Jérôme Millon, 2008, 427 pages, 30 euros.

L’admirable édition de la Correspondance de Surin (1600-1665) fournie chez Desclée de Brouwer en 1966 par Michel de Certeau permet à Patrick Goujon, jésuite, professeur au Centre Sèvres, de se livrer à une bien inté­ressante étude de cette correspondance. Ces lettres ont été rédigées, pour la plupart, après la traversée de la terrible nuit mentale et spirituelle où le célèbre jésuite, exorciste de Loudun, avait sombré une quinzaine d’années durant. Parallèlement aux traités de spiritualité qu’il compose alors, Surin développe dans ces lettres, le plus souvent des lettres de « direction spirituelle », une doctrine d’une fermeté et d’une sagesse étonnantes, où les seuls traits de folie repérables sont ceux de ce que saint Paul appelle la « folie de la croix ». L’historien Henri Bremond n’avait sans doute pas tort de le considérer comme « le plus grand des mystiques de la Compagnie [de Jésus] en France ».
Mais ce n’est pas tant la doctrine qui intéresse P. Goujon que l’enjeu de l’entreprise de Surin. Comment, en effet, « transmettre » à d’autres, induire chez eux, « l’expérience » personnellement vécue d’un Dieu qui s’est « com­muniqué » à lui (car Dieu n’aime rien tant que « se communiquer »), mais un Dieu dont il sait bien qu’il échappe irrémédiablement aux manipulations humaines et aux techniques de communication, toujours au-delà de ce qu’on peut dire de lui ? On le voit, c’est le problème du langage mystique et des contradictions qu’il affronte et thématise, qui est ici posé.
Patrick Goujon l’aborde par le biais très concret de la « rhétorique », c’est-à-dire l’étude de la manière dont s’exprime Surin : les arguments qu’il invoque, les images qu’il privilégie, la manière dont il cite et interprète l’Écriture sainte, la syntaxe même de ses phrases, bref son « style », entendu de manière plus large et plus profonde que celle à laquelle nous ont habitués nos années de lycée. Il privilégie un certain nombre de lettres, dont le commentaire, serré et passionnant, manifeste à merveille la « stratégie » apostolique de Surin.
Cette étude, on le voit, se situe avec bonheur aux frontières de l’analyse littéraire et de la théologie spirituelle. Il ressort de ces analyses qu’un type particulier de relation se fait jour, dans la lettre même de ces lettres, entre destinateur et destinataires – une relation qui suppose, de part et d’autre, la foi en un troisième : Dieu. Lui seul peut « autoriser » l’expérience dont pourrait bénéficier le destinataire, comme il « autorise » la relation singulière qui s’établit entre Surin et son correspondant.
Il est vraisemblable que ce « modèle » est aussi à l’oeuvre dans des cor­respondances du même genre, par exemple celles de François de Sales et de Bossuet, qui encadrent Surin dans le XVIIe siècle. Mais peut-être ne s’en dégage-t-il pas avec la même netteté, tant fut singulière, en sa radicalité, l’expérience spirituelle vécue par Surin lui-même. D’avoir été délivré du mu­tisme et de l’agraphie où il avait été si longtemps muré – et humilié comme Jésus en sa passion –, il a mesuré, mieux que quiconque, que le propre de Dieu est de faire sortir de soi, d’instaurer ou de restaurer ce qui toujours défaille mais toujours s’impose comme condition, et peut-être essence, de la vie humaine, donc divine : la « communication ».