, à l'improviste, « furtivement », comme le dit si bien Jean-Louis Chrétien. « Est furtif ce qui vient sans rendez-vous (or la subjectivité ne reçoit guère que sur rendez-vous), sans qu'on l'ait vu venir et, pourtant, faisant paraître tout ce qu'il aura traversé d'ombre jusqu'à l'aube de son surgissement. »12 Le poète Gilles Baudry parle lui aussi d'« un Dieu furtif qui s'approche à pas de porcelaine. Comment savoir si c'est bien lui ? Réponse du poète : "De l'âme d'un violon oseriez-vous relever les empreintes digitales ?" »13.

Dieu est un poète

Donne-moi chaque jour une petite ligne de poésie, mon Dieu, et, si jamais je suis empêchée de la noter, car n'ayant plus ni papier ni lumière, je la murmurerai le soir à ton vaste ciel. Mais envoie-moi de temps en temps une petite ligne de poésie.14

Car Dieu est poète. Il écrit sur le sable. Il parle la langue du vent et des océans ; dans la brise légère du soir, il fait entendre « sa voix de fin silence »15. Et, au poète qui lui prête attention, il en fait la confidence :

 

J'éclate tellement dans ma création. […]
Dans la lumière et dans les ténèbres.
Et dans le cœur de l'homme, qui est
ce qu'il y a de plus profond dans le monde. […]
J'éclate tellement dans ma création.
Dans tout ce qui arrive aux hommes,
et aux peuples, et aux pauvres.
Et même aux riches. […]
Et dans tout ce qui est arrivé à mon fils.
À cause de l'homme.16

Dieu est poète, mais comment comprendre ce qu'il nous dit en son silence, comment déchiffrer les petites lignes de poésie qu'il nous envoie, comment discerner les crépitements de sa présence si ne s'éveille en nous le poète que nous sommes à son image ? Chrétiens, mettons-nous « en état de poésie », car il existe une mystérieuse accointance entre poésie et Évangile, « en ceci que tous deux "font place" à autre chose : les surprises de la vie (sans lesquelles, dit Baudelaire, il n'y a pas de vraie beauté), la rencontre, une vérité qui n'apparaît qu'aux "pauvres de cœur", la venue discrète de Dieu en notre monde ; autant d'ouvertures qui "donnent de l'air" à ce monde souvent menacé d'asphyxie »17. La poésie, quand elle se tient au bord du mystère, accorde le croyant à la discrétion de Dieu dont le souffle imperceptiblement effleure la mèche qui fume encore et ranime tant de versets desséchés par l'habitude.

Tous les grands mystiques ont été des poètes. Les poètes, eux, ne sont pas tous des mystiques. Mais tous ont en commun d'être en quête de la « présence ». Et beaucoup sont sensibles aux « antiques rumeurs de la Bible »18. Les poètes savent d'instinct que le vrai lieu de la présence n'est pas à chercher au-delà du sensible, au-delà de la finitude, dans l'abstraction des concepts qui, si nécessaires soient-ils à la pensée et à l'action humaines, nous séparent de la pleine présence des choses et des êtres. À cet égard, les poètes, qu'ils soient croyants ou non, seront toujours de précieux pédagogues pour la foi chrétienne qui confesse un Dieu incarné, manifesté dans la chair, qui a pris le risque de l'immanence et auquel rien de ce qui est humain n'est étranger.

Un Dieu dont la présence peut se manifester de mille façons, dans la contemplation de la nature ou dans la prière la plus aride, dans la profondeur des choses ou la légèreté d'un bonheur soudain, dans la douceur d'une affection ou dans le pur silence… Pour peu que nous soyons aux aguets, comme le poète « guettant à chaque mot le déclic du cœur / qui ferait tourner la nuit sur ses gonds / et nous ramènerait à l'endroit du monde / à la lumière où nous serions présents »19. Son impatience de surprendre la présence toujours fugitive au cœur de la triste objectivité du monde se soumet à la patience des mots qui en savent plus que lui parce qu'ils sont lestés de mémoire et ouverts à des sens inédits, comme le sont les mots de l'Écriture pour qui les scrute.

Dieu dans nos abîmes

Et toi, petit enfant, tu demandais : qui frappe le roi,
Lorsque tu vois, sur le trône, levant sa face innocente,
Un Christ qui te regarde avec tant de douceur,
Alors que, sans même le savoir, tu viens de le blesser.20
 

La grâce de la poésie, c'est de percevoir la réalité non comme des « choses », mais comme des « présences ». Et, ajoute Yves Bonnefoy, « éprouver la présence dans ce qui est, comme la poésie y incite, c'est aussi l'éprouver dans les autres êtres humains »21. Une incitation sur laquelle ne peut que renchérir le croyant quand l'autre devient pour lui sacrement du Christ, quand le visage souffrant d'autrui le met en présence de la Sainte Face : « Alors que j'avais cherché Dieu du côté du soleil, je me suis aperçu qu'il était descendu dans notre vallée perdue, dans notre chair souffrante ; que la Sainte Face était terne, et que le Ressuscité n'avait pas d'ailes. Ce Dieu-là seul était capable de rejoindre un homme au fond de certains abîmes. »22 Oui, ce Dieu-là n'est peut-être jamais aussi proche qu'aux heures de déréliction, quand plus aucune voix ne se fait entendre, aussi présent que là où se creuse l'absence. Pour qui sait les entendre, les chants d'amour les plus désespérés, les cris de colère de l'homme humilié, les thrènes des endeuillés, les blasphèmes des révoltés, la complainte des exilés bruissent du souvenir de son alliance immémoriale et du pressentiment que « derrière l'horreur plus basse que la bassesse, / se cache sous la verdure d'or de la beauté, / l'humilité où se fond la divine douceur »23.

1 Anise Koltz, Somnambule du jour, Gallimard, « Poésie », 2016, p. 75.
2 D. Bonhoeffer, Résistance et soumission, Labor et Fides, 2006, p. 41.
3 Sylvie Germain, Rendez-vous nomades, Albin Michel, 2012, pp. 65-66.
4 Michaël Foessel, « Dieu, cet absent des bondieuseries », Esprit, novembre 2018, p. 80.
5 François Bousquet, « Une "présence-absence" qui ouvre l'avenir », Christus, n° 160, octobre 1993, p. 418.
6 J.-L. Chrétien, Promesses furtives, Minuit, 2004, p. 23.
7 Jean-Pierre Lemaire, « Les pèlerins d'Emmaüs », Les marges du jour, La Dogana, 1981, p. 74.
8 « Exister, n'est-ce pas ek-sister, sortir (ek-) du simple sistere ? […] Ne serions-nous pas alors en droit de parler d'abord d'ek-sistence à propos de Dieu lui-même ? D'un Dieu qu'il nous faudrait ek-sister pour qu'il existe ? De parler d'un Dieu qui n'existe pas tant qu'il n'a pas ek-sisté ? » Adolphe Gesché, « Le manque originaire », Et si Dieu n'existait pas ?, sous la direction d'Adolphe Gesché et de Paul Scolas, Cerf – Université catholique de Louvain, 2001, p. 22.
9 Prière eucharistique IV.
10 Philippiens 2,6-11.
11 Matthieu 28,20.
12 J.-L. Chrétien, op. cit., p. 22.
13 Gilles Baudry, Versant du secret, Rougerie, 2002, p. 81.
14 Etty Hillesum, Les écrits d'Etty Hillesum, Seuil, « Opus », 2008, p. 736.
15 1 Rois 19,12, selon la traduction d'Emmanuel Levinas.
16 Charles Péguy, Le porche du Mystère de la deuxième vertu, Œuvres poétiques et dramatiques, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2014, pp. 629-632.
17 Jean-Pierre Lemaire, Le baptême d'Icare, Lessius, 2018, pp. 56-57.
18 A. Koltz, op. cit., p. 233.
19 J.-P. Lemaire, Les marges du jour, La Dogana, 2011, p. 72.
20 Philippe Delaveau, Eucharis, Gallimard, 1989, p. 155.
21 Y. Bonnefoy, L'inachevable. Entretiens sur la poésie 1990-2010, Albin Michel, 2010, p. 319.
22 J.-P. Lemaire, Le baptême d'Icare, p. 11.
23 Jean Mambrino, Les ténèbres de l'espérance, Arfuyen, 2007, p. 32.