Qui donc est Dieu ?
J’étais arrivé au bord de la falaise. Tôt levé, j’avais suivi le chemin entre les maisons encore endormies. Rien qu’un sentier ensuite, une trace à travers la lande. Devant moi, maintenant, il n’y a plus rien : rien que la mer.
 
La mer
Ce matin, elle respire en paix, ardoise où jouent les bleus et les verts. Au loin, quelques taches blanches ou brunes, plaisanciers et pêcheurs. Taches fragiles, sillages vite effacés. Elle les porte sans colère. Elle leur fait grâce. Elle fait grâce aussi à la terre. Elle ne menace plus les hautes falaises. Elle a cessé de les décaper. Les blocs de granit sont là qui lui font face, semblables à ces figures burinées de nos avant-postes spirituels. J’ai retrouvé les mêmes roches, pierres vivantes, au seuil de certains monastères. L’heure n’est plus au combat pour elle, à la peur pour nous. Il est à l’émerveillement devant cette nouveauté offerte. La mer est belle, hors des canons de toute beauté terrestre. Je n’y vois rien de ce que nous appelons « beau » dans notre expérience quotidienne. Rien, sinon l’absence même de toute clôture. Tous nos prés carrés semblent ici dérisoires et nos efforts pour ramener toute chose à notre mesure. La mer est au-delà de tout. Le regard s’arrête à l’horizon, mais l’horizon n’est pas sa frontière.
Elle vit, elle parle, vivante, bruissante, traversée de courants changeants, animée d’une sourde pulsion qui fait monter d’en bas une mélodie sans répit. Libre surtout ! inviolable. Toute proche et pourtant inaccessible. Elle est l’image d’un ailleurs infiniment proche, infiniment distant. Je suis là, ce matin, en ce seuil infranchissable. On ne peut que la contempler, laisser le regard se perdre sans repères. Telle une « orante », visage tourné, oreilles attentives, mains ouvertes. Saisi par tant de beauté, je suis comme tiré hors de moi-même vers cet au-delà. Un au-delà qui échappe à tout discours, à toute discussion. Il n’y a plus de place pour toutes les fausses questions : pourquoi la mer ? Elle est « sans pourquoi ». À quoi sert la mer ? Elle n’est pas utile : elle indique ce lieu au-delà de l’utile et de l’inutile. Elle sourit ce matin. Mais qu’avons-nous à faire d’un sourire ? Instant où tout s’arrête. Mais non dans l’évidence d’une permanence figée ; dans le sentiment, bien au contraire, d’une extrême précarité. Tout est là, donné dans une harmonie fragile qui échappe au temps.
Il va falloir revenir au village. Dans la courbe de l’unique rue, on commence à s’affairer. Les maisons tournent le dos à la mer. On peut se passer d’elle, l’oublier. Nul ne peut contraindre personne à tourner son regard vers elle, à entrer dans le profond silence où l’on s’éveille au murmure de sa voix. C’est sans raison apparente qu’on ira au bout du chemin. Nul n’y sera jamais forcé. Même si nul n’échappe au rappel discret de sa présence, on peut vivre à côté d’elle comme si elle n’existait pas.
Mais il y a la mer…
Il y a aussi des veilleurs de Dieu…
 
Nouveau
Ils connaissent, mieux encore que face à la mer, ces clairs matins où tout est neuf. Plus de place, en cet instant, pour la réflexion laborieuse, l’inquiétant retour sur soi. L’heure est à la louange. Car Dieu, le Dieu que nous louons, est toujours nouveau. Il est la vie qui surgit de la mort. Il est la Parole qui survient au coeur de la nuit et du silence. Il dit son nom. Le nom de Dieu est un verbe, le Verbe. Dieu dit : « Je suis. » Il me le dit. Je ne puis que recevoir cette parole, la redire, dans l’émerveillement d’une joyeuse surprise, divine surprise. Dieu n’a jamais fini de naître. Christ n’a jamais fini de se lever. On peut réfléchir à un « Dieu » dont on s’est fait une habitude. La louange est le cri de la naissance : naissance de l’homme à Dieu, de Dieu à l’homme. Dieu est toujours nouveau.
Le louer, c’est simplement dire cette surprise, cet étonnement. Quelqu’un est là que je n’attendais pas ou n’attendais plus. Il vient. Il est le vivant. Le cantique nouveau, c’est le chant du premier jour, d’un jour qui est le premier parce qu’il est aussi le dernier. L’alléluia pascal est déjà l’acclamation de l’Apocalypse. Celui qui y unit sa voix vient de naître pour de bon. Chaque jour est ainsi nouveau, comme jour de naissance. Étonnement de Dieu, émerveillement d’exister.
 
Présent
Notre illusion, c’est la durée : un Dieu qui dure, un monde qui tient. Le Dieu de l’imaginaire s’étale de siècle en siècle. Nous lui prêtons la permanence qui nous manque. Il est le Roc qui fait contraste, mais qui promet de consolider la fuite de nos jours, sable filant entre les doigts. Ce Dieu-là, figé dans son éternité, laissons-le à qui en voudra. C’est vrai, cependant, qu’il était, qu’il est et qu’il vient. Il est bon que dans la prière nous mettions entre Dieu et nous tout le poids de notre passé ; toute l’incertitude de notre avenir. L’action de grâces est légitime : c’est la prière de notre mémoire. La demande est nécessaire : c’est la prière de notre fragile espérance.
Dieu lui-même garde mémoire. Il se souvient de l’une comme il veille sur l’autre.
Mais il advient que cesse pour nous cet enchaînement du temps, l’impitoyable succession d’hier et de demain. La louange est concentration dans la présence. Elle n’est plus souvenir du passé, elle n’est pas visée de l’avenir. Pur moment où je suis parce qu’il est. Pur aujourd’hui échappant, dans sa précarité même, à la structure du temps. Ici coïncident le Premier et le Dernier. Le cantique nouveau est le cantique final. Dieu est simplement là, aujourd’hui. Mais cet aujourd’hui est à la fois origine et terme. Flèche hardie qui échappe à l’arc tendu entre hier et demain, la louange est l’acte de l’homme qui tout à la fois se concentre et s’échappe à lui-même.
Dieu est actuel. Il est aujourd’hui, maintenant. Et c’est l’aujourd’hui de Dieu qui fonde le mystérieux aujourd’hui de l’homme ; l’aujourd’hui toujours surprenant de son surgissement à la vie. La vie véritable est ouverture à l’Autre.
 
Autre
La louange est cette ouverture même. Elle est l’aveu d’une insurmontable distance. Il est si facile de chercher à annexer Dieu. Il peut devenir, pour le confort de la pensée, la pièce maîtresse qui assure la cohérence de nos représentations. Il peut être imaginé, projeté plutôt, comme la totalité de tous les biens qui viendra combler notre désir. De toute façon, on peut récupérer Dieu, le satelliser, le faire entrer dans ce cercle imaginaire, mais trop réel, que nous dressons autour de nous. Il est là, à sa place, mais c’est pour que nous puissions tenir et garder notre place. Et c’est cette place qui est centrale. Cesser de penser à Dieu, consentir à laisser monter en soi la louange, c’est rompre le cercle. Dans la louange, on dit : « Tu ! », on ne pense pas : « Il. » On renonce, dès lors, à toute tentative d’annexer Dieu. Il est cet espace ouvert que rien ni personne, aucune idée, aucune image ne pourra jamais obturer. La pensée, le désir, l’action jalonnent leur marche de représentations. Ils ne peuvent progresser sans repères. La louange les bouscule et les traverse tous. Le Dieu que nous louons est l’Autre inaccessible. Il est vivant, vivant en lui-même, vivant sans moi. Le louer, c’est confesser que je n’ai pas de prise sur lui. Il n’y a plus devant moi que cet espace ouvert au-delà de tout, un espace où je puis venir respirer. La louange est cette pure respiration ; un souffle qui vient d’ailleurs et que je ne puis chercher à enclore sans étouffer dans l’horizon borné de mes soucis quotidiens. Dieu, tu es Dieu avant d’être mon Dieu.
 
Gratuit
Ou plutôt, simplement, Tu es ! Ici tombent les fausses questions devant l’énormité de la présence. Il n’y a plus de place pour les pourquoi et les comment. Du large vient le souffle qui anime toute chose. Prodigalité incroyable. Gratuité pure. Dieu ne sert à rien. Il n’est pas un moyen. Il n’est pas nécessaire. Se tourner vers lui ne sert à rien. La louange est, dans l’ordre de la prière, la forme la plus inutile. C’est pur gaspillage, pure gratuité plutôt. Tous les calculateurs du monde n’y comprendront jamais rien.
À la gratuité absolue de Dieu s’accorde simplement la pure gratitude de l’homme. Il n’est pas nécessaire de se tourner ainsi vers Dieu… pour rien. Aucun argument ne forcera jamais personne à le faire. Dieu n’en sera pas moins grand. Mais l’homme y perdra quelque chose de sa taille. Il ira courbé, enchaîné par les urgences quotidiennes, par la répétition usante des gestes nécessaires. Toujours en quête des moyens de vivre, il en oubliera la gratuité fondamentale de la vie elle-même. Il n’entendra plus le murmure de la source qui lui offre la chance de vivre pour de bon. L’homme qui se tourne vers Dieu dans la louange est un homme debout. Il est libre. Cette liberté suprême, nul ne pourra la lui ravir. Dieu moins que quiconque.
 
Respect
Celui vers qui monte la louange n’est pas un dominateur. La louange n’est pas le gémissement d’un être prostré devant son Seigneur et Maître. Elle est la parole de celui qui est lui-même seigneur et maître, mais qui ne l’est que parce qu’il est fils du Père. Dieu le respecte. Il respecte Dieu. Honorer, louer, c’est se tenir à distance. Ni fuite apeurée, ni rêve de coïncidence, d’identification. Distance dans la proximité : « dia-logue », c’est-à-dire entretien. Il n’y a plus de place pour la peur ni pour quelque intérêt que ce soit. Rien de servile en cette relation. À la discrétion de Dieu répond la discrétion de l’homme ; au respect jaloux du Père pour notre liberté d’homme répond le respect de l’homme pour le mystère inviolable de Dieu.
Je puis me réjouir seulement de la beauté de Dieu comme Dieu s’est réjoui le premier de la beauté de son oeuvre. La louange est une reprise de la Parole première. L’homme reprend l’exclamation de Dieu au terme de sa création : « Tout cela était bon, très bon. » Il confesse à son tour la beauté première de celui qui est la source. Il le fait, il peut le faire sans arrière-pensée.
La louange est le contraire de l’envie. Elle dit notre joie à la vue d’un bien qui n’est pas à nous. Adam avait cru que Dieu était jaloux du bonheur fragile de l’homme. Il s’est imaginé être victime de l’envie de Dieu. Justification illusoire, projection, en vérité, de sa propre jalousie. Dieu n’est pas jaloux. Si j’entre dans la louange, c’est que je confesse qu’il ne peut pas me porter ombrage. Il n’est pas un alter ego vis-à-vis duquel j’aurais à revendiquer mes droits, à lutter pour défendre ma place. Dieu est Autre, tout simplement. Il n’est ni un modèle, ni un rival. Il est Dieu, je suis homme. Autonome, il l’est et je le suis. Tous mes voisins le sont aussi. Se réjouir de la joie de Dieu, c’est être capable de se réjouir de la joie des autres, sans arrière-pensée. C’est échapper à la fascination de tous les modèles, aux tourments de l’envie. Mais, pour entrer dans la louange, il faut avoir découvert que Dieu n’est pas jaloux ; il faut avoir éprouvé l’immensité du respect qu’il porte à notre liberté.
 
Inouï
Dieu n’est pas jaloux. Il nous l’a fait voir. C’est pourquoi notre louange monte au Père par le Fils dans l’Esprit. Adam soupçonnait Dieu de se montrer avare, de défendre jalousement ses privilèges. En Jésus, Dieu s’est révélé comme celui qui ne se défend pas. Nous rêvions d’un Dieu toujours plus grand, d’un Dieu à qui appartiennent le Règne, la Puissance et la Gloire. En Jésus, nous avons vu un Dieu qui se fait esclave et renonce à toute souveraineté ; un Dieu pauvre qui se vide de toutes ses richesses ; un Dieu humilié. Inouï de Dieu ! Il est au-delà de tout ce que nous pouvons demander et concevoir. Il est en même temps en-dessous de tout ce que nous redoutons et fuyons désespérément.
Dieu n’a pas fini de nous surprendre. C’est de cette surprise constamment renouvelée que jaillit la louange. Il est Dieu : ses voies ne sont pas nos voies, ses pensées ne sont pas nos pensées. Nous n’aurons jamais de mots pour dire sa puissance. Mais c’est au coeur de la plus extrême faiblesse que nous la voyons surgir. Nous ne pourrons jamais pénétrer la plénitude de sa Sagesse. Mais c’est dans le non-sens et la folie qu’elle se révèle nous débordant de toute part. Il ne l’a pas fait une seule fois dans la mort et la résurrection de Jésus. Il continue en Christ à le refaire chaque jour. On n’enferme pas Dieu. On ne lui dicte pas d’avance ses attitudes. Il sera toujours déconcertant. On croit l’avoir perdu. On ne le retrouve plus sous les traits qui nous étaient familiers, et le voilà ailleurs, autrement, qui nous attendait. Toujours le même et toujours nouveau, nous entraînant, si nous y consentons, de commencement en commencement, dans la surprise d’une présence inattendue. Chaque instant peut être une aube nouvelle.
 
Joie
Surprise joyeuse. C’est notre joie, bien sûr. La tristesse résignée rabat l’essor de la louange. Celle-ci ne peut jaillir que d’un coeur apaisé. Elle est le chant de fête de ceux qui savent s’émerveiller. Mais cet émerveillement, cette exultation prennent en Dieu leur source. Ceux qui osent se tourner vers Dieu perçoivent quelque chose de la joie de Dieu. La louange en est comme l’écho.
Joie de Dieu… Dieu est joie ! Dans la résurrection du Christ s’est laissée entrevoir la rencontre exultante du Fils dans la joie du Père. Trace dans l’histoire de la permanente et pourtant toujours nouvelle rencontre qui est la vie même de Dieu : « Entre dans la joie de ton Seigneur. » Nous sommes invités au partage. Nous sommes déjà admis dans ce milieu divin fait de relations dans l’amour. Si difficile qu’elle soit pour nous à percevoir, la relation est là. Elle nous précède. Elle nous attend. Et nous pouvons bien nous associer déjà à cette joie qui est la gloire vivante de Dieu. Car la gloire n’est pas seulement le rayonnement de sa sainteté. Elle est plénitude de vie, échange et rencontre dans l’unité d’un seul amour. « Nous te rendons grâce pour ton immense gloire. »
 
Amour
« Dieu est amour. » La louange est la célébration gratuite de ce mystère. Dieu n’est pas un bienfaiteur. Ce n’est pas par ses bienfaits en faveur de l’homme qu’il se révèle digne de louange. Dans l’action de grâces, nous avons à passer par-delà les dons reçus pour nous tourner vers le donateur. Dans la louange, nous sommes invités à aller plus loin encore, vers celui qu’il est. Je n’attends alors rien de lui. Je suis seulement sûr de sa présence. Je m’y fais attentif. Dieu est. Il est amour. Il est là tourné vers nous, attentif. Car cet amour est débordant. L’origine sans origine nous échappera toujours. Mais nous avons vu passer du Père en son Fils Jésus la plénitude de l’amour miséricordieux et fidèle qui vient de Dieu, qui est Dieu lui-même en sa vie la plus profonde. De cet amour nous avons senti le souffle sur nos fronts et dans nos coeurs, le souffle extrême du vendredi saint, quand éclate l’enveloppe charnelle et que l’Esprit est répandu sur le monde. Souffle d’amour qui nous précède, qui nous attend.
Quand nous sommes à bout de souffle, incapables d’aimer, lassés de nous laisser prendre par tous ceux qui attendent quelque chose de nous, quand nous sommes sans courage et sans voix, il arrive pourtant que nous reprenions coeur. Au sortir de la nuit passe sur nos fronts comme une brise légère. Nous revivons à ce murmure. C’est l’heure imprévisible où la louange peut s’élever. Dieu est amour. Il n’a jamais cessé de l’être. Dans son infinie patience, il nous attendait. Il est toujours là. La vraie louange est la prière de nos résurrections.
 
Silence
Tel un fil d’or, elle court au travers de nos vies et de nos prières. Elle émerge parfois pour elle-même. Encore faut-il alors que tout bavardage s’arrête. Vers le silence de Dieu monte alors une hymne de silence. Silence de Dieu : silence de Bethléem, silence du Golgotha. Mais la Parole n’y est muette qu’en apparence ; et le passage est passage à la vie. Seulement, il n’y a plus de discours possible. Rien qu’un lieu préparé pour la Parole.
La louange se situe en cette frontière. Elle est toujours silence et Parole, Parole naissante. Au-delà des constructions laborieuses de nos esprits, le silence de Dieu rend possible cet ultime sursaut de l’intelligence du coeur. Quand on renonce pour de bon à l’appétit de savoir, un chemin s’ouvre vers la vérité. Il reste l’hommage rendu à l’inaccessible présence. Et, s’il faut encore user de mots, les meilleurs ne seront pas les nôtres, mais les vieux mots des premiers veilleurs, les mots anciens où Israël chantait la joie du Seigneur.
 
Qui donc est Dieu ?
Qui donc est ce Dieu vers qui vont nos louanges ? Il n’y a pas de chemin sur la mer. Il n’y a pas de route balisée vers Dieu. On ne peut le saisir. On ne peut le comprendre. D’aucune façon on ne peut faire main basse sur lui. Et pourtant, il est là, infiniment proche. On ne peut lui échapper. Nous sommes environnés de lui, portés par lui, traversés par son souffle même. Quand on s’emprisonne, on l’emprisonne. On peut le faire en prétendant croire en lui aussi bien qu’en refusant de croire. Peu importe que sur la muraille que l’on dresse autour de soi figure ou non une image de Dieu. En ce cas, l’homme n’est pas libre. Dieu non plus.
Il arrive heureusement que le mur s’écroule. Une brèche se creuse en notre système de protection. Le regard alors peut quitter nos horizons enfumés pour se perdre vers un lointain sans limites. Le souffle de la mer peut envahir la maison. Il est là. Mais le seuil est infranchissable. Il faut consentir à cette distance. Se laisser prendre, décentrer dans l’adoration muette. Je vis de ne plus vouloir vivre de moi. La vie est là, toute proche et insaisissable.
Sur le seuil, je puis demeurer, le regard au loin, les mains
ouvertes, telle l’Orante. Peut-être que, de l’autre côté, lui a déjà
passé le seuil.