Comment expliquer ce paradoxe? Par le long récit familial qui constitue son milieu. Servi par un extraordinaire photographe qui sait rendre le grain de la chair et habiller de couleurs lumineuses le quotidien d’une famille texane, Mallick offre à nos yeux une chronique d’une Amérique ordinaire des années 50. Il choisit - et c’est là tout son pari – de l’enchâsser entre deux moments qui élargissent singulièrement l’espace temps, rien de moins que la création du monde et la résurrection finale !
            Ce film est ambitieux, immensément ambitieux, sans doute trop ambitieux. Trop verbeux par instants, mal monté à d’autres, il ne manque pas pourtant de toucher. Et en profondeur. Car, dans ces scènes de la vie d’une famille comme il y en eut d’autres, surgissent des instants de grâce pure. Les acteurs y sont excellents et les plans superbes d’humanité. Outre Job, le film s’ouvre par une voix off qui met en contraste le monde de la nature et celui de la grâce. Entre le père autoritaire mais aimant et la mère douce mais non sans poids, deux garçons grandissent et nous ne connaissons que les pensées intérieures de l’un d’entre eux, le narrateur. Mais qui est la nature et la grâce ? Le père plus religieux, catholique pratiquant, semble représenter le pôle de la foi religieuse tandis que la mère semble incarner de tout son être le service de la vie ‘naturelle’. Mais peut-être faut-il inverser les perspectives ? Jessica Chastain est d’une telle grâce, à la fois persévérante, entièrement non violente, fragile et forte tout ensemble qu’elle mériterait de s’appeler Grâce. Le père quant à lui, musicien rentré, a reporté son ambition déçue sur ses fils et les invite à prendre le monde tel qu’il croit le voir : dur et compétitif. Ne mériterait-il pas de s’appeler Monde ? Et si la grâce était le cœur de la vie qui veut surgir au cœur du monde et de la nature ? Cette petite voix têtue qui jamais ne renonce à transmettre tout ce qu’elle a, tout ce qu’elle est, dans l’oubli d’elle-même ?
            Truffé de références bibliques, le film offre avec une très grande franchise une réflexion métaphysique et religieuse. En passant, il revisite certains des passages les plus fameux de la littérature spirituelle, notamment la scène du jardin où le jeune Augustin voleur de fruits fit sa première expérience du péché. Ici, le jeune garçon entre en cachette dans la maison des voisins au départ de la mère et, après avoir tout inspecté, y vole une nuisette. Tremblant de son geste, il courra la jeter dans la rivière tout en s’interrogeant : que me fera le Dieu qui me voit ? Quasiment sans paroles, cette scène est d’une étonnante justesse.
            En un mot, inachevé, voulant parler de l’essentiel, c’est lorsque Mallick laisse libre cours au jeu silencieux des acteurs et à leurs regards croisés qu’il est le plus juste. On pourra ne pas entrer dans ce film aussi ample qu’un credo mais non nier la force qu’il dégage ni la grâce lumineuse de certains gestes qui, à eux seuls, justifient le projet.

Marc Rastoin, sj