Martin Steffens est un jeune professeur de philosophie à la foi chrétienne vivante, voire jubilante. Mais ne nous y trompons pas. Malgré son titre printanier, le Petit traité n’est pas celui d’une joie facile, acquise à bon marché. La joie spirituelle dont il est question s’est purifiée au creuset de la fascinante pensée nietzschéenne, avec laquelle l’auteur ne cesse de rester en dialogue de la première à la dernière page. Comme si, pour demeurer évangélique, ce consentement à la vie qu’est la joie devait se partager en chemin, aussi loin que possible, par celui que Paul Valadier appela si justement « l’athée de rigueur ». Ainsi, en compagnie de Nietzsche, face à cette vie que je n’ai pas choisie, je ne dis pas seulement : « Les choses sont ainsi faites », mais je proclame haut et fort : « Qu’il en soit ainsi ! » L’art de consentir se jouera donc dans cet impératif. Il refusera la résignation, inversera le temps en « créant de la liberté à rebours » et permettra ainsi de vivre libre, par delà la fausse monnaie des dépendances ambiguës. Mais le oui chrétien prendra une autre route, préférant l’espérance à l’espoir, la destinée au destin, et ira jusqu’à accueillir le scandale de la souffrance comme une preuve paradoxale que la vie est un joyau en sa source.
Le héros nietzschéen dit : « Oui à la vie, quand même », malgré l’inhumanité du monde. Mais le oui du héros chrétien taira le « quand même », car, un vendredi à trois heures, Celui qu’il suit a dit : « Tout est accompli », parole aux bras ouverts, pur écho de la Parole- Source : « C’était très bon. » Parole prononcée juste après la parole déchirante : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » Ce vendredi du consentement dévoile « le drame éternel de l’amour qui se donne et espère être reçu », la joie douloureuse « surmontant sans cesse la possession par la dépossession », « secrète douleur que partagent tous ceux qui aiment ». De bien belles pages donc, qui évoquent la maïeutique passionnée d’un professeur de philosophie, et peut-être, plus discrètement, les étapes d’un bel itinéraire spirituel.
Dans le titre du second livre, de ce manuel – au sens propre du terme, un livre qu’on peut prendre en main et passer de la main à la main –, le mot le plus important est « ensemble ». C’est l’angle choisi par Martin Steffens, et cela change tout, en effet, de faire face ensemble à cette « fin du monde » – physique, culturelle, spirituelle surtout – qui nous tient lieu de monde. Ou plutôt, qui pourrait nous tenir lieu de monde si nous l’arpentons in extremis ensemble. Les premières pages, par leur facilité anti-moderne, peuvent irriter. Était-ce à dessein ? En tout cas, cette irritation première apparaît, une fois le livre reposé, comme un préliminaire nécessaire, une façon de provoquer l’adversaire qui sommeille en nous, de lui envoyer quelques coups pour l’attirer dans ses filets, tel un boxeur agile. Car ensuite, M. Steffens rappelle avec une belle énergie la nécessité de vivre « à la fin du monde », selon l’injonction paulinienne, car « le temps est écourté ». Chanter, aimer dans la perte, célébrer, faire confiance, combattre (sans doute les pages les plus importantes et les plus justes) : l’auteur, en compagnie de Léon Bloy, Simone Weil, Rosa Luxembourg, John Donne ou Jack London, arpente ces voies de salut anciennes mais qui acquièrent un goût inouï. Car, comme le notait Simone Weil, « tu ne pourrais pas être née à une meilleure époque que celle-ci, où on a tout perdu ».
Un essai percutant et subtil, une bouffée d’oxygène, mais de haute altitude.
Nicolas Rousselot et F. Damour