Trente ans après la publication d’Histoire d’une vie : Thérèse Martin, Guy Gaucher revient à une biographie de Thérèse qui évidemment fera son miel de toutes les découvertes et études suscitées par la publication des OEuvres complètes (Cerf, 1992), une entreprise semée de difficultés et de conflits que se livrent diverses instances de pouvoir : la famille, le carmel, Rome, le monde scientifique. Si le présent ouvrage est sans nul doute bien supérieur à l’essai de 1982, le projet n’en reste pas moins le même : laisser parler Thérèse – avec ce codicille un rien apologétique : montrer que Thérèse est une femme qui combat pour sa liberté, donc bien accordée au réquisit de la modernité, auquel elle répond paradoxalement en usant des ruses de l’obéissance !
L’ambition est certes louable, mais est-elle réalisable ? On ne saurait en effet oublier que, parmi tous les écrits que nous recevons de la main de Thérèse, son Autobiographie (dite Manuscrit A) se présente comme une composition parfaitement maîtrisée, déterminée dans son plan et dans ses objectifs. Même si elle s’en défend, Thérèse est un écrivain qui fait preuve d’un talent consommé, loin de se laisser aller à une spontanéité naïve et enfantine, comme ses soeurs aînées ont tenté de le faire croire : c’était en effet à leurs yeux le gage d’une innocence qui garantissait cette sainteté qu’elles ambitionnaient pour la cadette. Thérèse élabore, écarte, oublie, modifie les perspectives, interprète ; elle a soin de récapituler, elle construit son récit et… son histoire !
Guy Gaucher aura donc suivi méticuleusement le récit élaboré par Thérèse, mais nous aura-t-il pour autant restitué une histoire ? Question d’autant moins vaine que la première publication en 1898 de ce récit, retravaillé par les bons soins de la soeur de Thérèse, Mère Agnès, se donnait au public comme l’Histoire d’une âme. Comme le confesse Claude Langlois au gré de ses Lectures vagabondes délicieusement éclectiques, la tâche n’est pas aisée, car Thérèse a merveilleusement verrouillé son récit qui semble bien être l’unique accès à cette histoire d’elle-même. Pourrions-nous emprunter d’autres entrées, comme sa Correspondance à l’évidence, voire ses Poésies ou ses Prières ? Non que nous soupçonnions Thérèse de « feintise » (ce qu’elle déteste) ou d’hypocrisie, mais nous voudrions mieux saisir sa démarche. Dans son Autobiographie, en effet, c’est une auto-hagiographie qu’elle rédige, un genre littéraire très singulier, où elle s’interroge sur les moyens de réaliser le projet de vie qu’elle a décidé dès l’enfance : comment devenir une grande sainte ? Elle entremêle donc la quête psychologique et la requête théologique : se saisir soi-même en son tréfonds et se comprendre à la lumière de la grâce reçue. Cette grâce survient en juin 1895 : l’éblouissante révélation de la Miséricorde, qui lui fait reprendre le récit en cours dans une intelligence nouvelle dont témoigne la Préface qu’elle ajoute et qui précise au lecteur la juste optique à adopter. La Miséricorde, ce sont les dièses à la clé, qui font entendre la mélodie d’une vie – toujours la même –, mais dans une tonalité nouvelle, et c’est l’Épître aux Romains qui en donnera le cantus firmus. D’où la question provocante : Thérèse, un Luther qui aurait réussi ? Quand, au soir de Pâques 1896, la foi de Thérèse s’enténèbre et que son Ciel se vide, la Miséricorde ne s’éclipse pas pour autant : la biographie se revisite alors autrement, entraînée dans la folle ronde de désirs… infinis que détaille le Poème de septembre (autrement dit, le Manuscrit B) et qu’apaisera la relecture de l’Épître aux Corinthiens. Finalement, le Testament rédigé sous forme de lettres (Manuscrit C) confiera à la vieille prieure, Marie de Gonzague, la découverte que Thérèse fait du prochain en la personne de ses novices, des deux frères prêtres et des incroyants. Tels sont les effets de la Miséricorde.
L’étude que Claude Langlois consacre à la trop (mé)connue Nuit de Noël 1886 est un chef-d’oeuvre de méthode historique et d’acribie théologique. On voit comment Thérèse biographe a oeuvré en puisant dans les archives familiales – les lettres de sa mère où elle se découvre enfant – pour ensuite séquencer sa vie selon un rythme théologal : la mort de Zélie Martin, puis cette nuit de Noël, « nuit de lumière » qui voit sa « complète conversion ». Scansion spirituelle, donc. Ce faisant, Langlois creuse de singulières énigmes : comment celle qui se sait préservée de tout péché par la prévenance divine parle-t-elle de conversion et quel lien intime se noue entre conversion effectuée et vocation réalisée ? On le voit, deux chantiers tout neufs pour les théologiens, invités par ce Docteur de 24 ans à sortir des sentiers battus et des systèmes convenus !

François Marxer