«Il faut éteindre la démesure plus encore que l’incendie. » Cette pensée d’Héraclite, qui souligne la nécessité de la modération et de la pondération, garantes de l’harmonie du monde et des sociétés humaines, peut s’appliquer au couple « mémoire et oubli » – un couple antagoniste qui, comme toutes les forces contraires en jeu dans la nature et dans l’homme, n’est dynamique qu’au prix d’un subtil dosage de ces énergies et d’une répartition en souplesse de leurs rôles.
La « démesure » qui brise l’équilibre entre la mémoire et l’oubli n’est pas toujours évidente, elle advient parfois de façon paradoxale, par retournement, par négligence, par usure, par orgueil ou par honte, ou encore, plus gravement, au fil d’un long et pervers travail de sape ourdi par une volonté de trafiquer la mémoire de tel ou tel événement.

Le risque d’hypermnésie


Quand la mémoire se dilate, récoltant et conservant tout ce qui advient, amoncelant en vrac les souvenirs, elle s’asphyxie. Saturée de « données », elle ne parvient plus à les examiner, à les évaluer et à les trier en conséquence ; l’hypermnésie ne pense pas, faute de temps et d’espace mental. La sélection et la réflexion sont indispensables au bon fonctionnement de la mémoire qui doit savoir lâcher du lest opportunément, c’est-à-dire quand et là où c’est pertinent. C’est le principe de la jachère qui organise des temps de repos afin de préserver la richesse d’un sol, d’en relancer la fertilité. Ce risque d’hypermnésie couve dans notre société abreuvée de commémorations, de jubilés et de célébrations en tout genre, quoi qu’il en soit du bien-fondé de la plupart de ces rappels ; c’est leur rythme qui pose problème, et surtout la manière dont certains sont effectués avec une emphase visant davantage à émouvoir (le mot « émotion » est lâché à l’envi dans les médias à l’occasion de ces « cérémonies du souvenir ») qu’à informer, à subjuguer qu’à éduquer (le spectaculaire l’emportant sur le didactique, et la part héroïque de la personne, ou glorieuse du grand évènement que l’on exalte, occultant la part de complexité, d’ombres et de tensions qui leur est pourtant liée à égalité).
Lorsqu’on magnifie ou, à l’inverse, qu’on caricature tel personnage ou tel fait important de l’histoire, on l’appauvrit, et finalement on le banalise. Il arrive alors que l’oubli s’infiltre et s’installe en catimini là même où il était censé être interdit, exclu : au coeur de la mémoire peu à peu aveuglée à force d’éblouissements syncopés. L’oubli, dans ce cas, n’entame pas l’« imagerie » des souvenirs convoqués et mis en scène avec solennité ; au contraire, il la protège, il la lustre : ce qu’il affaiblit, c’est l’esprit critique, la réflexion. On n’est plus tout à fait dans la mémoire, pas totalement dans l’oubli, on flotte dans un entre-deux mouvant, confus, qui a un fort accent de fable.
Que ce soit au niveau collectif ou individuel, toute remémoration qui se satisfait de représentations sublimes et/ou tragiques, qui se complaît dans l’affectif en se laissant bercer de fables sans fournir un effort de discernement, de mise en perspective, risque de chavirer dans le passionnel et d’y tourner en rond ; de tels cercles se révèlent souvent de puissants creusets d’illusions, de ressentiment, de haine, de fièvres de revanche.

Les assassins de la mémoire


L’oubli peut s’insinuer dans les territoires de la mémoire de manière bien plus perfide : par la voie du mensonge, de l’imposture, d’insinuations fielleuses, d’infirmations plus ou moins amples de faits pourtant avérés, de négations. Toutes les entreprises « révisionnistes » procèdent ainsi, s’acharnant « à détruire non la vérité, qui est indestructible, mais la prise de conscience de la vérité », comme le note Pierre Vidal-Naquet en introduction à son ouvrage Les assassins de la mémoire 1. La vérité est en effet indestructible, mais le chemin qui y conduit peut, lui, être détourné, dégradé, obstrué. Perdu de vue. Il ne suffit donc pas de veiller sur la mémoire, sur les « archives » de la vérité, il faut tout autant veiller sur leur accessibilité, sur leur lisibilité, travailler à stimuler la prise de conscience de cette vérité.
Les révisionnistes n’attaquent pas de front et en bloc la réalité des événements passés qu’ils veulent nier, ou au moins minorer jusqu’à les rendre insignifiants, mais ils le font de façon oblique, par fragmentations et prélèvements épars, par estompage des preuves trop saillantes pour être contestées, par gommage des questions et des paradoxes qui résistent à leurs ergotements, et par gonflage d’infimes éléments susceptibles de corroborer leurs assertions fallacieuses. Ils instillent le poison lent de la suspicion dans les moindres recoins de tel ou tel événement réellement passé dont ils refusent l’authenticité avec hargne et opiniâtreté, afin d’ébranler toute certitude chez les autres, de leur brouiller les idées, et ainsi d’engourdir leur conscience. Un événement habilement amputé, déformé, patiemment « désactivé », a plus de chance de s’empoussiérer dans l’indifférence et de sombrer à jamais dans l’oubli qu’un événement trop massivement et brutalement escamoté qui, lui, garde la capacité de refaire surface. Ce processus aboutit à une sorte d’hypomnésie qui, pire que la carence de pensée de l’hypermnésie, « pense » en toute fausseté, brassant beaucoup de vent mou et poisseux.

Le gouffre de nos omissions


Ces dérèglements de la mémoire sévissent pareillement, sous des formes variées, dans les relations que nous – tant les incroyants que les croyants – entretenons avec le christianisme. Ces deux « camps » ne sont pas deux blocs homogènes : chacun compte des esprits ouverts au dialogue, au respect de l’autre, aux doutes, sachant manier les débats avec scrupule, et des esprits sectaires et militants, aussi autosatisfaits qu’acrimonieux. Un examen des flambées d’hypermnésie, des amnésies apoplectiques et des louvoiements captieux entre la mémoire et l’oubli propres aux « intégristes » des deux bords nécessiterait un travail minutieux qui n’a pas sa place dans ces quelques pages.
Moins virulentes que ces maladies de mémoire qui enflamment souvent les excessifs, les défaillances qui affectent les « simples » croyants n’en sont pas moins sérieuses. Qui, parmi ces derniers, peut entendre, sans se sentir concerné à un degré plus ou moins aigu, les « malédictions » proférées par le Christ contre les dévots hypocrites de son temps (Mt 23,13-32) ? Car qui peut être sûr de n’avoir pas fermé à d’autres l’accès au « Royaume des Cieux » en s’étant soi-même contenté de piétiner sur le seuil par pusillanimité, et de dire bien plus qu’il ne fait, quand il ne va pas jusqu’à faire parfois le contraire de ce qu’il professe ? Qui ne s’acquitte pas plus aisément de « la dîme » que de « la justice, de la miséricorde et de la bonne foi » ? Qui ne se complaît pas à juger son prochain, à tout propos (7,1) ? Qui n’a pas une main gauche très attentive à ce que donne la droite (6,3) ? Qui ne sert pas deux maîtres à la fois, sinon plusieurs, au prix de multiples petits arrangements ?…. Qui ne s’accommode pas d’une foi « à bon marché », habile en compromis, oublieuse de l’esprit qui devrait continuellement irriguer cette foi ?
Car tel est le mouvement de la foi la plupart du temps : une claudication entre une mémoire, laquelle peut être vaste, des préceptes et des valeurs évangéliques, et l’oubli, qui peut être profond, de l’esprit si singulier, si exigeant, des Évangiles. Ainsi fonctionne le péché par omission qui est moins anodin qu’il n’y paraît, sa discrétion ne le rend en effet pas plus inoffensif que ceux commis par la pensée, la parole ou l’action. En fait, il sous-tend ceux-là : le péché par omission n’a pas seulement lieu lorsqu’on néglige d’accomplir un devoir, d’apporter un soutien, de répondre à un appel à l’aide, il ne se limite pas à un « non-acte » : il est un acte en creux, une action négative. L’omission procède par érosion, clandestinement, elle distrait la conscience qui alors s’assoupit, laissant le champ libre à toutes sortes de pensées rancunières, malveillantes, et d’actions mues par l’impatience, l’envie, la paresse ou la crainte, débridant la parole capable d’« enflammer le cours de l’existence après s’être enflammée à la géhenne » de « l’amère jalousie et de l’intrigue » (Jc 3,6.14). L’omission est un manque d’attention – aux autres, à l’intelligence de la fraternité, à la sagesse de la foi –, un oubli sournois des engagements pris au nom de cette foi.
« Quand nous mettons un frein dans la bouche des chevaux pour qu’ils nous soient dociles, nous dirigeons leur corps entier. Voyez encore les navires, si grands qu’ils soient et poussés par de durs vents, le moindre gouvernail les dirige au gré du pilote » (Jc 3,3-4). L’omission : forme désinvolte de l’oubli qui oeuvre « l’air de rien » à fleur de la conscience dont elle relâche l’attention, fausse le gouvernail. C’est ce qui arrive à Clamence, le personnage du roman d’Albert Camus : La chute ; Clamence n’a foi ni en Dieu ni en l’homme, mais il est satisfait de lui-même, fier de sa réussite professionnelle en tant qu’avocat spécialisé dans « les nobles causes », et il aime la vie. Jusqu’au jour où un événement vient miner son assurance, son contentement, sa suffisance. Un jour qui est une nuit, celle où il entend le bruit d’un corps tombant dans l’eau, alors qu’il vient juste de traverser un pont où une jeune femme, dont il a remarqué avec un brin d’émotion « la nuque fraîche et mouillée » par la bruine, se tenait penchée sur le parapet. Ce bruit qui retentit formidablement dans le silence nocturne l’immobilise net. Puis, quand monte le cri, plusieurs fois répété, de la jeune femme se noyant, il ne bouge et ne se retourne toujours pas, saisi de froid et de faiblesse. « Trop tard, trop loin… », se dit-il sans conviction, et il finit par s’éloigner. Il n’alerte personne. À peine, d’ailleurs, s’est-il lui-même laissé alerter : sa conscience est restée en suspens, frappée d’un étrange mélange de stupeur, d’indifférence, d’effroi et de lâcheté – d’idiotie. Mais la jeune inconnue à laquelle il n’a pas porté secours n’en emporte pas moins dans sa chute la conscience de ce passant pusillanime. L’acte d’omission de Clamence va alors se retourner lentement contre lui, s’ouvrir en gouffre où il sombrera peu à peu.

L’oubli de soi


Mais il existe un oubli positif, lumineux, celui qui concerne notre moi qui a souvent tendance à vouloir occuper la première place et à reléguer les autres à la seconde, sinon à la dernière, comme le rappelle Pascal déclarant que « le moi est haïssable (…) en ce qu’il se fait centre du tout (…) et voudrait être le tyran de tous les autres ». C’est le moi d’amour-propre, possessif et narcissique, qui est ici visé, le moi accaparé par le souci de soi. Un tel moi s’emploie toujours à s’ériger un mémorial, au double sens de « recueil », où l’on consigne tous les évènements estimés importants pour sa personne, et de « livre de comptabilité » où l’on enregistre les dons et les dépenses que l’on a accomplis aussi bien que les dettes, de tous ordres, surtout celles des autres à notre égard.
Et c’est encore l’erreur de Clamence : déchu à ses propres yeux, il n’en demeure pas moins obsédé par lui-même : « Je ne me suis jamais souvenu que de moi-même », confie-t-il à son interlocuteur auquel il ne donne jamais la parole. D’une jouissance douillette de soi, il est passé à une complaisance négative, il se déclare « jugepénitent », oscillant sans cesse entre un remords plein d’amère délectation et un réquisitoire acerbe contre l’humanité, jugeant finalement davantage les autres que lui-même et continuant à se placer, du fond même de sa déchéance, au-dessus des autres ; il va jusqu’à s’imaginer condamné à la décapitation : « Au-dessus du peuple assemblé, vous élèveriez alors ma tête encore fraîche pour qu’ils s’y reconnaissent et qu’à nouveau je les domine, exemplaire. » Se faire remarquer, à tout prix, fût-ce celui de la terreur, dominer les autres : tels sont les maîtres mots du moi qui jamais ne s’oublie et ne veut lâcher prise, et, ce faisant, s’alourdit, s’entrave, s’aliène.

Maurice Zundel n’a cessé de rappeler la nécessité de « changer de moi pour pouvoir circuler en nous comme dans un espace illimité, où tout donné se transforme en don », ce qui implique de rompre « le cordon ombilical qui nous rive à notre psychisme infantile ». Transformer le donné en don, convertir le remords en humilité et l’humilité en transparence, transmuter la violence en souffrance, la souffrance en pardon, le pardon en délivrance : tel est le lent travail que peut accomplir le moi qui apprend et consent à se déprendre de soi. Telle est la grâce de l’oubli s’ouvrant au souffle d’une mémoire qui le dépasse infiniment, celle de la Vie dans sa radiance originelle.



1. La Découverte, 1987.