Le 18 janvier dernier, dans les locaux du Centre Sèvres à Paris, s'est tenue une soirée-débat sur le thème du numéro d'octobre : « Le souci de soi : enjeux spirituels de l'individualisme ». D'autres rencontres sur le même sujet ont eu lieu, l'une à Lyon, l'autre à Nantes. C'est chaque année à même époque que, selon une tradition maintenant bien établie, les abonnés et autres amis de la région parisienne, prévenus par courrier ou par voie d'affichettes, sont invités à un débat sur le thème d'un récent numéro de Christus. Cette fois, ce sont plus de trois cents personnes qui, dans un climat très détendu laissant place aux questions comme aux convictions, sont venues écouter les auteurs d'articles réunis autour du rédacteur en chef à la table de conférence : Michel Lacroix, philosophe, et Bernard Pitaud, p.s.s., historien de la spiritualité. S'était jointe à eux Sylvie Robert, auxiliatrice, enseignante au Centre Sèvres, qui, sollicitée au titre de « lectrice », s'est exprimée librement sur ce numéro. La qualité de son analyse nous a conduits à lui demander de la publier. C'est ce texte qu'on lira ci-Aessous, à titre de « relecture » d'un thème qui ne manquera pas de susciter de nombreuses réflexions, en un temps où la spiritualité cristallise, comme en un prisme aux multiples facettes, bien des aspirations contemporaines.

Il me revient donc de vous donner les impressions d'une « lecture naïve ». Recevant le numéro de Christus, je m'étais d'emblée dit, au vu de son titre, que j'avais envie de le lire. Voilà, de fait, un numéro qui prend en considération un phénomène important, une question réelle aujourd'hui, et qui a l'avantage de s'interroger sur les formes nombreuses que revêt actuellement le « souci de soi ». J'ai été, de ce point de vue, particulièrement intéressée par l'article de Michel Lacroix et le panorama qu'il dresse de manière vaste et précise : ce qui est dans l'air du temps et connaît un franc succès a toujours avantage à être regardé d'un peu près, en dépassant la seule impression, en acceptant d'en mettre en lumière les ambiguïtés et ambivalences. Voilà qui peut déjà rendre un réel service, me semble-t-il. L'esprit et le mouvement du numéro m'ont aussi plu. Pour ce qui est de l'esprit, je crois en effet que c'est un vrai travail de spiritualité que de se mettre à l'écoute de ce qui se cherche, de ne se contenter ni d'entrer paresseusement dans le courant ni de critiquer. Quant au mouvement, celui sur lequel le numéro est construit me paraît fort juste : il conduit progressivement du souci de soi à un rapport à soi déplacé.
Les trois articles qui m'ont le plus intéressée sont au fond ceux de Michel Lacroix, Bernard Pitaud et Marie-Louise Gondal, auxquels j'ajoute, pour une part, celui de Claude Flipo. Pourquoi ? Peut-être parce que c'est dans ces pages que j'ai le plus trouvé une démarche de spiritualité avec ce qu'une telle démarche peut avoir à entendre d'invitation à se renouveler du fait de l'individualisme ambiant. Je crois en effet fondamental de prendre la question d'un regard sur l'individualisme et ses enjeux par le biais de la spiritualité : c'est indispensable aujourd'hui, et c'est ce que l'on est en droit d'attendre d'une revue de spiritualité (vous sentez sans doute qu'en disant cela j'indique en même temps le domaine dans lequel je suis pour une part restée sur ma faim avec ce numéro...).

L'expression qui fournit le tkre (le « souci de soi ») donne à l'ensemble des articles une unité. Au fil des pages, ce « souci de soi » se décline en des expressions variées, qu'elles soient employées par les auteurs des articles à leur propre compte ou empruntées soit à des courants contemporains soit à des courants spirituels chrétiens. Or deux lignes se dessinent assez nettement : le « souci de soi » peut être ou bien de l'ordre de la préoccupation du développement de soi (le moi est à développer, réaliser, accomplir, affirmer, renforcer, et l'identité à trouver), ou bien de l'ordre du rapport à soi-même (usage de soi, vérité de soi-même, autre manière de se rapporter à soi-même). Au fond, nous sommes en présence de deux formes très différentes du « souci de soi ». L'expression « souci de soi » me paraît convenir davantage à la première de ces deux séries : le rapport à soi et le souci de soi ne sont pas du même ordre ; peut-être y a-t-il avantage à les différencier, et peut-êtte est-ce une des tâches de la spiritualité que de le faire.
Pour tout dire, le « souci de soi », qui connote une polarisation sur soi, avec sa pesante contrepartie (en ce sens, je crois fort perspicace l'analyse de Michel Lacroix qui pressent la menace d'une nouvelle forme de conscience malheureuse, d'une tyrannie du moi idéal, et craint que ce soud ne devienne torturant), ce « souci de soi », qui est si prégnant dans les propositions du « développement personnel », peut-il être « spirituel »? Je ne le crois pas. Fénelon est là pour nous rappeler la dimension légère et heureuse d'un oubli de soi où l'on se trouve « déchargé de tout le poids de soi-même dont on s'accablait ».
Si les entteprises de développement personnel me paraissent relever d'un souci de soi qui ne saurait échapper à une tristesse ou à une morosité tenace et récurrente, c'est parce que l'homme y est finalement considéré comme un réservoir de potentialités, une banque de données, une « batterie » — de talents, certes, mais de talents sans maître qui les confie. La seule figure de l'autre qui s'y présente est celle du prototype du développement le plus complet — modèle à imiter mais aucunement partenaire. Il y manque l'altérité d'un Donateur, comme le souligne l'artide de Claude Flipo ; il y manque surtout l'autre avec qui entrer en relation. Il y manque aussi les dimensions de l'histoire et du temps, cette mémoire qui s'inscrit dans le corps et le façonne, et qui n'a rien à voir avec un capital cognitif. Quant à parler de « potentiel spirituel », l'expression me paraît profondément contradictoire dans les termes, tant elle chosifie et capitalise en l'individu ce qui est essentiellement vie, et qui ne naît et ne se développe que du surgissement d'une relation ! Le « soud » devient alors comme ce qui est unique ou mis en premier, et qui préoccupe, sans distance à l'autre et au temps. Peut-être la spiritualité chrétienne a-t-elle pour très grande sagesse de ne pas le mettre en premier, lui évitant ainsi d'être à proprement parler un « soud » avec ce que cela peut avoir d'envahissant et d'essoufflant !
Mais ce qui devient aujourd'hui souci n'est-il pas aussi symptôme d'une vitalité qui se cherche ? Autrement dit, j'entends là une question adressée au christianisme : qu'a-t-il fait, que fait-il de l'aspiration au bonheur et de ses ressources propres de bonheur pour que bon nombre de nos contemporains aillent chercher dans des techniques un bien-être ? Où se donne à entendre et à vivre cette forme de repos qui est en même temps croissance et qu'honore la tradition spirituelle du christianisme ? « J'appelle consolation, écrit Ignace à la suite de toute une longue lignée, tout accroissement de foi, d'espérance et de charité, toute allégresse intérieure qui appelle et attire aux choses célestes et au bien propre de l'âme, en la reposant et en la padfiant en son Créateur et Seigneur. » Etre « re-posé » en sa place, en son dynamisme propre ; se trouver soi-même sans cette tension d'une préoccupation de soi-même, de son image, de sa réussite.
Il me semble que l'on retrouve bien là — mais considérablement modifiées — les deux composantes dont sont en quête beaucoup de nos contemporains : soi-même en croissance, en paix. J'aurais aimé un article sur cette forme de repos dynamique, celui de l'homme vaillant qui avance sans se fatiguer, selon le mot d'Isaïe. La requête spirituelle de nos contemporains va de pair avec une aspiration au bien-être, ou peut-être est-il plus juste de dire qu'en recherche d'un bien-être nos contemporains se tournent vers du « spirituel ». Certes, on peut leur reprocher d'instrumentaliser la spiritualité, et ainsi de la pervertir — mais leur aspiration ne les fait-elle pas pourtant frapper à la bonne porte ? Si nous n'entendons pas frapper et ne donnons pas la réponse que nous pouvons avoir à offrir, ils risquent de se faire une spiritualité à leur convenance et qui n'en est plus une !

C'est prédsément sur ce point que l'artide de Marie-Louise Condal a éveillé mon attention, et plus spécialement l'observation selon laquelle l'amour de Dieu est trop oublié. Le « juste rapport à soi » se trouve dans la manière dont celui qui aime se rapporte à soi. En s'offrant à l'autre, en s'orientant vers l'autre, en se percevant transformé par l'autte, se trouver alors sans retour sur soi-même, sans inquiétude, sans scrupule, sans crispation, dans une simplidté paisible — n'est-ce pas prédsément cette simplidté dont nous sommes en quête ?
Peut-êtte l'une des évolutions positives de l'annonce de la foi at- elle été, dans les dernières décennies, de mettre l'accent sur l'amour de Dieu pour chacun. L'accompagnement d'autres, en retraite ou dans la vie, conduit bien à vérifier ce qu'écrit Bernard Pitaud : aucun chemin spirituel ne peut se faire sans l'expérience d'être aimé. Mais, en même temps, cette même expérience de l'accompagnement découvre autre chose : en rester à ce point bloque les évolutions et affaiblit même cet amour que l'on veut accueillir. Car nous sommes faits pour aimer ! Et, à l'invitation de Marie-Louise Gondal (ne plus oublier l'amour envers Dieu), j'en ajouterais volontiers une autre : rappeler comment le combat spirituel — autre forme d'investissement de ses énergies que celle qui consiste à tout miser sur le développement personnel — déploie fortement les énergies vitales. C'est l'expérience qui, là encore, le prouve : le combat spirituel fait jaillir des forces neuves, les libère.

Au fond, j'accueille et j'entends pour ma part le « soud de soi » contemporain comme provocation à une spiritualité chrétienne plus nerveuse. Une spiritualité qui ne se présente pas comme un idéal à atteindre et qui lutte contre cette tentation. Une spiritualité qui mette en évidence et donne à vivre l'intériorité et la liberté à partir d'une « altérité intérieure » : l'intériorité n'est pas solitude avec soi-même, elle est accueil de la Parole qui parle en moi ; la liberté n'est pas autonomie isolationniste, elle est cette identité qui vient d'une parole entendue intérieurement et dont les résonances établissent en paix et donnent consistance, font naître une parole personnelle, font tout simplement naître : « C'est l'Esprit de votre Père qui parlera en vous... » A juste titre apparaît à mainte reprise dans ce numéro la référence trinitaire, comme rappel que l'altérité est indispensable pour trouver son identité ; il me semble qu'il faut aller plus loin encore dans l'accueil de la figure trinitaire : la Trinité est en effet altérité externe et interne. C'est précisément aujourd'hui l'altérité intérieure qu'il s'agit de retrouver pour ajuster, me semble-t-il, le rapport, qui se brouille, à l'altérité extérieure.
Certains courants chrétiens ont naguère mis l'accent sur la générosité ; en retour, d'autres ont plus récemment rédamé l'intériorité ; sans c doute y a-t-il une certaine urgence aujourd'hui à ne pas scinder la merveilleuse unité et simplidté trinitaire et à rettouver comment c'est d'un même mouvement que l'on s'accueille soi-même et que l'on accueille l'autre parce qu'en nous-même est imprimée cette marque d'une altérité intérieure. Entrer en soi-même pour la trouver est bien autre chose que Je soud de soi. Peut-être s'agit-il moins aujourd'hui de « se perdre » — ce qui, dans un contexte marqué de négativité, risque d'en rajouter — que de trouver en soi l'autre voix qui nous met en relation. Mais cela me paraît indissociable d'une éducation à la sagesse du temps, de la durée.
Dans la tradition spirituelle chrétienne, Augustin, François de Sales, Thérèse d'Avila et, bien sûr, Ignace auraient de quoi nous aider en ces domaines. Pourquoi ne pas leur donner plus largement la place sur ces sujets dans une revue de spiritualité ? Cette même tradition, repensée profondément dans son inspiration et sa fécondité spirituelles, est riche de pratiques. Ce trésor pédagogique — et les Exercices d'Ignace y tiennent une place de choix — pourra-t-il s'offrir à nos contemporains en quête, sans doute faute de connaître mieux, de « techniques » de « bien-être » ? Cette dernière recherche serait en outte à édairer par un regard d'analyste, plus profondément étayé que sur la seule référence à Maslow, pour que l'anthropologie réductrice du développement personnel et sa technidsation de la croissance humaine soient sainement réajustées. J'ai regretté l'absence d'article de cette veine.