C’ était au temps de l'actualité en noir et blanc. Il y avait déjà des caméras de télévision pour filmer l'abaissement de l'homme par l'homme. Et pour l'exhiber, supplice antique. La scène se passait au Congo, que l'on n'appelait pas encore « Congo-Kinshasa » ou « Zaïre », mais « Congo ex-Belge ». A l'arrière d'un camion, sur la plate-forme où s'entassaient quelques militaires surarmés, un homme échevelé, les mains attachées derrière le dos, était saisi aux cheveux par un soldat qui lui tirait la tête vers l'arrière. Pour qu'il ne puisse pas pencher son visage vers l'avant et dissimuler ainsi ses traits à l'oeil des caméras. Scène sans parole, sans cris, sans « bruitage », sans son. Mais on devinait le : « Allez ! montre-toi, montre ta gueule, salopard ! »
L'homme était célèbre dans toute l'Afrique, et il avait incarné un espoir pour beaucoup. Jusque-là, il portait des lunettes cerclées d'écaillé. On les lui avait évidemment arrachées, comme pour dénuder son regard à lui. Cet homme s'appelait Patrice Lumumba. Dans quelques heures ou quelques jours, il serait exécuté, loin des regards.
C'était en 1961.
Pourquoi cette image est-elle la première à nous venir en mémoire pour évoquer l'humiliation ? Peut-être en raison de l'âge qu'avait alors (quinze ans) celui qui l'évoque ici. Peut-être aussi parce qu'il était bien trop jeune (un bébé dans le ventre de sa mère !) pour avoir vu, à l'époque où elles avaient eu lieu, les scènes de femmes tondues promenées en punitives processions dans les villes libérées de la France, sous le regard haineux et les poings tendus de quelques habitants et les sourires sarcastiques de ceux qui les traînaient par les rues de la douce France. Peut-être l'image de Lumumba, aussi, l'avait-elle marqué parce qu'il était suffisamment jeune encore pour ressentir dans ses souvenirs d'enfant récent ce qu'avait représenté (une fois, mais une suffit) l'humiliation du « piquet ». La montée vers le bureau du maître (ou était-ce une maîtresse ?) dans l'allée du milieu, parmi les copains silencieux, respectueux ou pouffant. La posture, dos tourné à la classe, « au coin », tandis que le maître (ou la maîtresse...) reprenait le cours normal des choses — lui, exclu, montré, sorte de meuble d'angle sans plus aucune existence, sentant seulement les regards sur sa nuque blonde, ses épaules frêles.

Mises en scène


L'humiliation est d'abord une mise en scène de l'abaissement. Il y faut des regards baissés, apeurés. Et des regards dardés, comme des flèches, comme des lampes-torches. Elle n'existe qu'à peine sans la médiatisation qui toujours l'accompagne. Et cette médiatisation ne date pas du temps des « médias ». Le pilori fut longtemps (jusqu'à sa suppression, en France, en 1789) une forme évidente de mise en spectacle de l'humiliation. Une exposition plus ou moins longue aux yeux des passants, des badauds accourus, était même considérée, dans le cas de certains délits, comme l'essentiel de la peine. A Paris, cela se passait dans le quartier des Halles : populeux, donc « audience » assurée. Pas de prison pour ces « semi-délinquants », comme on ne disait pas encore ; non, il suffisait de convoquer le regard des foules.
Punition par l'exhibition.
Il ne suffit pas aux bourreaux, il ne suffit pas aux systèmes punitifs, il ne suffit pas aux potentats de toute puissance indue de sanctionner discrètement une attitude, de punir dans l'ombre des comportements, de « mettre à l'ombre ». Il faut que cela se sache, il faut que cela se voie. La force des forts, quand le faible (parfois un ancien fort : Ceausescu, Saddam Hussein) est tombé, se renforce de l'alliance, de l'appui, de la complicité des yeux. De nos yeux, quand nous sommes du « bon côté ». Cette convocation entraîne toujours, et dans toutes les civilisations, une sorte de parcours de l'humilié. Un trajet. Une Via dolorosa.
Suppliciés chinois promenés dans toutes les villes de l'Empire avec, sur le carcan de bois qui enserre leur cou, les mots qui résument leur infamie. Candidats à la guillotine effectuant dans le Paris révolutionnaire le trajet ultime et lent dans des charrettes découvertes, debout, en chemise, sous les huées ou parmi les pleurs (selon le sentiment du public du moment). Forçats enchaînés les uns aux autres, dans les rues de Toulon, défilant en guenilles devant le peuple mi-inquiet mi-ravi avant de rejoindre les navires qui les conduiraient au bagne. Réfugiés,du vaste monde contemporain, et son semis de guerres absurdes, déroulant, dans la lenteur de leur exténuation et la lourdeur de leur misérable paquetage, l'interminable file indienne du déni de leur humanité. Et nous sommes là, par caméras postées aux bons endroits, les spectateurs mi-compatissants mi-fascinés de leur abaissement. Et nous sommes des dizaines de millions de badauds à les regarder sur leur trajet de poussière et de sang.
L'humiliation est double. Elle a deux faces. Il y a l'humiliation passive (le sentiment de l'humilié, son ressenti). Il y a l'humiliation active (le fait d'humilier, la procédure d'humiliation). Il y a les humiliés, mais il y a aussi ceux que l'on pourrait appeler... Comment, au fait ?
Les humiliants, les humilieurs, les humiliateurs ? Le mystère de ceux-ci n'est pas dans la panoplie des formes de l'humiliation, il est dans le besoin, universellement répandu chez eux, de cet affichage de l'humilié. Comme s'il n'y avait d'acte d'humiliation, d'humiliation réussie, qu'à proportion du public qui y aurait assisté.

Le partage du regard


D'où vient ce besoin de montrer, exposer, exhiber ? Sûrement pas de la honte ! A moins qu'il ne s'agisse d'élargir au maximum le cercle de ceux qui devraient la partager pour soulager d'autant le bourreau. Au contraire, il semble bien y avoir, dans ce dispositif monstrueux de « monstration », comme un besoin de se vanter de ce que l'on fait subir. On ne saurait expliquer autrement l'incroyable sottise des soldats américains qui, à Abou Graïb, non contents d'humilier « entre eux », si l'on ose écrire, des détenus irakiens, ont éprouvé le besoin de les photographier, le pied des bourreaux posé sur les victimes comme celui du chasseur sur la dépouille du lion ou du tigre. L'humiliation active a sa fierté, celle de l'humiliant, posant pour la photo, le pied posé sur une dépouille.
Résumons : l'humiliation est une scène, une mise en scène, une mise en spectacle. Elle ne peut se passer d'aucun des deux éléments de la scénarisation que sont les acteurs (l'humiliant et l'humilié) et le public (nous, désormais, grâce à la télévision, nous tous). Si ce besoin du partage du regard s'est imposé dans toutes les civilisations, bien avant l'invention des regards électroniques et multiplicateurs que sont les objectifs des appareils photos ou les caméras de télévision, c'est bien qu'un besoin interne, dans le dispositif d'humiliation, requiert la participation de ceux qui ne sont, en principe, pour rien dans ce qui se passe.
Pour rien ? Voire. Si le bourreau se cherche des complicités dans le peuple des braves gens, n'est-ce pas qu'il sommeille, au fond de chaque être humain, derrière le plus compatissant des compatissants, une esquisse de bourreau, un potentiel de puissance, de nuisance, de déni de l'autre, et ce vague soupçon que, dans l'abaissement de l'autre, je m'élève ? Ambivalence extrême, inavouable, de notre regard sur les humiliés. Dans l'évitement (regarde-t-on jamais dans les yeux un SDF qui vous regarde, lui, ce reproche vivant ?) ; dans les larmes mêmes qui se fraient un chemin tandis que le regard ne parvient pas à se détacher des images « terribles » et des « scènes difficilement soutenables » dont l'annonce prétendument prophylactique est une manière d'attirer plus sûrement le chaland ? Fascination, « sidération » devant les images en boucle qui reviennent à la mémoire quand elles ne passent plus à la télévision.
Si tout homme était d'un bloc, en noir ou en blanc, il n'y aurait pas d'inconfort à élaborer une pensée autour de l'humiliation. Si nous avions toujours, tous, été soit uniquement les victimes de l'humiliation, soit seulement ses spectateurs désolés, soit (pour quelques-uns) ses purs agents, les choses seraient radicales. Ce serait trop simple. On se souvient des humiliations subies, mais qui ne se souvient aussi (loin du discours avouable) des humiliations dont il a été lui-même le metteur en scène, soit spontanément (demi-consolation), soit délibérément (pure infamie qui vous poursuit) ?
Nous avons tous été un jour en position d'humilié. Nous avons tous un jour été en position d'humilier. La mise en spectacle peut relever d'une délibération de la volonté (perversité méthodique pour les besoins de la vengeance ou de la domination) ou de l'organisation inconsciente d'un « système ». Personne, au grand jamais, dans le système hospitalier, n'a jamais décidé qu'il faudrait humilier les patients. Il n'y a jamais eu de décret en ce sens. Or, chaque jour, des milliers de malades sont humiliés, dénudés, transbahutés dans les couloirs, visionnés par les passants, les familles. Ils sont même étiquetés, comme par des panonceaux sinon d'infamie du moins qui les rendent à un statut d'objet, de colis fragile, plutôt que de sujet.
OEil, toujours, des « regardants » pas forcément méchants, mais pointés vers la surface des êtres sans souci de leur existence propre. Cours dispensés devant les troupes d'externes. Discours sur le malade, en sa présence, sans qu'il soit lui-même objet de la moindre interpellation directe. Sans qu'il soit considéré comme sujet communicant.
« Vous lui mettrez deux fois par jour des comprimés de ceci ou des doses de cela. »
Humiliation quotidienne de ces parcours d'hôpital (exemple parmi d'autres), sans bourreau avéré ou identifiable. Toujours la mise en oeuvre du processus de l'humiliation se fonde sur l'existence d'un regard d'autrui. Il n'y a pas d'humiliation dans l'intime. Il n'y a pas d'humilié à ses propres yeux. L'humilié ne se sait et ne se sent humilié que par la pression des regards, compatissants comme sarcastiques. Car ce qui est inhumain dans l'humiliation, c'est que, si intense soit la bienveillance du témoin malgré lui, son seul regard, fut-il de charité, contribue à la scène dont il est un participant éploré.
Sur la scène de cette partie de l'histoire qu'on appelle l'actualité, nous sommes les témoins constants du grand défilé des humiliés, de l'incessante mise au piquet-pilori des souffrants du moment, des vaincus de l'histoire. Nous aurons beau pleurer avec eux, nous aurons beau trépigner d'indignation devant les images d'atroces chemins de souffrance qui nous sont proposées, jamais nous n'annulerons cette involontaire participation au processus. « La beauté, disait Gide, est dans le regard, pas dans la chose regardée. » Il en va de même pour les humiliés : l'humiliation n'est pas dans l'humilié, elle est dans le regard de l'humiliant et de ses complices passifs.

* * *

Alors, faudrait-il fermer les yeux pour s'en sortir ? Faudrait-il éteindre le poste pour ne plus commettre le délit d'assistance à bourreau en activité ? Solution hypocrite, lâche ? Ou courage paradoxal et limite ? Objection du regard, comme on dit objection de conscience ?
A l'humilié qui baisse le regard pour ne pas croiser les yeux des autres, ne peut-on offrir, comme hommage solidaire, vague pouvoir dans l'impuissance, de baisser aussi les yeux pour lui permettre, à lui, de nous regarder sans honte ? Et de nous transformer en humiliés de son regard droit ? « On est juif dans le regard des autres », affirmait Sartre.
On est humilié dans le regard des autres. Le tyran, c'est le regard.
Sachons aveugler parfois le tyran-voyeur qui sommeille en chacun de nous. Pour sauver la dignité indestructible du semblable qui palpite en chacun des autres.