À première vue, cyniques exceptés, la notion de bien commun paraît faire l'accord des consciences : les hommes et femmes de bonne volonté donnent leur assentiment. Le concept est large. C'est un ensemble mouvant et tonique dans lequel on retrouve les louables intentions de partage, de solidarité, d'attention à tous ; où l'on acquiesce en son for intérieur à des propositions telles que : « faire une place à chacun », « jouer collectif », « penser l'avenir »… Plusieurs orientations puissantes convergent dans ce concept rassembleur, suscitant une bonne effervescence de l'esprit.

Les choses se compliquent dès que le bien commun est mis à l'épreuve, dès que des décisions sont à l'œuvre ou doivent être discutées et que chaque individu ou chaque groupe se trouve impliqué. On sort alors du domaine des idées, pour entrer dans celui des émotions. Car le bien commun entre forcément en concurrence avec certains intérêts particuliers, façons de faire, modes de vie, avantages acquis considérés comme des droits, limitations qui paraissent impossibles : bref, « ça » résiste. Atteinte à mes frontières, à ce que je suis habitué à faire, atteinte peut-être même à ce que je suis, à ce que nous sommes. Ce ne sont plus les idées qui parlent, c'est la sensibilité, or on sait qu'elle peut être rétive. Au fond, le bien commun serait une bonne idée, tant qu'on la tient à distance.

Plus grave encore, le bien commun peut être une véritable pierre d'achoppement pour tous ceux qui se sentent exclus de l'attention collective, ignorés, méprisés, humiliés, comme effacés du paysage social. Comment pourrait-on croire au souci d'un bien commun dans une société qui ne vous accorde aucune reconnaissance, dans laquelle on se sent victime de discrimination, d'injustice chronique, dans laquelle on survit, invisible et sans voix1. Si l'on se sent à part dans une société par ailleurs bien intégrée, comment imaginer le « commun » et plus encore « le bien commun » ? Ne verra-t-on pas là un souci de nantis, réservé à ceux qui ont à la fois le savoir et le pouvoir, la sécurité de l'avenir, la capacité de se faire entendre, de s'ouvrir des espaces, de trouver leur place ? On comprend alors que la seule évocation du bien commun puisse susciter défiance et colère.

À partir de là, les questions se bousculent : comment faire pour que le bien commun ne soit pas seulement une belle idée ? Quelles voies d'accès à la pensée du « commun », à celle du « bien commun » ? Comment unifier en soi ou au sein d'un groupe la visée d'un bien commun et les résistances primaires, puissantes elles aussi, primitives presque, qu'on ne peut ignorer ? Quelles approches réalistes permettront aux humanistes et aux tenants de spiritualités d'échapper à la qualification de rêveurs ou d'idéalistes ? Dans ce lieu d'espoir et de contradictions, comment se situent les chrétiens ? Où puisent-ils force et inspiration ?

L'histoire d'une aventure

On ne peut pas être jeté d'un coup, ni une fois pour toutes, dans l'aventure du bien commun. On sent bien qu'au moment des mises en œuvre, ce parcours risqué suppose chez les individus des fondements réels de conscience de soi, de conscience des autres et du monde, une vraie liberté de jugement et d'action, et la capacité de tenir dans l'adversité sans immédiatement rejeter l'adversaire. Le défi n'est pas mince ! Et si l'on veut lui donner un nom, on peut proposer celui d'individuation. Qu'entendre par là ? Rien à voir avec l'individualisme si souvent suspecté ! L'individuation fait référence à la « constitution du sujet » : or la notion de bien commun ne peut naître, ni prendre corps (au sens propre comme au sens figuré) que chez des sujets, hommes ou femmes, capables de se situer face à d'autres sujets, répondant d'eux-mêmes et de leurs actes face aux autres, en pleine et consciente réciprocité. Je ne peux dire « C'est moi ! » qu'en réponse à la question ou à la demande de l'autre, proche, et qui me porte attention. Tant que je n'accède pas à cette conscience de moi-même, de ma singularité, je ne suis pas non plus en mesure d'aborder sereinement la question du commun, ni du bien commun. Or cet accès à moi-même et à ma liberté, je ne puis y prétendre sans l'autre.

L'un par l'autre, l'un avec l'autre, l'un pour l'autre. C'est une longue maturation conjointe, car je prends conscience de l'autre en même temps que je prends conscience de moi : c'est une naissance simultanée, un même avènement. L'autre n'est ni une chimère plus ou moins désirable, ni une intention généreuse à prendre en considération, il est avant tout vital : sans la conscience de notre présence réciproque et de notre égale dignité, pas d'accès au monde, pas d'évaluation du réel ; je ne suis que le jouet de désirs informes et sans cesse renaissants ; me voici la proie désignée de tous les bourrages de crâne ou sollicitations diverses qui m'assaillent sans rencontrer de vraie résistance. On a alors affaire à des individus capricieux et compulsifs, généralement indifférents, voire agressifs. L'autre n'existe dans toute sa dimension que pour des sujets répondants responsables et qui reconnaissent en l'autre la même capacité.

Rien là d'abstrait. Pas non plus de complaisance philosophique. Ce constat de destin commun, avant même tout choix éthique, concerne chacune de nos histoires appuyées sur la longue histoire des générations précédentes. Nul ne grandit sans les autres. Tous pris un par un, nous avons besoin de regards et de voix, d'appels et d'attente qui nous éveillent à la fois à nous-mêmes, aux autres et au monde commun qui se déploie devant nous. C'est dans un vis-à-vis, dans des face-à-face, des regards croisés que l'on s'élève. Tous, nous sommes nés dans et par le regard d'un, d'une autre, appelés par leur voix, assurés par leurs bras ouverts, attendus. C'est avec les proches encore que nous entrons dans le langage, allons de la dispute à l'échange, du cri à la concertation. Tout homme, toute femme, d'abord portés et accueillis en famille, grandissent dans une affirmation d'être qui inclut absolument l'autre. Irremplaçables2 les uns pour les autres, les uns avec les autres, tant il est vrai qu'à son tour l'enfant confirme dans son être propre l'adulte qui lui est présent. La solidarité des âges et des générations n'est pas d'abord une intention altruiste, elle est un fait d'existence. Elle est notre assise, notre capacité d'entrer en relation, avec les plus proches dans nos premiers temps, jusqu'à pouvoir ensuite élargir « l'espace de nos tentes ».

La pesanteur

Pourquoi alors cette vérité d'existence est-elle si vite occultée ? Pourquoi tous ces brouillages sur l'aventure commune ? Pourquoi cette impression si fréquente que l'autre est le gêneur, pourquoi ces agacements à fleur de peau, ces conflits de territoire qui me donnent l'impression qu'il envahit mon espace ? Et pourquoi cette tendance des groupes à se refermer sur eux-mêmes, à limiter la considération de l'autre aux proches qu'ils connaissent et avec lesquels ils partagent peu ou prou des intérêts communs ? Pourquoi l'étroitesse de vue et de regard qui renvoie dans l'ombre et dans les marges tant d'autres, tous irremplaçables, au même titre que chacun d'entre nous, et pourtant abandonnés, délaissés, écrasés ? Il y aura peut-être un bien commun, mais rétréci, ayant fermé les yeux sur ces irremplaçables qu'on aura laissé couler.

Nul ne niera que l'autre, l'étranger au groupe d'appartenance, ne suscite suspicion et crainte, ni ne constitue une menace ; ni que même les plus proches, voisins, amis parfois, ne nous soient par moments importuns. C'est un fait. Et cela commence très tôt, au cœur des fratries et dès le plus jeune âge. Les nerfs comptent, nous devons faire avec. Ils masquent souvent l'éclat des plus grandes vérités d'existence : de notre être même, et de l'espérance d'une vie bonne ensemble.

Comme nous sommes prompts à abandonner nos premières confiances – une voix mauvaise dirait : « nos puériles confiances » ! Comme on a vite fait de douter de l'autre ! Souvent, son image se trouble, elle s'éloigne, nous nous éloignons et puis nous oublions ; lointains ou proches, certains se trouvent relégués en zone grise, nous ne distinguons plus leurs visages, ils s'effacent : « Pas compatibles, on n'y peut rien, c'est comme ça, inutile d'insister. » Pire, cette image parfois se crispe et grimace, elle devient caricature, affublée de masques jusqu'à en être grotesque ou haïssable. Nous sommes capables de ces forfaits dans nos défenses désordonnées. Comment se fait-il que cet oubli ou cette défiguration de l'autre ne nous soit pas odieux, alors que nous sommes à la fois complices et victimes de cette maltraitance ?

Car nous en sommes victimes, nous aussi, sans le savoir ou sans vouloir nous l'avouer, et nous en souffrons. Le mal insiste et nous ronge à mesure qu'il caricature tel autre, tel groupe, tel adversaire idéologique ou politique – tout autre qui peut me devenir soudain étrange et étranger. Au cœur de la relation qui eût été possible se sont logés la jalousie, la cupidité, la peur, les mille et une manifestations de la pesanteur. Éprouvante pesanteur qui brouille l'intelligence des situations, les possibilités de collaboration, les travaux prospectifs communs, qui ne voit comme issue des conflits que la violence ou la rupture. Elle se nourrit des crises qu'elle entretient. C'est alors une cristallisation d'impossibilités qui s'accumulent entre les forces en présence et le but recherché. Plus de visée commune, plus de bien commun ou si étriqué qu'il fait figure de mensonge. Le mot reste parfois, le mot seulement. Mais c'est un leurre.

La vie s'amenuise en nous quand se brouille le visage de l'autre. Ce que l'on éprouve alors ? Soit une grande agitation, pénible et vindicative, soit un insidieux malaise, amertume ou aigreur, soit une lourde indifférence. Comment, dans ces conditions, penser tenir dans la recherche du bien commun ? On s'en écarte ou s'en absente. Trop triste ! Et l'on n'a jamais autant besoin d'être sauvé que devant cette détresse où sombre l'absolue reconnaissance de l'autre dans la relation, ainsi que l'espérance d'une vie bonne en commun.

Comme dans les eaux d'un baptême

Être sauvés. Sauver en nous l'humanité blessée et blessante. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Ceux qui ont foi en la Parole le savent : nous avons sans cesse besoin de naître et de renaître pour restaurer cet envisagement de l'un par l'autre, ce commun entre nous qui nous fonde ensemble dans l'existence. Nous avons besoin de ce dévoilement sans cesse à retrouver. Nous avons besoin de reconnaître de quoi nous sommes faits et que l'autre est au plus intime de nous-mêmes : c'est pour cela qu'il est dit que « celui qui dit “j'aime Dieu” et qui n'aime pas son frère est un menteur ». Ce n'est pas d'abord une assertion morale : c'est une vérité d'existence. Comme à une même source, mon existence s'abreuve en Dieu et dans l'autre ; dans un même mouvement, elle est orientée vers Dieu et vers l'autre. Celui qui n'en est pas persuadé s'abuse lui-même.

Cet horizon de renaissance et de reconnaissance, l'Évangile le propose. On peut s'y promener au meilleur sens du mot, marcher le long de ses routes, écouter et entendre, savoir attendre, accueillir, porter, interroger, s'asseoir en compagnie, s'attabler, courir dans l'inquiétude vers Celui en qui l'on a placé sa confiance, veiller, mais aussi dormir, s'élancer, tomber, se relever ou plutôt être relevé, vouloir guérir. Le demander. Demander la grâce de l'autre, dans une nouvelle fraîcheur. Ce sont comme les nouvelles eaux d'un baptême. Elles lavent le regard, elles invitent à sortir de sa zone de protection, font tomber les préjugés, défont les préventions, réveillent de l'indifférence. Un vrai bain de jouvence qui ne tient pas compte de l'âge, nous ne cessons de le découvrir à la suite de Nicodème (Jn 3, 1-21). On y va seul et à plusieurs, c'est une compagnie appelée à grandir, c'est une suite d'envisagements, de redécouvertes mutuelles dont l'Esprit donne à voir qu'elles sont véritablement sacrées, qu'elles sont de Dieu, données et reçues, plus encore que voulues, qu'elles sont « de vérité et de vie » : notre humanité pleine et entière, révélée, sans cesse meurtrie et sans cesse à restaurer.

On y découvre en effet l'interminable du chemin, le travail à refaire indéfiniment, le but jamais atteint et pourtant l'espérance d'un commun qui paraît trop souvent se dérober. On n'y oublie ni les conflits, ni les incompréhensions. On y voit les refus qui atteignent de plein fouet, la dérision, la fatigue, le doute. Les face-à-face des rencontres évangéliques ne sont ni simples ni lénifiants. Ils sont souvent hostiles, biaisés, décevants. On s'y oppose, on y est contrarié, on se désole devant des différences qui paraissent parfois insurmontables. Mais ils ne sont jamais vains, car on ne cesse d'apprendre à chercher dans le visage de l'autre, fût-il l'ennemi, le visage que Dieu attend et qui Lui manque, s'il fait défaut, comme il manque à toute la communauté humaine. Ce manque s'apprend de l'Esprit, car il peut fort bien ne pas nous apparaître. Au fond, on s'en accommoderait assez facilement, quitte à trahir ce qu'il y a de plus humain en nous et qui est, comme on l'a vu au début de cette réflexion, que nous ne sommes « nous » que par, avec, et pour les autres ; tous, chacun pris un par un, dans un surgissement commun.

On ne saurait s'étonner de cette coïncidence entre ce que peut découvrir l'expérience humaine et le dévoilement que l'Esprit peu à peu en propose. Les choses en effet ne sont pas vraies parce que Jésus les a dites, mais Jésus les a dites parce qu'elles sont vraies. C'est par Lui, uni au Père, et par l'Esprit que nous est révélée l'essence de notre commune humanité : l'autre irremplaçable, attendu, espéré dont mon existence est tissée, à moins que je ne veuille le voir et me perdre de vue moi-même, en même temps que je le perds.

Ce baptême de l'Esprit murmure au cœur : « Pas sans lui, pas sans elle. » Et, dans un même souffle, il donne à entendre « Pas sans toi » qui demandes à Dieu d'éclairer ton humanité et de tenir dans l'espérance.

 
NOTES :
1 Voir, sur ce sujet, Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Seuil, « Le compte à rebours », 2021.
2 Cf. Cynthia Fleury, Les irremplaçables, Gallimard, « Blanche », 2015.