Il n’est pas étonnant dès lors que ce matin j’en retrouve les dimensions et le message dans l’Evangile qui l’a nourri chaque jour. C’est pourquoi je veux tenter de relire dans ce texte des Béatitudes le secret de la liberté dont le père Sommet a vécu et qu’il nous livre par-delà la mort.
Car une première coïncidence s’impose entre Jacques Sommet et l’Evangile : c’est l’accord entre l’ampleur de la promesse qui nous est faite quand nous lisons : « Heureux, bienheureux » et l’espérance illimitée de Jacques Sommet en l’homme. « Bienheureux », ce premier mot des Béatitudes qui ont bouleversé le monde jusqu’au fond des camps de la mort, « bienheureux », cela ne dit pas : résignez-vous, renoncez à toute inquiétude, acceptez les fatalités et, à la limite, les esclavages et vous ne craindrez rien. Nous pouvons nous souvenir que « Bienheureux » dans les Béatitudes signifie, au contraire, une promesse et un programme. La promesse, c’est que l’homme ne doit jamais renoncer à l’espérance car il est appelé par quelqu’un qui ne désespère jamais de lui. Aussi n’est-il ni situation ni homme, si dépossédé qu’il soit, qui ne puisse se relever.
Mais à l’espérance il faut un terrain et c’est dans chaque terrain de l’aventure humaine que les Béatitudes évangéliques permettent d’avancer.
L’Evangile commence par aborder le plus défoncé des terrains. Par une sorte de paradoxes il entend d’abord apporter l’espoir aux humiliés, c’est-à-dire à tous ceux que blesse la vie. Et le texte des Béatitudes d’évoquer les pauvres de cœur parce que leur cœur a été brisé et par l’oubli et par le mépris, et ceux qui pleurent, et ceux qui sont persécutés pour la Justice – et même parfois les victimes de la justice !
Lorsque Jacques Sommet est devenu recteur du scolasticat de Fourvière, il s’est employé, avec son grand ami le père Jacques Guillet, alors préfet des études, à remotiver un corps professoral durement éprouvé par les conséquences de l’encyclique Humani Generis. Devenu préfet des études à Chantilly, il n’a pas son pareil pour marcher à côté d’hommes encore jeunes et tenter de découvrir quel est leur terrain, où est leur trésor.
Aussi bien, rien n’oppose dans l’Evangile la promesse aux humiliés à la promesse aux combattants. C’est là une autre catégorie humaine dans la grandeur et la noblesse : ne lisons-nous pas dans les Béatitudes, le courage souhaité à ceux qui luttent pour la justice, qui cherchent à construire la paix, à ceux qui traversent les persécutions. Tout en enseignant et en continuant à travailler la pensée de Marx et des post-marxistes, dont il est un éminent spécialiste, le père Sommet est responsable des prêtres ouvriers jésuites des provinces jésuites qui sont en France. Je l’entends encore, comme si c’était hier, me raconter comment le père Jean Lacan participe à des confrontations franches avec les acteurs de la vie civile dans la cité ouvrière d’Ivry.
Mais il y a dans l’Evangile des Béatitudes encore une étape à franchir, pour que s’accomplissent le bonheur des humiliés et la force des militants : à mesure que ces efforts sont vécus, une libération doit dénouer les servitudes ultimes. Pour être des « libérés », les hommes ont à découvrir, puis à vivre, ce qu’il faut bien appeler l’amour sans conditions des uns pour les autres.
L’Evangile évoque ce groupe de « libérés » et c’est le fond du paradoxe : bienheureux serez-vous enfin si vous êtes des doux, si vous prodiguez inlassablement le pardon sans mièvrerie ni faiblesse, mais dans l’exigence d’une vérité réciproque ; si vous avez, en un mot, le cœur pur de tout repli sur soi, de toute domination sur les autres. N’est-ce pas là qu’il faut entendre le message ultime de Jacques Sommet.
Loin de penser que le pardon est mort dans les camps de la mort, Jacques Sommet est exigeant. Pardonner oui, c’est indispensable, mais dans la justice, la réparation de telle sorte que l’homme puisse changer, revenir sur ce qu’il a fait. Le père Sommet disait volontiers : « J’ai le devoir de ne jamais mettre la personne dans l’impossibilité de se redresser. »
Beaucoup en ces jours, où le souvenir reflue en raz-de-marée dans nos mémoires, revoient des moments vécus avec lui. D’autres qui ne l’ont pas connu ont été marqués à vie par les trois livres-entretiens : L’honneur de la liberté, Passion des hommes, Pardon de Dieu et L’Acte de mémoire 50 ans après la déportation.
Sous divers modes, Jacques Sommet a été parmi nous le témoin qui a su apporter à chacun, dans la franchise et l’amitié, ce « petit rien » d’attention, en quelque sorte infini, par quoi chacun se sait reconnu comme unique et pour toujours. Par là rien n’est ajouté au monde sinon ce qui fait de la vie quotidienne, de la vie des gens des rues, une fête de liberté. N’importe quel petit bien est immense par rapport à l’énormité du mal.
Une telle présence à chacun se paye de l’absolue remise à Dieu que nous appelons prière. La pratique quotidienne de la prière a conduit Jacques Sommet, à la suite de Jésus, à la solitude adorante sur la montagne ainsi qu’au silence de dedans dans le dépouillement du cœur pour l’ouvrir aux autres.
Parce que Jacques Sommet a su ouvrir son cœur à tous, nous ne formons, ce matin, « qu’un cœur et qu’une âme », dans l’espérance que la même force en nous survivra. Puissions-nous repartir avec au fond de nous cette conviction et cette décision : il n’est de vigueur chrétienne, il n’est de service humain que là où l’Evangile et la conscience droite invitent les uns et les autres à se mettre debout, à être des hommes libres !
 
Jean-Marie Glé, s. j.
Le 27 octobre 2012,
En la chapelle de la maison Saint-Jean à Lille.