Avec Andrew Garfield (P. Sebastião Rodrigues), Adam Driver (P. Francisco Garrpe), Liam Neeson (P. Cristóvão Ferreira), d’après le roman éponyme de Schusaku Endô.
Nous sommes en 1637. Le Père Ferreira a disparu dans la tourmente des persécutions contre les chrétiens du Japon. Ses confrères à Macao s’interrogent : a-t-il apostasié, comme un marchand Hollandais le dit ? Dans sa dernière lettre, qui remonte à près de trois ans, il évoque la terreur semée parmi les chrétiens (kirishitan) par l’inquisiteur Inoué Masashige, mais il n’a pas renié sa foi. Que s’est-il passé depuis lors ? Deux jeunes jésuites, anciens élèves du P. Ferreira, demandent à leur Provincial, le P. Alessandro Valignano, à partir à sa recherche.
Au commencement du film, nous entendons le chant des grillons. Puis il s’interrompt pour laisser place à un silence total : à l’écran s’imprime « Silence ». Comme si la création, symbolisée par ce chant, s’effaçait pour laisser place au Créateur, au moment d’avant le premier mot.
Lorsque la création s’enténèbre, le Créateur se manifeste en personne, comme un retour au commencement, dans le silence de l’Esprit qui plane sur le chaos.
Alors Dieu dit de nouveau : « Lumière ! »
Par ce film, le cinéma de Scorsese se veut l’humble échos de la lumière se projetant dans les ténèbres, pour que s’y distinguent à nouveau le jour et la nuit – le soleil se lève chaque jour, mais ce n’est qu’aujourd’hui que le Créateur commence la création à nouveau –, le ciel et la mer – lorsque les brumes épaisses se dissipent –, la mer et la terre – lorsque le marécage s’assèche.
Le Japon est en effet comparé par l’Inquisiteur à un marécage où l’arbre chrétien ne peut que pourrir. Ce qui suppose que la terre ferme n’émerge pas, ce qui lors de la première création fut appelé « paradis ». L’arbre interdit est là, interdit non par Dieu, mais par le lieu lui-même.
Paradis : c’est ce que demande un couple aux jésuites qui viennent de baptiser leur enfant. « Il est au paradis, maintenant ? » Francisco ne comprend pas, car il pense encore en homme du monde ancien, pour qui le paradis est avant ou après, mais pas maintenant. Sebastião a compris, qui a pressenti que le paradis est là, dans ces chrétiens, en qui Dieu s’incarne, comme en une crèche de Bethléem, hors de la ville, jusque sur la croix, arbre nouveau. Ce que dit le vieux catéchiste japonais au moment d’expirer sur la croix, comme en une vision de ce qui est là : « paraìso » !
Le paradis est le lieu que le Créateur est en train de créer, un monde nouveau en naissance au milieu même de l’enfer. Dans les douleurs de l’enfantement.
Et au cœur de ce paradis, l’arbre de la vie, et le Fruit, Jésus Christ couronné d’épines, dont l’image revient à trois reprises, pour scander le chemin de Sebastião.
L’arbre est dressé en pleine terre : alors qu’il affirme qu’il pourrit, l’Inquisiteur ne cesse de l’entretenir. Et c’est le fruit qui tombe en terre, s’y mêle et s’en nourrit, jusqu’à ce qu’émerge un arbre nouveau. L’arrivée du Christ n’est pas le transplant d’un arbre, c’est le semis d’une forêt qui se prépare dans les profondeurs du silence.
Au silence de l’origine répond le silence de la fin : à celui du Créateur avant le premier mot, celui du Fils passant au travers de la mort et du mal. De l’un à l’autre, la parole fugitive et éternelle, le temps d’une vie d’homme.
Une vie d’homme, celle de Jésus et celle de quatre hommes qui nous sont donnés à suivre : Cristóvão Ferreira, Sebastião Rodrigues, Francisco Garrpe, et Kichijiro. Trois jésuites portugais et un laïc japonais.
Ferreira a paru quelques instants au début du film, dans les brumes des enfers. Il est comme Jean-Baptiste pour Sebastião. Il a été son maître, il préfigure ce qu’il aura à vivre.
Sebastião et Francisco forment la toute petite communauté qui part à la recherche du compagnon perdu. Ils sont envoyés après une conversation serrée, beau témoin de la manière dont se discerne une mission. Et sur cet envoi est tracé un majestueux signe de croix, comme au début d’une prière : à l’horizontale des trois jésuites descendant les marches de l’Eglise Saint Paul, répond la verticale de leur bateau cinglant vers le Japon.
La force que leur donne cet envoi en compagnonnage est palpable, malgré leurs désaccords sur l’interprétation de ce qui est en train de se passer. Francisco, qui porte le même nom que François-Xavier, le grand missionnaire des Indes et du Japon, est comme son prédécesseur un actif. Il finira comme il a vécu, en marche, tendu vers ceux qu’il est venu servir. Sebastião est, quant à lui, plus contemplatif. Il a aussi pour saint patron, celui dont la sainteté tient au martyr que lui a valu le refus d’apostasier. Le choix de ce nom n’est paradoxal qu’en apparence. Tous deux ensembles, ils manifestent la tension qui constitue leur mission : contemplatifs dans l’action.
Sebastião n’est pas moins déterminé que son compagnon, mais il se laisse davantage surprendre par ce qu’il entend et voit : c’est ainsi qu’il décide de sortir à la rencontre des deux hommes qui frappent à la porte de leur cabane. Et lorsque plus aucune action ne sera humainement possible – ce qui est figuré par la fin de Francisco -, c’est à lui que sera dévolu de poursuivre la route.
Kichijiro est leur guide. Il les fait passer au Japon. Il a renié sa foi pour sauver sa vie, mais vit avec la terrible culpabilité de la mort de sa famille. Entre Kichijiro et Sebastião, un lien d’amitié se tisse : alors que Kichijiro vient de refuser la perle de rosaire que Sebastião lui tendait, ils se retrouvent et Kichijiro vit enfin le pardon, par le ministère de l’Eglise et la voix de Sebastião.
A partir de ce moment, Kichijiro tient un rôle essentiel auprès de Sebastião. Il apparaît à chaque fois que Sebastião est au bord du désespoir : dans la forêt et en prison. Il est, sans que Sebastião s’en aperçoivent – au moins jusqu’à leur dernière rencontre – présence christique à ses côtés.
La scène centrale du film se situe au moment où Sebastião erre dans la forêt après la destruction du village où il avait vécu ses premiers moments heureux de missionnaire. Kichijiro le recueille et lui donne à manger et à boire. Après les messes que les deux jésuites avaient célébrées dans les villages, c’est là l’ultime eucharistie du film, qui en révèle le sens. La maison cachée est la chambre haute. Jésus le sert à travers Kichijiro. Mais bientôt, après avoir conduit Sebastião au bord de l’eau, Kichijiro disparaît. Un moment plus tard, il revient avec l’inquisiteur : comme Judas, il a trahi, Judas de l’Evangile de Jean, celui qui reçoit de Jésus l’autorisation de le livrer, celui dont le destin reste ouvert car rien ne nous est dit de sa fin.
Avant que l’Inquisiteur n’arrive, Sebastião est réconforté par l’image de Jésus qui lui apparaît dans le cours d’eau. Gethsémani. Les deux figures se superposent, Sebastião est désormais configuré au Christ. C’est maintenant le Christ qui marche devant lui, en lui, qui porte la croix : à Sebastião, il est donné d’être comme porté en Jésus, d’être Jésus qui marche. Le grand rire fait échos au baptême de Jésus dans l’eau du Jourdain : l’Esprit l’envahit d’une joie sans mélange, et dans son rire se glisse, silencieuse, la voix du Père. « Celui-ci est mon fils, en lui, tout mon amour ».
Tout l’amour de Dieu est sur Sebastião, qui porte en lui le peuple chrétien japonais dont il est le dernier prêtre, ils sont la semence du monde nouveau qui s’avance. Il leur faudra tomber en terre, au plus profond.
A cet instant, le spectateur est invité à changer d’attitude. Il était encore témoin extérieur des scènes, la caméra se permettant des plans larges, parfois aériens, des vastes croix. Désormais, nous sommes invités, si nous l’acceptons, à devenir comme le peuple, un avec Sebastião, comme Sebastião fait un avec Jésus, par grâce.
La passion commence pour Sebastião, et avec elle s’accomplit la longue passion des chrétiens japonais. Chaque pièce du procès se met en place, conduisant pas à pas à ce qui était annoncé : la mise en demeure d’apostasier en piétinant une image du Christ, afin de délivrer cinq chrétiens – qui ont déjà apostasié – de leur supplice.
Dans l’Evangile de Jean, la gloire paraît dès que Jésus est fixé sur la croix. La croix est son trône, il est posé dans les mains du Père. De même pour Sebastião, une voix nous est donnée d’entendre, celle qui s’adresse à lui, à l’intime.
Cette voix peut paraître étrange, un artifice grossier. N’est-ce pas forcer les choses ? N’aurait-il pas été mieux de procéder plus discrètement ? Non. Car si nous avons consenti à être identifiés à Sebastião, nous entendrons cette voix comme venant du plus intérieur de nous-même, d’un intérieur plus intérieur, d’un Autre. Cette voix est irruption de l’Origine, à l’égal du silence de la première image du film.
Juste auparavant, alors que Sebastião hésitait à avancer le pied, le spectateur peut être saisi de la même angoisse que lui, la même hésitation. Tout en soi se révolte et refuse, mais en même temps, cette parole, plus profonde « non pas ce que je veux, mais ce que Tu veux ».
Alors la voix retentir. Elle ouvre le chemin. Le dernier prêtre n’est plus, l’Eglise du Japon est coupée du tronc. La branche se meurt, le fruit tombe.
A cet instant, la semence est portée au cœur de la terre japonaise. Là, Sebastião n’est pas seul : Ferreira l’a précédé. Mais alors que jusqu’à ce moment, Sebastião condamnait Ferreira, il est en mesure de le comprendre, et de découvrir que loin d’avoir renoncé à croire, il n’a renoncé qu’à sa manière propre de croire, entrant dans la manière dont Dieu l’invitait à vivre sa foi.
C’est la manière de Pierre, celui qui a renié, à qui le Christ a confirmé la charge de pasteur. Etrange église que celle qui reçoit Pierre comme pasteur. C’est qu’elle repose sur un pécheur pardonné, elle repose sur le seul pardon, sur le seul amour vainqueur même du pire mal : la perte de la foi. Car la foi, lorsqu’elle est authentique, n’est pas quelque chose que l’on peut perdre : elle est Dieu lui-même se donnant, elle est donnée avec l’espérance et l’amour. Il est possible de se fermer à son accueil, mais elle continue à se présenter, à frapper à la porte pour que l’homme ouvre, jusqu’au bout. C’est à l’homme qui a fait cette expérience, qui désormais sait reconnaître les coups frappés à la porte de son cœur, qui sait que son seul guide est là, c’est à lui qu’est confié d’être pasteur.
Pierre, en se présentant au Christ ressuscité malgré son reniement, laisser creuser en lui jusqu’à transpercer son cœur vers cet autre plus intérieur, pour qu’il n’ait plus de sol intérieur où s’appuyer, sinon l’amour.
Rodriguez, au moment de marcher sur l’image, perd pied, s’effondre : comme Pierre marchant sur les eaux. « Homme de peu de foi ». Trop peu de foi dans le don, trop de foi en sa propre force encore ; jusqu’à l’effondrement et dans la main qui le relève, le don de la foi, plus fort que la foi en sa propre force. Le chant du coq a retenti dans la cour où les cinq victimes sont retirées de leur puits de torture.
Plus tard, Sebastião recevra la visite de Kichijiro, comme Pierre avait reçu la visite de Jésus au bord du lac. Kichijiro, dans sa demande d’une ultime absolution, vient révéler le don qui les porte ensemble, un même amour du Père, un même silence à vivre. L’absolution est en silence, et elle est double, car ils reçoivent ensemble le pardon du Père. Alors le visage du Christ n’apparaît plus à l’extérieur, il est intériorisé par Sebastião, par Kichijiro, par chaque chrétien et par la communauté. L’image reparaitra fugitivement à la mort de Sebastião, témoin de ce qui se joue de plus grand et de plus profond.
L’Esprit est descendu comme à Pentecôte, il unit cette communauté dans sa diversité de langues et de cultures, une communauté de croyants silencieux. Kichijiro, lui qui avait refusé la perle de rosaire, est arrêté en possession d’une petite icône. Comme Etienne, Pierre ou Paul, il ne se dérobe plus à l’exécution.
Quant à Sebastião, il reste, comme Saint Jean, au cœur d’une communauté de foi silencieuse, interdite de tout signe et de tous mots. La foi pure et la paix. La vie dès ici-bas dans le Royaume.
Quant aux autorités, elles sont dans la peur, demandant à Sebastião et Ferreira de vérifier constamment que ne rentrent aucuns signes religieux. Leur peur, en contraste de la paix de Sebastião, manifeste la victoire du second.
Le moment de la mort de Rodriguez est à cet égard, d’une intensité inouïe. Sa femme est figure de Marie, silencieuse. Et si elle ne verse pas une larme, n’est-ce pas qu’elle est déjà élevée ?
« Ils lui ont fait tout ce qu’ils ont voulu » (Mt 17, 12). Son corps flambe. Il a plongé dans cette culture jusqu’à être inhumé selon ses rites. Il a été, par ses tortionnaires mêmes, fait l’un des leurs, jusqu’au bout, jusqu’au rituel mortuaire, si central dans toute culture, et tout particulièrement au Japon. Un nouvel écriteau en échos de cet autre : INRI.
Le Christ est semé en pleine terre japonaise. La vie est à l’œuvre, le marais s’assèche. Et la terre, bientôt, fleurira.