Si l'on vous demandait de compléter cette phrase : « Quand les forces s'en vont... », que diriez-vous, qu'écririez-vous ? Les images, les mots qui nous viennent à l'esprit ne sont pas les mêmes selon le lieu en nous qui entend la question. S'agit-il de moi, s'agit-il d'un autre ? Cet autre qui perd ses forces, qui est-il pour nous ? A quoi nous renvoie-t-il ?
Colloques et débats sur les malades et les personnes âgées sont organisés, mais ceux qui sont concernés y ont rarement la parole, même s'ils en ont la force. Chacun reste ainsi dans son monde. A vrai dire, nous ne voulons pas voir que ceux dont les forces s'en vont sont le miroir de notre avenir ; cela nous est insupportable. Les accompagner peut être ainsi un moyen de mieux les gérer et maîtriser. Mais cela n'est qu'illusion. Infantilisés, démis d'eux-mêmes, ceux que nous voulons soumettre, en prétendant savoir ce qui leur est bon, deviennent une charge de plus en plus lourde. Nous oublions qu'il s'agit de bien plus que de réguler un groupe ou de le prendre en charge : il s'agit d'un « vivre ensemble ».
Le sociologue Patrick Baudry écrit : « Il n'est pas de malade qui accepte de se laisser réduire par la technicité médicale et la condescendance relationnelle. Une part demeure toujours insoumise à ces procédures de recouvrement de la maladie, par quoi le malade exige plus que des soins, de la parole et de l'écoute, un échange qui remet en cause la division fonctionnelle entre bien et mal portants » 1. Cette parole peut être dite aussi à propos des personnes âgées.

CHANGER D'APPROCHE


L'être humain est habité par deux exigences qui coexistent difficilement sans tensions : le besoin de s'affirmer, de maîtriser, et le besoin de congruence avec le groupe auquel il appartient ; autrement dit, nous voulons sentir notre appartenance à ce groupe, être aimés. Toute situation nouvelle met en péril ce difficile équilibre jusqu'à pouvoir donner l'impression que les deux besoins sont antinomiques. Ces besoins caractérisent les personnes mais aussi les groupes. Celui qui est faible peut se vivre ou/et être vécu comme responsable, voire coupable, de rompre une harmonie préexistante, réelle ou imaginée. Il provoquera donc une réaction de rejet ou de surprotection — ce qui revient au même —, puisqu'il n'est plus à « sa » place, dans le même espace, avec" les mêmes références qu'auparavant. On peut comprendre qu'il réagira par la soumission pour continuer à faire partie du groupe, et cela d'autant plus qu'il sera fragile. Mais peuvent venir des moments où il affirmera sa différence, son identité, peut-être dans la révolte, ou dans l'exagération caricaturale de ce que l'on attend de lui : rester à sa place de malade ou de vieux, dépendant. « Non, je ne peux plus marcher sans aide », protestait, malgré l'évidence, une vieille dame qui s'était sentie contrainte par son entourage à vivre en maison de retraite.
Ce processus de fonctionnement psychique nous rappelle que lorsque nous parlons d'un problème social, ce sont toujours de personnes que nous parlons avec chacune son histoire, réductible à aucune autre. Mais il nous rappelle aussi que nos différences sont en relation, qu'elles ne peuvent donc être envisagées séparées les unes des autres. Concrètement, cela signifie que ce que je vis concerne les autres, mais aussi que ce qu'ils vivent me concerne. Si nous poussons cette réflexion, nous pressentirons alors que notre vie est beaucoup plus large, beaucoup plus profonde que notre petit « je » que nous essayons de sauver de l'oubli ou de l'écrasement.
A vrai dire, chacun de nous, là où il est, a une responsabilité envers ce monde ; le fond de nos vies, mystérieusement, touche l'universel. C'est pourquoi, si nous voulons comprendre un certain nombre de problèmes de société, il nous faut substituer une approche de l'intérieur à une approche de l'extérieur et réintroduire le témoignage. Les techniques de gestion ne peuvent venir qu'après, dans un service de l'homme. Réintroduire le témoignage, c'est reconnaître que nous avons des choses à nous dire, que nous partageons la vie. Le véritable témoignage est donc toujours un nous sous les apparences d'un je. Là où il y a exhibitionnisme, repli sur soi, il n'y a que parodie de témoignage. Nous sommes un seul corps dont chacun est membre pour sa part ; c'est cela qui est à découvrir, sans cesse. Alors nos différences seront nos richesses.

Vieillir, être vieux


Les beaux vieillards, qui ont toute leur tête et assurent une fonction évidente de mémoire familiale et sociale, ont toute notre admiration. Ils sont des héros qui défient la mort. Les autres, nous leur souhaitons, sans peut-être le dire, d'en finir au plus tôt. On dit facilement qu'ils ont perdu leur dignité, avançant ainsi le même argument que ceux qui militent pour l'euthanasie. Vieillir se décline alors en termes de manques jusqu'à rendre la vie dérisoire. Une récente affiche montrait un nouveau-né, nu sur des couvertures, avec pour titre : « Bienvenue dans un monde de vieux. » Les questions ainsi posées sont : « Est-il encore possible de vivre quand on est vieux ? Quelles conditions faut-il pour vivre ? Qu'est-ce que vivre ? »
Je connais un homme qui vient de fêter ses cent ans. Il a l'esprit plus vif que bien des gens de quarante ans ; sa santé est excellente. Seul l'équilibre de sa marche est instable et lui interdit de sortir seul dans la rue. Il se sait vieux, il sent que son emprise sur le monde s'est réduite mais persiste. Il y a dans sa vie une continuité : ne pas se laisser faire, lutter pour la justice. C'est cela qui concentre concrètement son énergie et qu'il veut transmettre à ses enfants et petits-enfants. Son avenir est inséparable de sa lutte présente. Il affirme avec force que son identité n'est pas d'être vieux ; être vieux n'est qu'une des composantes de ce qu'il est.
C'est ce dont témoignaient aussi, dans une récente émission de télévision, un certain nombre de personnes très âgées. La peur de la mort le disputait chez elles aux projets qui ouvraient un avenir. Le passé n'était pas une richesse perdue mais présente : il élargissait ce qui pouvait paraître manquer au présent du fait de la diminution de leurs capacités. A entendre ces personnes, il s'agissait plus que d'une compensation. J'avais l'impression d'une réorientation et d'un élargissement ; c'est pourquoi elles désiraient vivre encore. Il me semblait qu'en exprimant une continuité dans leur vie elles assuraient notre histoire en assumant la leur.
Se sentir vieux est donc moins lié au nombre des années qu'à la perte des forces et au sentiment de diminution de la relation au monde. Perdre ses forces, c'est être sans avenir. Celui qui est véritablement « vieux » est, comme le grand malade, sans avenir. « Il a fait son temps », dit-on quelquefois de lui. Sa vie est conjuguée au passé, comme s'il avait cessé d'être. Se sentir vieux, c'est un peu, me semble-t-il, comme se sentir malade d'une maladie irréversible et dont on ne sait pas la durée. La pente des « Je ne peux pas », « Je ne peux plus », s'enchaîne irrésistiblement, et l'on découvre qu'on n'est plus maître de sa vie. D'une certaine façon, cela s'abat toujours brusquement. Un jour, on dit : « Je ne peux plus monter l'escalier » ; ou l'on ne dit rien, et on ne le monte plus ; ou bien une petite phrase banale de l'entourage en fait prendre conscience.
Ainsi, lorsqu'il y a quelques semaines je déclarai, très fière, devant un groupe d'amis : « Je peux faire un dénivelé de trois cent mètres en montagne : c'est ce que j'ai fait l'été dernier », et que l'un d'eux remarqua, imperturbable : « C'est ce qu'on fait en une heure », j'eus un pincement au cœur. Ces trois cents mètres étaient pour moi une performance, applaudie par mon fils qui est un montagnard chevronné. Je n'avais pas vu que, dans son amour, mon fils s'était réjoui de mon plaisir. Il avait célébré ma volonté d'avancer et ma victoire sur mes forces diminuantes plutôt que mon efficacité. Mon ami avait oublié. Il avait ramené ce que je fais à une norme. Le doute s'est introduit en moi sur mes capacités : « Suis-je encore vraiment capable d'aller en montagne, puisque je ne peux plus faire comme les autres ? Puisque l'été dernier je n'ai pu faire ce que je faisais autrefois, peut-être cet été ne serai-je plus capable du tout ? Peut-être n'en suis-je plus capable ? »
Je commençais à me laisser happer par l'engrenage de la dévaluation de moi-même. Je ne sentais plus ma vieille envie d'entreprendre.
Je me rendis compte que, parce que je n'avais rien dit, je faisais d'un tout petit événement une affaire importante. Si j'avais parlé, ma blessure aurait été changée, je le sais. Le trésor que j'étouffais en moi pour le sauvegarder aurait été richesse partagée. Une porte se serait ouverte sur du nouveau.
Heureusement, ne plus faire de montagne n'est pas grave pour moi, parce que la montagne n'est pas le centre de ma vie ; mais si elle l'avait été, cela aurait pu être terrible. Je peux m'épanouir et exprimer ma valeur et mon amour de la vie en bien d'autres domaines que la montagne. Réussir toutes choses n'est pas ma préoccupation. C'est comme ne pas avoir toutes les qualités. Il n'est pas besoin d'être sans failles quand on est capable de réussir un certain nombre de choses, et encore plus quand où est aimé dans ses limites. Mais quand on est de moins en moins capable, quand tout vacille, quand on ne sait plus sa place dans le monde, qui est-on ?
La grande question est toujours : « Qui suis-je pour l'autre et pour moi-même ?» Les deux sont difficilement séparables. Dans ce monde d'efficacité, qui suis-je si je ne suis plus efficace, et encore plus si je suis dépendant ? Qui suis-je, lorsque mon image est altérée pour moi-même ou pour les autres ? Et s'il me reste encore des forces, pourquoi les garder si elles semblent être devenues inutiles ? Perdre ses forces est bien plus qu'un fait objectif : c'est un vécu intime qui implique un rapport au monde.


Perdre ses forces : un vécu intime


Quand les forces s'en vont, le monde se réduit, se morcelle. La douleur peut devenir un mode de l'être. La supprimer peut être supprimer ce à quoi quelqu'un s'identifie et qui lui est devenu sa raison de vivre. Qu'importe si la douleur est cause ou conséquence de ce qui ne va pas dans une vie Elle est pareillement un cri qui doit être entendu. Elle exprime quelque chose du fond de l'être. Elle peut devenir le moyen de la relation aux autres chez celui qui ne sait plus s'il a encore une place en ce monde, s'il est encore aimable, puisqu'il ne sert à rien. Elle peut être la seule chose qui reste quand disparaît la parole qui tisse les liens entre les êtres.
La parole est tarie quand personne n'a besoin de nous, quand nous pensons ne servir à rien. J'ai beaucoup appris de la fin de la vie d'une religieuse dont j'avais entendu dire durant mon adolescence : « C'est une sainte. » Quand elle tomba malade, sa belle santé s'en alla très vite. Elle fut hospitalisée, loin de chez elle, pour un traitement lourd. Elle avait une immense force intérieure et physique, malgré ses quatre-vingt-quinze ans. Toute sorte de gens venaient lui rendre visite, lui racontant leur vie et quêtant ses conseils. Il lui avait été très douloureux de renoncer à ses multiples engagements dans les mois qui avaient précédé son entrée à l'hôpital. A nouveau, elle se sentait utile, entourée, aimée. Lorsque le chef de service lui annonça qu'elle ne pouvait être guérie, elle pensa qu'elle allait mourir dans quelques semaines, peut-être dans quelques jours. Elle accepta bien volontiers d'être envoyée dans une maison de religieuses en fin de vie. Elle se représentait ce lieu comme une antichambre du ciel où l'on s'accompagnait dans une attente empressée du Seigneur.
Au lieu de cela, ce fut une solitude dorée, dans laquelle, petit à petit, elle était dépouillée d'elle-même, autrement qu'elle n'avait envisagé. On pourvoyait à tout : on rangeait ses affaires, on s'occupait de ses dossiers médicaux. Elle devait se reposer, lui disait-on. Elle aurait aimé rendre service, ne serait-ce qu'éplucher des légumes, mais on n'avait pas besoin d'elle : tout était parfaitement organisé. Elle s'ennuyait, elle aurait aimé parler : elle pouvait rendre visite aux soeurs qui étaient ses voisines d'étage, lui disait-on. Elle ne le fit pas. Comme la plupart des personnes âgées en maisons de retraite, elle était affamée de liens personnels mais incapable de les créer sans une aide. Elle demanda un accompagnement spirituel. Il lui fallait commencer par accepter son état, répondait-on. Elle se réfugia dans la plainte en accusant son entourage d'avoir perdu les valeurs d'autrefois. Elle n'osait plus demander et, en même temps, était d'une exigence sans fin. Elle pleurait, se sentait affreusement seule.
Je lui demandais de raconter sa vie qui avait été très riche, avec des responsabilités importantes : elle n'en percevait pas l'intérêt pour le présent. Son angoisse se traduisait en douleurs n'ayant rien à voir avec sa maladie qui, elle, s'était stabilisée et pouvait la laisser vivre encore des années ; elle le savait. Or cela ne faisait qu'accroître son angoisse.
Un moment, elle se révolta, retrouvant ainsi son dynamisme. Elle commença à écrire sa douleur, non point pour elle mais pour témoigner, disait-elle. Elle parlait pour ceux qui ne le pouvaient pas et pour ceux qui accompagnent, pleins de bonne volonté mais ignorants de ce que vivent ceux qu'ils accompagnent. Sa vie avait enfin, à nouveau, un sens. A nouveau, elle défendait la cause du faible. Malgré cela, ce fut trop dur de sentir clairement, et non point de façon diffuse, son opposition à ses soeurs, car elle avait besoin d'elles. Elle finit par consentir à ce qu'on sache pour elle, y compris spirituellement. Elle se laissa glisser. La paix commença à s'installer en elle. Elle ne tarda alors pas à mourir. Elle arrivait enfin à ce qu'elle voulait.
Cette histoire est riche d'enseignements. Citons-en trois :
    • Accompagner quelqu'un, c'est chercher ce qui est bon pour lui, et non lui appliquer des schémas préétablis. Cela implique de tenir compte de ses besoins spirituels.
    • Parmi ceux-ci, le besoin de donner est un besoin fondamental de tout homme. Si ce besoin n'est pas reconnu, la personne est niée dans son être profond ; car le plus important, si nous aimons, n'est pas de donner mais de permettre à l'autre de donner. C'est seulement ainsi que nous donnons.
    • Si nous n'avons pas besoin de ceux que nous accompagnons, nous les laissons seuls ; nous ne leur donnons rien. « Si je n'ai pas la charité, j'aurai beau donner tous mes biens aux pauvres, cela ne me sert de rien » (I Co 13,3). Il peut être utile de se poser la question : de quoi veux-je me préserver quand je veux prendre en charge la souffrance de quelqu'un et quelle idée ai-je de lui, de moi ? Bien souvent, nous prétendons à l'amour là où il n'y a qu'absence de confiance en l'autre, en sa capacité de vivre ce qu'il a à vivre. Il y aurait beaucoup à retirer pour nos vies de la relation du Père à Jésus, son Fils, qu'il a aimé jusque dans son apparent abandon. C'est cela, l'amour : non point mettre ni se mettre dans la dépendance, mais vivre la parfaite liberté de la confiance qui ouvre tout. Il nous faut découvrir ce lien de façon totalement neuve


CHEMINS D'OUVERTURE


Les liens, cela change tout. C'est ce qui fait que nous restons un être humain, quel que soit notre état. Celui qui perd ses forces a besoin de l'autre, non point d'abord pour être secouru, mais pour entendre une parole de reconnaissance : « Tu comptes pour moi ; tu as du prix à mes yeux. » Cela sous-entend : « N'aie pas peur ; tu fais toujours partie de notre humanité. » Cette parole dit que cela vaut (encore) la peine de vivre. Parce qu'elle sauve l'espérance et la foi qui l'accompagne.
C'est seulement s'il y a un lien que nous pouvons dire : « C'est lorsque je suis faible que je suis fort », car nous faisons alors l'expérience que notre vie est plus que notre vie. Je me souviens qu'avant d'entrer à l'hôpital pour un traitement lourd mon mari m'a dit : « Nous y entrerons ensemble. » Par ces paroles, il me rétablissait dans mon intégrité, dans un au-delà de la maladie que, cependant, il prenait en compte. Il ne prétendait pas effacer ce que j'avais à vivre. Il en était le témoin ; par sa présence, par son affirmation que nous étions ensemble, il en garantissait la valeur. Il signifiait : « Engage-toi dans ce qui se présente à toi, accepte ; c'est ta place, ta responsabilité envers moi et envers tous. » L'important n'était plus les forces qui s'en allaient, la mort qui pouvait venir, mais ce que j'allais en faire, comment nous allions le vivre, chacun à sa place. Ma vie prenait des dimensions insoupçonnées. L'accent n'était plus mis sur la perte des forces, sur la souffrance, mais sur l'ouverture à l'instant dans toute sa richesse. De projets, il n'y avait plus. L'instant était plénitude ; tout y était donné.
Ce qui m'était donné, c'était l'appel à vivre au plus profond de moi-même, en ce lieu au-delà de toutes les forces sensibles, lieu en lequel s'origine toute force, dont on ne sait rien sauf à le vivre, lieu d'un laisser-faire et qui ne demande qu'acquiescement. Lieu où l'on perd sa vie pour la trouver. Au bord de la mort, lorsque toute communication avec l'extérieur semble impossible, nous vivons en ce lieu... La perte des forces ou de la santé nous appelle à voir au-delà, à chercher un autre chemin.

Dire


Au-delà des forces et de la santé, c'est l'inconnu. Ne disons pas trop vite : « Il faut accepter. » Cela pourrait être démission. Ne disons pas trop vite : « Il y a Dieu. » Dieu n'est pas le pansement de nos vies. Il est celui qui dit : « Mes chemins ne sont pas vos chemins. » Il n'y a pas d'autre chemin que ce qui fait vivre — et Dieu est le Dieu de la vie. Parce qu'il n'y a pas de vie sans parole, « dire » est un chemin essentiel.
Dire « ce qui est », et que « ce qui est » soit reconnu, est un besoin fondamental, pas seulement pour les victimes d'accidents ou d'attentats, mais pour nous tous. Dire, c'est entrer en contact avec ce que nous sommes et le manifester. Nous avons besoin de dire pour faire la différence entre nous et l'événement, pour ne pas être submergés. Dire met les choses à leur place, permet de réélaborer, de mieux comprendre, de moins nous laisser emporter par notre imagination. Dire, c'est dépasser la division intérieure. En disant, je reconnais que je ne peux pas tout, que je suis limité(e) ; je reconnais mon besoin de l'autre. En disant ce que je vis, mon coeur s'élargit.
Dire n'est pas bavarder ni se raconter, mais donner de l'espace à la vie, de la consistance à ce qui nous habite Nous pouvons ne rien dire pour toute sorte de raisons. Nous pouvons ne pas dire parce que nous nous sentons spéciaux, confondant spécial et unique. Si nous ne disons pas, nous nous coupons de nous-mêmes. Si la souffrance n'est pas dite, rien ne l'arrête. Elle peut alors devenir folle et tuer. Lorsqu'elle est dite elle peut être partagée. Partagée, elle devient habitée, humaine. L'autre ne va pas la prendre L'important n'est pas qu'il la comprenne mais qu'il en soit le témoin, qu'il tende la main. Tendant la main pour donner ou recevoir — les deux en un même geste —, on cesse d'être seul.
Dire est chemin. Que l'on soit bavard ou non, on n'a jamais fini d'apprendre à dire. Car dire est, je le crois, chemin de simplification, chemin de vérité, chemin vers la Source. Perdre ses forces est ainsi une étape de relecture de vie.


Découvrir le don


A la fin du dire est la découverte du don, la découverte que ce qui est donné est sans cesse redonné, comme le montre de façon si belle le film Le festin de Babette. Ceux qui nous suivent n'ont pas besoin que nous soyons parfaits ; ils ont besoin que nous leur disions, par notre regard sur nos propres vies, que tout peut être repris, que tout est ouvert. Ils ont besoin que nous nous pardonnions à nous-mêmes, que nous nous aimions nous-mêmes dans nos limites. Alors ils pourront, eux aussi, s'aimer et recevoir la vie que nous leur transmettons comme un cadeau. Recevoir la vie comme don fait tout traverser.
Arrêtons de cultiver la plainte. Arrêtons de vouloir secourir pour nous dispenser de vivre Quel que soit notre état, aimons-nous nous-mêmes : il n'y a pas d'autre chemin pour aimer l'autre. Croyons en ce que ceux qui ont perdu leurs forces peuvent nous apporter. Nous ne pourrons le croire que si nous changeons de regard sur nous-mêmes, si nous croyons que nos forces limitées ont une place en ce monde. Au fond, nous ne croyons pas assez en nous. Peut-être croyons-nous à nos efforts, ou, à tout le moins, qu'il nous faut en faire, mais nous ne croyons pas qu'il y a encore bien plus profond que nos limites. Nos forces sont limitées. La seule solution devant une telle évidence est d'accepter qu'elles me soient données. Alors tout sera possible, et je cesserai de m'évertuer à l'impossible ; alors je pourrai croire que je suis un joyau, quelqu'un de merveilleux, et cela au sein même de mes faiblesses, de quelque ordre qu'elles soient.
Quand nos forces s'en vont, le monde a besoin de nous, non point parce que nous sommes faibles, non point pour lui rappeler qu'il l'est lui aussi, mais parce que, à cette place qui est nôtre et que nous ne pouvons changer, nous pouvons être le signe de ce qu'est l'homme en sa profondeur : il y a en lui, au-delà du faire, au-delà du visible, une capacité à être simplement là, sans savoir, une capacité à recevoir. Faibles, limités, nous ne sommes pas seulement le signe d'une richesse perdue ; nous sommes promesse d'un avenir autre, ouvert. Si nous y consentons. Pouvoir s'autoriser à ne pas lutter sans cesse, pouvoir être faibles, quel cadeau ce serait pour bien des hommes de notre société de compétition ! La perte de nos forces vécue paisiblement, sans cramponnement, peut nous être d'une aide importante. Elle peut être témoignage qu'il y a autre chose. On change alors de registre, comme le fit la vieille Sarah et tant d'autres hommes et femmes de la Bible.
Croire en soi-même, ce n'est pas croire en ses oeuvres, en ses forces. L'important, ce ne sont pas nos oeuvres, mais ce qui les nourrit. Les oeuvres passent, la Source demeure. Source qui est don, sans cesse jaillissant. Source qui donne de comprendre, autrement. Le don ne se mesure pas selon l'efficacité mais selon la Vie.

* * *

« Je rends grâce pour tout ce que j'ai reçu », me confiait un jour quelqu'un que j'aimais beaucoup et qui relisait sa vie devant moi. Son acceptation d'elle-même, de ce qu'elle avait vécu, donnait un rayonnement intense à ses paroles. De sa vie ne transparaissait plus que le don reçu. Rendant grâce pour ce qu'elle avait reçu, elle continuait à le faire vivre. Rendre grâce, c'est donner à nouveau. C'est donner à l'autre de donner, cet autre fût-il Dieu. Rendre grâce, c'est donner à celui qui donne de donner encore, c'est — ne le retenant pas — laisser s'étendre le don. « Père saint, tout ce que tu m'as donné, je le leur ai donné » (/n 17). Le don est inépuisable, toujours neuf. Quand tout le reste aura passé, il sera encore là. Il n'y a pas d'autre tâche que de le connaître, que de le vivre, chacun à notre place et sachant que nous ne sommes jamais les uns sans les autres.



1. Autrement, n° 87, février 1987, p. 27