On parle de « bonne distance » dès qu'il s'agit de trouver un compromis entre l'autre et soi, une affection fusionnelle et une autonomie orgueilleuse. Sans doute le sport d'équipe contribue-t-il à cet apprentissage de la « bonne distance ».
 
L'intérêt du football, par exemple, est de rendre visible l'insaisissable dialectique qui fait cohabiter l'exaltation de l'ego avec le dépassement et l'effacement de soi au service de l'équipe et du groupe.
 

L'esprit d'équipe et le vedettariat

 

Le plus grand des champions n'est rien sans l'équipe qui lui permet de déployer ses talents, et le collectif à son tour perdrait toute crédibilité s'il ne faisait que juxtaposer des individus identiquement médiocres et dénués de la « passion de vaincre ». La « vedette » rappelle ainsi à l'équipe et la merveille d'un don – on parle par exemple du « génie » de Lionel Messi- et l'émulation nécessaire à l'intensité du jeu: le champion provoque toute l'équipe à l'imiter et à le rejoindre dans le même supplément de dépense généreuse et de talent pour vaincre avec profit l'adversaire.
 
Aussi l'équipe doit-elle avoir un modèle charismatique, un joueur reconnu dans sa capacité à « faire la différence » ; en termes de « résultats », le champion la fait triompher de « l'ennemi », l'équipe adverse qui vient défier la monstration de ses talents et de ses compétences.
 
Cependant, l'inverse n'est pas moins manifeste. Le talent exceptionnel d'un joueur peut s'avérer disproportionné à sa réputation, son surcroît de présence « sur le terrain » se traduire davantage en un festival d'agressivité qu'en une démonstration de technique sportive et de puissance physique.
 
Combien de fois des équipes nationales rassemblent-elles des vedettes non seulement incapables de jouer ensemble mais parfois visiblement hostiles les unes aux autres? Les spectateurs se voient infliger alors le sombre spectacle d'une confrontation de « fortes personnalités » impuissantes à coordonner leurs efforts et à coopérer avec fair-play. Cela montre aussi que l'appartenance civile et juridique à une même nation ne suffit pas à susciter automatiquement « l'esprit d'équipe ».
 

Une transaction entre cynisme et gratuité

 

Le sport d'équipe opère donc des transactions entre le cynisme des résultats – gagner à tout prix, défendre son image sociale – et l'angélisme d'une participation gratuite, jouer pour jouer, « pour le plaisir » et sans évaluation aucune. Le troisième terme faisant varier le curseur d'un des deux extrêmes à l'autre, c'est sans doute l'argent mais il est loin d'en être le dernier mot cependant.
 
Plus le sport d'équipe atteint les sommets de la compétition, plus il induit des enjeux financiers et économiques importants, moins il y a de place, semble-t-il, pour la gratuité en tous les sens du terme. Le partage entre les « gagnants » et les « perdants » détermine alors une sélection entre l'avoir et le non-avoir. Plus une équipe gagne et plus elle s'enrichit au détriment de ses « victimes ».
 

Une alliance pour le moins précaire

 

Tout aussi négativement, on pourrait en dire autant des joueurs à l'intérieur d'une équipe. L'équité n'y est pas de mise, l'un surjoue tandis que l'autre est sur la touche, l'un amasse la mise en scène de ses « exploits » au sein de l'équipe et la reconnaissance financière et symbolique qui l'accompagne quand un autre, loin des feux de la rampe, n'arrive bientôt plus à trouver un acquéreur sur le marché du travail. On le voit : les alliances du sport d'équipe professionnel ne vont pas toujours creuser plus profond que celles d'un arrangement superficiel entre des intérêts immédiats à l'égoïsme bien compris
 

La grâce de l'instant et l'oubli de soi

 

Cependant, la grâce de l'instant, l'oubli de soi dans le risque de perdre et de gagner peut l'emporter ou au moins sublimer les mesquineries que l'on vient d'évoquer. Elle joue comme une variable imprévisible et inconnue au-delà des conventions entre les autres, soi et l'argent.
 
L'ascèse des sportifs de haut niveau est non seulement physique mais elle peut être aussi morale et spirituelle. Les commentaires sur l'arbitre, l'équipe adverse, l'entraîneur ou les autres joueurs y sont le lieu d'une retenue comparable à celle que l'on attend des politiques. Certains « grands joueurs » sont capables d'un silence et d'une réserve qu'il serait sot de toujours prendre pour de l'hypocrisie. Toute parole d'ailleurs avant, pendant ou après la compétition officielle a un lourd impact sur la vie et l'équilibre du groupe. Enfin, le style de jeu et l'esprit d'équipe ne dépendent pas seulement d'une économie de l'argent et de l'honneur...
 

On peut très bien assister à mille marques de rivalités et de vanité dans des tournois de petits amateurs quand, au contraire, des compétitions majeures donneront le spectacle opposé : la purgation de l'agressivité et des mauvaises inhibitions fomentées par l'argent et la peurC'est là une des leçons du sport, déjà pour le spectateur et davantage encore pour ses praticiens : une grâce de l'instant, de l'événement partagé peut y transcender les violences grégaires inhérentes à tout sport collectif.

Même dans les rencontres sportives les plus compromises par l'argent, les joueurs professionnels, devenus insensibles à la fièvre des projecteurs, peuvent donner lieu à un style de jeu vraiment étonnant : préparé dans la patience et l'ascèse d’entraînements quotidiens, ce style atteint à la pertinence d'une esthétique et donne déjà un avant-goût d'une relation généreuse entre l'individu, le public et son équipe. Comme le FC Barcelone lors de la dernière finale de la coupe d'Europe, les petits lutins espagnols, brodant dans la dentelle avec un cuir rempli d'air, ont su montrer comment défier les cages adverses en se couvrant les uns les autres à travers une série de petits ballets : la règle y est de se dépouiller du ballon aussitôt qu'on le reçoit. Plus on conserve le ballon, plus on se replie sur son petit jeu à soi, plus on s'attire l'animosité de l'adversaire. A partir d'une telle solidarité, les échappées solitaires des quelques joueurs en pointe apparaissaient comme le prolongement harmonieux d'un oubli de soi de tous les gestes et mouvements de l'équipe. Ils pouvaient exprimer librement leur génie en trouant une surface de réparation où le souci de soi paraissait un instant aussi indécent qu'incongru.
 
Claude Tuduri, sj