Il y a deux façons de faire vivre la tradition au XXe siècle. Soit on emprunte ses habits pour parler une langue contemporaine. Soit on parle cette langue tout en y logeant les questions de la tradition. Aucune des deux ne l’emporte sur l’autre, du moment que la vie est envisagée. Les théologiens ont souvent privilégié une troisième : parler de la tradition et non dans la tradition. Il faut une bonne dose d’audace pour emprunter une des deux autres voies.

Le théologien roumain Dimutru Staniloae (1903-1993) avait choisi de parler la langue contemporaine dans les cadres de la tradition. Lorsqu’on regarde le plan de cet ouvrage volumineux, fruit d’un cours donné en 1947 à Bucarest (alors que le P. Staniloae est surveillé par la police politique), rien que de très classique : il suit les principales étapes de la vie spirituelle (purification – illumination – déification), décrit la vie ascétique dans sa lutte contre les passions et d’acquisition des vertus, puis la lente unification de tout l’être dans le coeur jusqu’à la divinisation.
Un tel chemin ne semble pas, à première vue, concerner le chrétien banal que je suis, demi-chrétien, demi-païen, totalement égaré. Et pourtant, il faut impérativement dépasser la lecture de la table des matières pour voir comment le théologien roumain conduit son dialogue entre les Pères grecs (surtout Maxime le Confesseur), la Philocalie et les penseurs les plus contemporains (pour lui), de Maurice Blondel à Heidegger, en passant par Max Scheler ou l’injustement oublié Ludwig Binswanger, ce disciple de Freud qui jeta des ponts avec Husserl. Et le plus frappant est que cette discussion croisée n’intervient pas dans la partie sur la « purification » des passions, la partie la plus immanente, mais la dernière partie, celle qui conduit à la déification.
Comme si pour dire les affres du péché, le langage était toujours universel et, pour énoncer la lumière du Salut, il fallait renouveler le langage. De ce dialogue, les Pères comme les modernes ressortent comme rajeunis, arrachés à la sclérose intellectuelle et revivifiants.
C’est donc à une conversion de lecteur que ce livre, qui n’est pas tant une théologie de l’ascèse qu’un traité d’ascèse, nous invite. Et peut-être une conversion du lecteur.
Franck Damour