Les excès d’ascétisme d’Ignace de Loyola à Manrèse ont souvent été interprétés comme l’expression d’une transition et d’une rupture nécessaires avec un passé acquis aux prestiges stériles de la mondanité : abandonnant le souci d’une tenue séduisante, le pèlerin renonce d’un même élan à la recherche de sa propre image et de sa propre gloire. En méprisant le soin de sa nourriture, de son sommeil et de son apparence extérieure, l’apprenti-saint, tout à l’école de Dieu, tranche avec les manières d’une société du spectacle où l’on peut pécher en toute impunité, pourvu que le mal ne se voie pas. 

En se laissant pousser les cheveux et les ongles, Ignace se libère d’une soif de reconnaissance sociale aliénante et consent pour un temps à s’identifier au misérable et à l’errant par son abord rebutant et sauvage. Dans cette monstration publique de l’animalité se donne à voir une forme de pénitence familière aux Pères du désert et à de nombreux récits de conversion.
Nous allons tenter de voir de plus près quelles expériences conduisent Ignace à consentir à donner à nouveau aux autres et à Dieu une présentation de son corps, une tournure à la fois discrète et raisonnable, mais d’abord indifférente au jugement d’autrui. Au cours du Récit, il portera ainsi des vêtements tantôt aimables, tantôt rudes, selon le genre de dons que lui font ses bienfaiteurs et le type de statut auquel il doit s’adapter.


 Une humilité ostentatoire


Le corps en son animalité la plus ostentatoire inscrit un en-deçà du social mais aussi un au-delà : dépourvu de soins et livré en friche au regard d’autrui, il renvoie à une nature qui ne peut faire nombre avec les conventions sociales. Sans coiffure, mi-crinière, mi-pelage, la chevelure laisse apparaître l’instinct et le désordre d’une chair anarchique ; sans lime et sans ciseau, les ongles se muent en appendices grossiers, proches de la griffe qui veut tout saisir d’une force de rapace.
En d’autres termes, le corps, disqualifié par son apparence extérieure, déchoit du monde humain au règne animal et, par cette destitution volontaire, va occuper l’échelon le plus bas des hiérarchies sociales. En ce sens, il y a une réelle pénitence et une « humiliation effective » dans le choix d’apparaître aux autres anomique et inassimilable ; le corps, comme l’espérance, ne peut plus tromper ; son intérieur et son extérieur sont à la fois trop sauvages pour s’acclimater aux demi-mesures des respects humains et trop saints pour se laisser domestiquer par un autre attachement que celui du Christ.
Cependant, cette démesure se paie aussi d’une relance de l’imaginaire narcissique : refusant d’être un parmi d’autres en avouant la bassesse d’une condition animale active pour toute l’espèce humaine, le pénitent paraît aussi confronté à un retour du refoulé. À brouiller les apparences (avec son bourdon, il aurait presque l’air d’un homme des cavernes !), on flirte avec la fascination d’un monde d’avant la castration, d’avant l’éprouvant mais nécessaire empire des symboles et de la vie sociale.
L’hallucination qui suit immédiatement le choix de ne plus soigner ses apparences rend compte de ce nouvel obstacle : c’est encore un souci de soi que de vouloir se montrer plus pécheur et plus cru que les autres. L’apparition réitérée d’une « chose » « très belle, extrêmement belle » en forme de « serpent » « resplendissant comme des yeux » évoque le jaillissement et la cristallisation de la pulsion scopique. À trop dénigrer les apparences du vêtement et la tyrannie des signes, on risque en effet d’être piégé par le retour en puissance de l’imaginaire. Il soumet l’âme à un voir intérieur marqué par un symbole phallique (serpent), un voir intérieur d’autant plus insidieux qu’il demeure occulte alors que la coquetterie et le goût de séduire demeurent malgré tout à distance de soi en raison même de leur vanité manifeste. L’animal reptilien du fantasme, tout en miroitement captateur, sera avec clarté identifié au démon par le mystique de Manrèse dont les excès de converti ont su aiguiser l’intelligence spirituelle, même si, dans sa fougue, elle ne dispose pas encore de toute la sagesse et de toute la maturité des médiations théologiques, culturelles et sociales à venir.


 Le corps réhabilité


La décision de prendre à nouveau soin de son corps – se couper les cheveux et les ongles – correspond dans le Récit à un temps de vive consolation. Dans la ville de Manrèse où Ignace demeure presque un an, il « a vu le fruit qu’il faisait dans les âmes en traitant avec elles ».  Certes, les hommes et les femmes qu’il a rencontrés ont su ne pas s’arrêter aux apparences et lui faire confiance en acceptant d’entrer dans un véritable discernement spirituel avec lui. Il n’empêche qu’une fois sanctifié et simplifié par ses visions mystiques, Ignace peut laisser tomber son accoutrement de sauvageon. Il ne s’agit pas là d’une concession à l’esprit du monde ; la volonté du pèlerin de n’accorder sa confiance qu’à Dieu seul va pouvoir dans d’autres épisodes du Récit se manifester en de nombreuses autres circonstances, mais ce désir de se débarrasser de tout appui humain, ce désir de Dieu, puissant comme la folie de la Croix, ne passera plus par une dégradation délibérée de son apparence d’homme, créé à l’image de Dieu, de façon irrévocable.
À quoi bon effaroucher les autres, à quoi bon les tenter par un abord spectaculaire et disgracieux quand c’est d’abord l’écoute et la parole d’une discreta caritas (la charité discerne) qui façonnent la vérité des échanges comme aussi la simplicité de la relation à Dieu ?
Il n’est donc pas indifférent qu’Ignace renonce à son apparence d’ermite des romans de chevalerie après avoir redécouvert les merveilles de la Création et en avoir expérimenté la photogénie au sens premier du terme : comment Dieu produit la lumière à partir de la matière et d’un principe de rayonnement en genèse dans tout mouvement intellectuel, spirituel et matériel. Il n’est sans doute pas anodin non plus dans le Récit que la joie de voir les autres grandir dans la foi s’accompagne de la perception intellectuelle, spirituelle et sensible de la présence du Christ dans le corps eucharistique.
« A l’élévation du Corpus Domini » dans l’église d’un monastère, Ignace peut discerner avec l’entendement comme avec les yeux de la foi la manière dont Jésus le Christ vient réellement s’incarner dans son corps eucharistique de Ressuscité. À chaque nouvelle célébration, le Christ s’offre à transcender et sublimer l’animalité du corps humain qui communie à sa divine chair, et tous les pratiquants sont promis à devenir toujours davantage le temple de Dieu en se greffant au Corps de Jésus comme au corps de tous les autres croyants. Par cette appartenance immanente et charnelle, le corps gracié du communiant mérite soins et attentions ; il peut sans hypocrisie se démarquer de façon définitive d’un corps seulement biologique dont les contraintes n’ont pas à troubler ou obnubiler la confiance du croyant. En reconnaissant la dignité infalsifiable du Corps du Christ, en s’en nourrissant avec humilité et persévérance, il lui est alors permis de construire la dignité de son corps particulier et singulier, dans la confiance que la profondeur de la souffrance comme celle de la joie du désir accompli dans l’amour authentique peuvent resserrer toujours plus étroitement l’union de l’homme à son Créateur et Sauveur.