Je me trouve sollicitée dans la même période pour deux articles. L’un concerne la fin de la haine, l’autre s’interroge sur : comment sortir du mal ? Et je m’aperçois qu’un thème peut éclairer l’autre. Du moins, pour moi, en moi, ces deux questions se tissent l’une avec l’autre.
Le mal que j’ai subi n’est-il pas bien souvent la cause d’une haine qui à son terme produit du mal et me fait du mal — et me conduit peut-être à porter le mal chez l’autre ? Le mal dont souffre notre monde n’est-il pas souvent le terreau de la haine — dans nos microsociétés, dans les familles, dans les États ?
Et je m’interroge : avons-nous le désir de sortir de la haine ? Comment se fait-il que, malgré parfois le désir que nous en avons, nous n’y parvenions pas ? Comment est-il possible de quitter un jour le monde de la haine, d’abandonner au bord du chemin la vieille dépouille de la haine ?
Avec en miroir une autre interrogation : comment puis-je sortir du mal dont j’ai souffert avec des blessures qui ne saignent plus, même si les cicatrices demeurent ? Ou plus précisément, comment la blessure devient-elle une blanche cicatrice, rappel de l’épreuve et de la haine éprouvée ou subie, trace non douloureuse mais trace malgré tout, dès lors aube d’un nouveau moi-même ?
 

Le long parcours d’une psychothérapie


Cette femme douloureuse a entrepris une psychothérapie « pour en finir avec toutes les vieilles blessures, les méchancetés, tout ça dans quoi j’ai baigné depuis mon enfance ». Les premiers entretiens sont une longue plainte. Elle dit sa souffrance d’enfant mal aimée, de jeune femme mal aimée, de mère mal aimée. Elle dit vouloir quitter tout cela sans y parvenir. Comme je lui demande si, au cours de ce temps si douloureux, il lui est arrivé de connaître des moments joyeux ou heureux, elle explose : « Comment voulez-vous que j’aie des moments heureux ? Jamais ! Ils m’ont saccagée. Je les déteste, tous ! » C’est la première fois qu’elle parle avec vivacité. C’est la haine enfin exprimée qui l’a réveillée de sa plainte. Mais ne serait-ce pas aussi cette haine qui lui interdit de trouver un seul moment souriant ou paisible dans son passé, dans son présent ? N’est-ce pas au nom de cette haine, jusqu’ici inavouée, non reconnue, qu’elle se contraint à demeurer dans le mal qu’elle a subi et qu’elle répète ?
Sortir de la répétition, ce serait trouver une issue au non-amour dont elle a été victime. « J’ai essayé, j’ai fait tout ce que j’ai pu, mais ils se sont toujours débrouillés pour que ça rate. » À nouveau, la haine, et sans doute suis-je moi-même à ce moment-là un nouveau persécuteur, puisque j’ai laissé entendre que quelque chose dépend peut-être d’elle. Un changement de regard ? Un élargissement de son champ de plainte ? C’est finalement le mouvement qu’elle amorce, se demandant si, à s’accrocher à sa plainte, elle ne s’y enferme pas ; si, à vivre son entourage comme toujours insuffisant, elle n’alimente pas amertume et revendication ; si la seule issue qu’elle ait jamais trouvée du mal subi jadis n’a pas été de cultiver sans bruit une haine qui l’a envahie, fermant les portes au rire, à l’humour, à la tendresse, à la compassion, à l’amour.
Ce chemin, elle le défriche au cours de longs mois, avançant à pas timides, douloureux. Il n’est pas facile d’abandonner la défense que l’on s’était constituée, en ignorant à quel point elle était des­tructrice. Il n’est pas facile de sortir de la haine quand elle vient de si loin et que tous les échecs, toutes les blessures de la vie ont été vécus comme sa justification. « Si j’arrête de les détester tous, alors c’est moi maintenant que je déteste pour avoir été si bête ! M’être fait tant de mal… et peut-être en avoir fait aux autres ! » Et que de chemin encore à parcourir pour se sauver de la haine de soi qui a pris la place de la haine de l’autre ! Pour cette blessée de la vie, il a donc fallu passer de la plainte et de la revendication à la conscience de la haine qui sous-tendait tout son discours et ses comportements ; passer de l’affirmation de la haine envers l’autre, quel qu’il soit, au désespoir de la haine de soi ; passer enfin de cette haine désespérée d’elle-même à une compassion bien différente de la plainte qu’elle développait précédemment. Compassion envers l’en­fant, la jeune femme et la femme qu’elle est devenue. Compassion envers ceux qui n’ont pas su l’aimer et ceux qu’elle a mal aimés 1.
Cet arrachement à la haine, on le voit, ne se fait pas sans levers de rideaux successifs ni douleurs.
 

Un chemin spirituel


Une deuxième observation me semble pouvoir enrichir la précé­dente. Je l’emprunterai au vécu de ces grands témoins de l’histoire dramatique du XXe siècle, à ces victimes de ce qui fut défini comme l’« imprescriptible ». Le problème en a été posé sous des formes bien différentes autour de la possibilité ou du refus de pardonner l’impardonnable. Historiens, philosophes, moralistes, romanciers, écrivains et témoins, enfants, amis et famille de ceux qui ne sont jamais revenus des camps d’extermination ont tenté d’élaborer des réponses à la question. Question hélas encore actuelle à travers les guerres tribales, les génocides qui s’accomplissent dans notre aujourd’hui. Question posée par les meurtres et les viols dont sont marquées nos sociétés et qui, s’ils ne s’inscrivent pas légalement dans l’imprescriptible, n’en sont pas moins marqués par l’irréver­sible, et dès lors par l’irréparable. Comment peut-on reconnaître le mal subi, la haine qui déferle sur soi et sur ses frères sans éprouver à son tour de la haine ?
Les réponses de personnalités comme Nelson Mandela ou Etty Hillesum sont éclairantes. Elles nous arrachent à nos étroitesses. Elles révèlent un chemin que nous ne saurions peut-être pas trou­ver tout seuls mais qui devient pour nous à la fois un repère et une invitation. C’est Nelson Mandela qui écrit après ses longues années de captivité : « Un homme qui prive un autre homme de sa liberté est prisonnier de la haine ; (…) l’opprimé et l’oppresseur sont tous deux des dépossédés de leur humanité » 2.
Et quelques dizaines d’années auparavant, la démarche d’Etty Hillesum, dans le sujet qui nous occupe, me semble essentielle. Elle est jeune. Elle a vingt-sept ans en 1941. Dans son Journal 3, elle raconte qu’il lui arrive de « lâcher des bordées d’inju­res à l’adresse des Allemands » pour blesser une des pensionnaires de la maison qui les abrite. « J’exhale ma haine. En même temps, dit-elle, je meurs de honte, je suis profondément malheureuse, je n’arrive plus à retrouver mon calme et j’ai le sentiment d’un énorme gâchis. » Un peu plus tard, elle écrit : « La haine farouche que nous avons des Allemands verse un poison dans nos coeurs. » Passent encore quelques mois où les raisons de nourrir la haine se multiplient, mais où Etty, peu à peu, s’élève au-dessus de la haine : « L’absence de haine n’implique pas nécessairement l’absence d’une élémentaire indignation morale. (…) Au camp, j’ai ressenti si fort le fait que chaque atome de haine ajouté à ce monde le rend encore plus inhospitalier qu’il n’est. » Et, un an plus tard, son chemin in­térieur la conduit à écrire que « si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose : peut-être même à la longue en amour, est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution ».
De telles démarches semblent s’être accomplies hors de tout thérapeute, de tout soin, même si E. Hillesum a eu avec Spier une relation débutant sur le mode d’une psychothérapie. C’est de leur capacité de réflexion qu’est née leur solution, de l’élévation de leur pensée, du recours à des valeurs, d’une philosophie de l’homme, d’un arrachement au monde brut des faits. Et pourtant, nous savons bien que d’expériences aussi violentes, irréversibles, certains ne peuvent revenir. La haine semble être leur seul recours. À moins qu’ils ne se soient abîmés dans l’absence et la dépression, la haine apparaissant alors comme un moindre mal.
 

Au-delà de la haine


Lorsque ces grands blessés, ces grands brûlés, engagent une psychothérapie, une psychanalyse, c’est qu’ils ont dépassé le senti­ment de l’impossibilité de guérir de leur douleur, l’attachement au souvenir et à la haine. Alors, une demande peut se faire jour : « Je voudrais aller au-delà de tout ce mal, mais est-ce possible ? » ; « Je me rends bien compte que je n’arrive pas à dépasser cette histoire. Je ne dis rien, mais je crève d’envie de me venger. Je ne le fais pas et j’en suis malade. Je somatise et ça me fait peur » ; « Je ne pense qu’à me venger, je me venge sur n’importe quoi, n’importe qui, ça me fait peur : est-ce que je pourrai en sortir ? »
Ma démarche alors n’est jamais de prendre le problème de front. C’est du patient lui-même qu’il faut s’occuper, de sa vie, de ses dé­sirs, de ses douleurs, de telle sorte que le champ de la réflexion se libère. Le rêve éveillé pratiqué en séance, l’imaginaire déployé, me paraissent ouvrir un nouvel horizon.
Ainsi, Pierre : il a longuement vécu ou revécu en rêve, rêve du sommeil et rêve éveillé, les douleurs, les humiliations de son père déporté, alors que lui-même était un tout petit enfant caché. Il a retrouvé les cauchemars de son père, ses cris la nuit pendant des années. Pierre clame sa haine, sa fureur, il sanglote : « Je les hais tous ! » Et puis, un jour, se voyant marcher au bord du précipice où sont entassés des cadavres, suivant les pas de son père, il s’aperçoit que celui-ci s’écarte du précipice et commence à gravir une mon­tagne dénudée. « On dirait un paysage au désert… en Inde… ou peut-être est-ce la montagne Sainte… C’est dur… J’ai soif… Lui, mon père, il n’a pas l’air de s’en soucier… il marche toujours du même pas… On monte… C’est bizarre… il ne se retrouve pas… Il sait où il va… je le suis… Il est toujours de dos… À un moment, il se retourne vers moi… Il est au sommet, il resplendit… Ce n’est plus lui… c’est lui… c’est un Sage… peut-être est-ce Moïse… Il me dit… non, il ne dit rien. Il fait un geste très large… et je vois un paysage immense, vaste, beau, avec de la lumière partout. Ça y est ! Je l’entends ; il a dit : “Ne te trompe pas ; ne regarde pas derrière toi, tout brûle en bas. C’est là-bas qu’il faut regarder.” » Après un long silence, après les larmes, Pierre reprend la parole : « C’est inoubliable. J’ai compris quelque chose, il faut aller au-delà, au-dessus, en avant. Autrement, tant que je ressasse, je suis avec les cadavres ; je vais devenir une pourriture. Ça n’est pas ça que veut mon père. J’ai rencontré beaucoup de gens. Les forts, ce sont ceux qui sont plus forts que tout ça. La haine, la vindicte, l’envie de venger, tout ça, ça nous gangrène, ça nous pourrit… Et ça détruit. »
Mais cela, il ne pouvait y parvenir qu’à la condition de plonger dans l’horreur et dans la haine d’une manière différente de la seule répétition dans laquelle il était jusque-là. Il lui fallait y retourner, sur un autre mode, avec moi pour témoin, un témoin à qui, malgré tout, il avait dit son désir de sortir de là, mais sans savoir comment c’était possible. C’est de la plongée dans le drame avec le désir de trouver un chemin qui ne le nie pas mais, le prenant en compte, s’en écarte symboliquement, qu’il a pu se distancier et inventer une issue. L’imaginaire sollicité, la pratique du rêve éveillé ont initié et favorisé, permis peut-être ce travail interne.
Les mois passant, Pierre entreprendra la mise en mémoire de l’histoire de son père ; il transcrira cette histoire et s’engagera dans des activités bénévoles d’assistance aux victimes des drames d’aujourd’hui. La haine a laissé place à la réparation symbolique de l’autre qui souffre, victime d’un mal auquel il ne faut surtout pas ajouter la plus petite parcelle de mal, celle que je produirai, comme nous y invitait le beau cheminement d’Etty Hillesum.



1. Cf. N. Fabre, Les paradoxes du pardon, Albin Michel, 2007.
2. Un long chemin vers la liberté, Fayard, 1995.
3. Cf. Une vie bouleversée. Journal (1941-1943), Seuil, 1985.