Bayard, coll. « Christus – Spiritualité et politique », 2011, 153 p., 15 euros.
 
Le titre du dernier chapitre de ce petit livre : « C’est par la fin que nous commençons », pourrait inciter le lecteur à lui aussi commencer par la fin – en l’occurrence, la version finale du discours d’un député européen sur le statut des urnes funéraires. Si c’était le cas, le codicille en forme de mail qui conclut le livre lui ferait vite comprendre que l’auteur de ce discours est le consultant politique, le nègre si l’on préfère, du député en question et à l’évidence le double de Franck Damour, connu par ailleurs pour être le coordinateur de l’excellente revue Nunc. Un discours comme le sien, on voudrait en entendre souvent dans les hémicycles. Mais il ne faut pas rêver : Franck Damour ne fera pas carrière sur les perchoirs par­lementaires. Lui-même d’ailleurs finit par congédier son double pour qu’il aille « réapprendre à faire la différence entre une commission européenne et une classe de philosophie ou une cure de psychanalyse ».Mieux vaut donc lire ce livre en commençant par le début, comme on lirait un polar, en suivant pas à pas le détective Damour. Sa méthode d’in­vestigation s’écarte insolemment de l’enquête sociologique conventionnelle. Sous forme de fragments, de notes de lecture, d’échanges de mails, de conversations, de journal intime, le livre se présente comme le relevé sis­mographique de l’époque. Il explore aussi le passé sans qu’on ait le temps de s’ennuyer. L’auteur en effet nous fait passer d’un tableau d’Enguerrand Quarton à Stalker, le film de Tarkovski, de la TGB François Mitterrand au TGV-Est, il nous entraîne aux funérailles de Max Frisch, nous introduit dans une unité de soins palliatifs, convoque sociologues, écrivains, philosophes et nous fait rencontrer, cela s’imposait, un officier des Pompes funèbres. Ce joyeux désordre méthodique est ordonné à l’intime conviction que la mort, elle, n’est pas une affaire intime et que l’au-delà est une question éminemment politique. À cet égard, la collection dans laquelle paraît ce livre n’a jamais autant mérité son titre : « Spiritualité et politique ».Si la pratique de plus en plus répandue de la crémation réduit les corps défunts en cendres et le rituel funéraire à sa plus simple expression, le petit tas de poussière qui en résulte s’avère plus encombrant qu’un cadavre. Que faire de ces cendres ? Les disperser au risque d’un retour fantomatique des morts ? Les rassembler dans des urnes dont le statut fait question ? Peut-on abandonner celles-ci à la libre circulation des objets marchands ? Ou faut-il s’en remettre aux libres croyances des individus ? Fatalement, ces questions en appellent une autre, et c’est elle qui fait l’objet de l’enquête menée par Franck Damour : Qu’avons-nous fait de l’au-delà ?Congédié par la sécularisation, remplacé par les au-delà infra-historiques des grandes idéologies eux-mêmes mis en crise par l’individualisme post­moderne, l’au-delà se trouve relégué au rayon des affaires intimes et des options individuelles. L’attention portée aujourd’hui à l’accompagnement des mourants et à celui des endeuillés, quand bien même elle honore la dimension spirituelle de l’humain, ne saurait faire illusion, car elle parti­cipe du même principe qui préside à la demande de crémation : l’intime est la norme et la technique, notre seul rituel. En privatisant la mort pour la dédramatiser, la société s’emploie paradoxalement à la refouler comme une insupportable obscénité. Elle se transforme ainsi en un ici-bas sans au-delà, un monde que se partagent les vivants et les morts et qui a toutes les caractéristiques de ce que les médiévaux appelaient limbes. Franck Damour note avec justesse que « la situation des limbes est embléma­tique des métamorphoses actuelles de l’au-delà : l’au-delà est délocalisé, individualisé, métaphorisé, pluriel, accompagnant le passage de l’homme articulé à l’homme réticulé ».Il n’est pas question, bien sûr, de remettre en cause l’indispensable travail de déconstruction et de purification de nos représentations de l’au-delà. Mais pas question non plus de se réfugier dans un apophatisme eschatologique trop facile, car « l’intériorisation de l’au-delà n’est réelle que si l’au-delà existe encore ». Au fil de son enquête, notre détective a du mal à cacher son trouble devant la déréalisation de l’au-delà dans un monde qui n’a plus d’autre expérience du temps que celle de la vitesse, un monde où la mort n’est plus passage mais « une fin brutale et fugace, à peine un clignotement dans la circulation généralisée des signes et des informations dans le réseau ».
Le discours que va finir par rédiger le consultant ne relève pas du traité théologique, laïcité oblige. Et c’est précisément ce qui en fait l’intérêt, puisqu’il cherche à démontrer que l’au-delà est une nécessité de la raison pour penser la vie des humains sur la terre. S’il ne veut pas vivre sous la me­nace de la Catastrophe, le monde a besoin d’extériorité, de transcendance. L’au-delà a une fonction sociale essentielle. C’est un « futur antérieur » qui fonde la communauté des hommes en reliant les générations, non pas par la catastrophe mais par la promesse et l’héritage. Et pour infigurable qu’il soit, l’au-delà a le mérite de s’appuyer sur l’expérience de la mort à laquelle tout homme, athée, agnostique ou croyant, ne peut échapper.Ce magnifique discours ne sera jamais prononcé. Le consultant est prié de prendre trois semaines de vacances. Le lecteur ne serait pas mé­content, lui aussi, de pouvoir bénéficier d’un petit temps de retraite pour relire ces pages roboratives et provocatrices et pour méditer – à nouveaux frais, comme disent les intellectuels – la parole de Jésus : « Mon Royaume n’est pas d’ici-bas. »