Un jour cesse la fuite. Celle que nous vivons quotidiennement sans en prendre vraiment conscience. Sous l’effet de quelque incident apparemment minime, la fuite cesse de nous distraire du présent de la vie, « l’Esprit se fait chair ». Si notre accueil dure et s’approfondit, il dépassera, parmi les résistances qui se lèvent en nous, la plus grande, celle de « comprendre » l’appel qui nous est adressé, au lieu de lui obéir.
 

La fuite en avant


La fuite consiste à gérer la vie de tous les jours de manière à la garantir de toutes formes de souffrance. L’exercice est difficile, le but est même inatteignable, et nous appelons à la rescousse toutes les raisons qui justifient les accrocs du parcours. Les événements douloureux de la petite enfance, les incompréhensions des plus proches, les accidents divers posent des questions, mais la réponse est renvoyée à plus tard et les distractions qu’offre le monde font le reste. Le présent de la vie demeure sous le signe permanent d’un refus qui s’ignore, sans pour autant que la vie soit lisse ou insipide. Nous tenons une place reconnue, nous assumons des rôles et des fonctions, nous travaillons avec sérieux, nous témoignons de la bienveillance à ceux qui en requièrent, nous nous dévouons pour de grandes causes, nous donnons du temps et de l’attention à ceux que nous aimons. Et même, à l’occasion, nous parlons de nous-mêmes avec cette sorte de détachement que l’on appelle l’« humour ».
Ce qui demeure en sourdine est un désespoir qui ne se connaît pas. Il ne peut donc pas se dire. Étroitement tissé dans l’étoffe des jours, il en a pris la couleur, il ne se voit plus ; incompréhensible selon le bon sens, il semble proprement inavouable. À qui d’ailleurs pourrait-il être dit ? Quelle présence, quel visage pourrait accueillir ce cri : « Rien ne va ! », sans apitoiement, sans jugement, sans dérobade ?
 

La brèche


Ce qui surgit un jour à l’improviste fait partie du tissu de la vie et n’a rien pour surprendre au premier abord. Ce n’est pas l’instant solennel à partir duquel on pourra dire : « C’était ce jour-là… » Non, juste un coup d’arrêt : dans un journal, la vue d’un homme, à terre, dans un paysage de ruines ; ou dans le wagon de métro quotidien, un clochard qui interpelle des voisins de banquette aux visages absents ; ou, à propos de rien, le souvenir d’un passage d’Évangile, cette histoire de Pierre qui entend, confondu, chanter un coq au matin… Et voici que les larmes jaillissent brusquement, elles qui étaient retenues par une vie bien « gérée ».
 La vie reprend, mais il y a une brèche. La vie continue d’autant mieux qu’alentour le monde préconise, partout et à propos de tout, qu’il faut donner à l’instant présent son maximum de contentement, quelle que soit la sorte de plaisir escompté. Il s’agit de ne pas chercher de sens là où à l’évidence le sens est à inventer ; l’homme est enfin libéré d’une morale périmée qui le corsetait, il est désormais à lui-même sa propre mesure, un mutant que la science équipe de mieux en mieux pour le lancer dans l’avenir.
Le jour où faute d’une constante vigilance — ou à cause d’elle — le coeur est touché, l’Esprit s’introduit dans la chair : là commence le combat spirituel. Il se manifeste par un silence léger, un « n’aie pas peur » murmuré à l’oreille. Quelque chose s’effectue comme une réconciliation évidente et fugitive entre le monde et soi-même, comme un rassemblement d’éléments épars en une image unifiée. Ce monde où l’on se maîtrise et s’ajuste, où l’on prend sur soi, est fait de rapports de force ou de ruse pour asseoir son pouvoir ou pour aménager les possibilités d’être reconnu et privilégié. Dans la brèche s’est laissé apercevoir le mensonge ; nous sommes devenus étrangers au monde qui était le nôtre.

L’issue


Tous les conflits affrontés naguère dans l’accablement ou la colère impuissante et qui se supportaient dans l’attente que la douleur s’estompe restent une épreuve. Pourtant, un espace s’ouvre entre l’agressé que je suis et ceux que je considérais comme mes agresseurs. Faire face ne se vit plus comme une lutte sans merci dont il faudrait à tout prix sortir vainqueur. Le couteau frappe, mais il est épointé. Plus que cela, il rate sa cible, il glisse. Il s’agit plutôt de rester là, tranquille, et le silence devient parole qui, de n’être ni agressive ni méprisante, propose l’issue désirée.
Ainsi se découvre un sentiment que l’on ne connaissait pas. Désirer, pour quelqu’un, non que disparaissent ses fautes mais qu’il vive, cela s’appelle aimer. Cet amour-là lave l’espace de la rencontre comme la marée montante lave des traces sur le sable. Au coeur de l’affrontement, l’homme désemparé supporte, endure et espère ; dans l’obscurité qui se fait lumineuse, il est assuré que l’issue d’un débat n’est pas le dernier mot, que l’échec patent et la souffrance silencieuse ne sont pas des murs mais des chemins. La marée pourra refluer, une certitude demeure, une confiance sans moyens.
Le combat spirituel ne consiste pas à combattre ses démons mais à croire, sans débat intérieur, sans peser le pour et le contre, à la parole de vérité qui demeure au plus intime du coeur. Il ne consiste pas à combattre la passivité, la résignation ou encore à affronter la peur, déguisée en modestie. Le combat ouvre la profondeur ignorée du coeur à l’écoute de ce qui parle et que nous n’entendions pas, de ce que la peur nous interdisait d’entendre. La peur naît de l’imminence d’un danger. Elle nous souffle : « Si j’abandonne mes remparts, mes défenses, le personnage que je me suis forgé (ne dit-on pas : “C’est son caractère” ?), que serai-je ? Je tomberai dans un gouffre, je n’existerai plus… » C’est la peur de se perdre en Dieu.
Liée à l’image que nous nous étions faite de nous-mêmes, à celle, croyions-nous, qui nous était renvoyée, la peur nous imposait un masque, une extrême contrainte, l’assignation à une identité immobile et feinte. Laisser tomber le masque, c’est commencer à exister en se perdant de vue, c’est naître à une vérité que l’on ne saurait formuler mais qui a la fraîcheur de l’évidence. C’est déjà entendre et reconnaître l’invitation que nous prenions pour une injonction sévère : renoncer à soi-même. C’est entrer dans la vie de Dieu. Renoncer à soi-même paraissait le pas le plus coûteux parce que c’était renoncer à cette identité dont nous nous estimions propriétaires et qui se présentait comme l’ultime refuge. C’est la paix au coeur même de la souffrance qui révèle maintenant ce changement de regard, la conversion. Il est juste, alors, de nous rappeler le lieu dont nous venons et que nous risquons à coup sûr de revoir, mais dans une confiance qui ne défaillira plus : c’est le pas de la foi.

Aimer


Le combat ne cesse pas pour autant, il ne cessera jamais. Entrer dans la vie de Dieu, cela veut dire découvrir l’amour. Un mot qui n’est pas « du monde », qui ne désigne rien de sentimental, rien qui tiendrait d’un repliement secret sur une satisfaction personnelle. Qui engage de plus en plus profondément, dans la proximité avec l’autre, attention, respect et détachement. Dans la vie quotidienne, professionnelle, amicale, conjugale, fraternelle, sociale, citoyenne, on voit combien cette relation peut être éprouvante, on voit bien qu’on ne « gagnera » jamais contre le déploiement de la toute-puissance adverse — si ce n’est en renonçant à sa volonté propre pour accueillir celle de Dieu.
Ici a lieu, au-delà de toutes les images qui ont pu être en leur temps exaltantes, admirables, la rencontre avec la personne du Christ, vrai homme jusqu’à l’extrême des tentations, de l’angoisse et de la solitude, Présence même de Dieu dans son amour inconditionnel et son entière liberté parmi les hommes.
Rencontre toujours appelée et fortifiée par d’autres rencontres, rencontre avec Dieu qui transparaît dans une mutuelle reconnaissance. Elle nous garde sur le chemin.