La vie spirituelle, pas plus que la vie psychique, ne constitue une entité qu'il serait possible de détacher de la vie même du soignant. Et, loin d'apporter le baume attendu sur les plaies de l'existence, la consolation promise au cœur des difficultés et la paix espérée par-delà les conflits, elle peut se révéler source de tensions. Les témoignages de professionnels de santé mais aussi de grandes figures spirituelles, dont certaines furent des soignants, attestent de cette réalité bien éloignée de clichés véhiculés autour de la spiritualité. À l'image du désert, l'hôpital (entendu comme lieu symbolique du soin, même s'il n'en a pas le monopole) est aussi susceptible d'être un lieu de mise à l'épreuve ; et le cœur du soignant, en tant que soignant, le lieu d'un véritable combat spirituel.
Deux grands types de tensions peuvent être distinguées :
– Les premières se manifestent en présence d'une situation particulière. Elles sont à l'origine d'un trouble plus ou moins profond de la conscience du soignant qui, à un moment donné, ne sait plus ce qu'il doit penser et s'interroge sur ce qu'il doit faire pour agir non pas seulement selon ses propres inclinations, selon le droit, la déontologie ou la morale, mais selon l'Esprit. Une véritable conversation intérieure agite alors le soignant qui doit choisir, en lien avec les autres membres de l'équipe, la juste manière de soigner : Faut-il ou non poursuivre la réanimation de ce prématuré qui risque, s'il survit, d'être gravement handicapé ? Faut-il s'incliner devant le refus de cette personne âgée, profondément affectée par le décès de son conjoint et menaçant de se suicider, de prendre un antidépresseur ? Comment accueillir la détresse de cette étudiante qui envisage de demander une interruption volontaire de grossesse ?… Si la spiritualité est parfois définie comme un chemin, la question est bien de savoir, à chaque pas, sans certitude, par où passe ce chemin.
– Les secondes surgissent également à l'occasion d'une situation particulière, mais leur caractéristique est d'avoir un retentissement plus général et des conséquences plus radicales. Elles viennent mettre à mal l'engagement soignant lui-même. La question posée n'est plus : « Comment dois-je soigner ? », mais : « Dois-je encore soigner ? » Ce doute peut aussi toucher le cœur de sa foi en se muant en un : « Puis-je encore croire ? »
Voici quelques-unes de ces tensions :
– Tension entre le soin du prochain et le soin de soi-même ;
– Tension entre une certaine image de Dieu ou du sens de la vie et la confrontation répétée à la souffrance et à la mort ;
– Tension non moins fréquente entre l'aide que le soignant voudrait pouvoir apporter et les limites auxquelles il se heurte inévitablement ;
– Tension entre l'idéal du bon soignant auquel le professionnel de santé peut s'identifier et ce qu'il découvre de lui-même à l'occasion même du soin : son cœur partagé, incapable d'aimer vraiment, sa vocation moins désintéressée qu'il n'y paraissait…
Au-delà de ces différentes facettes, on remarque qu'à chaque fois, la tentation se présente comme l'obligation de choisir entre deux attitudes apparemment incompatibles afin que cessent (à tout prix) les tensions. Or la vie spirituelle authentique ne consiste-t-elle pas justement à habiter pleinement ces tensions afin d'espérer les dépasser ? Et la grande tentation n'est-elle pas de nier sa faiblesse ou, au contraire, de s'en accommoder trop facilement ? Si donc le soignant a le cœur partagé, à l'image de l'homme « inquiet », que « peut-il faire, si ce n'est s'efforcer de surmonter les tentations qui se présentent à lui sur le chemin du but qu'il est en train de poursuivre ? ».