Espoir et espérance : nous avons deux mots pour dire apparemment la même chose. Quelle nuance faut-il mettre entre les deux ? Les dictionnaires en font presque des synonymes. Mais je me permets d'établir une distinction de vocabulaire qui facilitera notre démarche. Disons que l'espoir est une attitude qui appartient à la condition humaine en tant que telle ; l'espérance est la vertu théologale qui en constitue l'épanouissement chrétien et qui opère le passage à l'absolu de l'espoir humain. C'est en revenant à l'expérience fondamentale de l'espoir, qui se trouve chevillé au corps de tout homme, que nous pourrons retrouver et comprendre les accents originaux de l'espérance chrétienne.

L'ESPOIR AU CŒUR DE LA CONDITION HUMAINE


Nul être humain ne peut vivre sans espérer. Pour la raison très simple que notre existence est distendue entre un passé, un présent et un avenir. Nous ne pouvons plus rien sur notre passé, même s'il est lourd à porter. Le présent est cet instant évanescent et trop souvent décevant qui nous échappe sans cesse. Seul l'avenir est ce sur quoi nous avons quelque prise. Cet avenir, nous le voulons « meilleur », nous le voulons en « progrès ». C'est lui que nous construisons par notre travail quotidien et nos engagements divers dans la famille, la profession et la société. C'est vers lui que nous reportons tout notre désir ; c'est de lui que nous attendons de pouvoir nous accomplir. Car si certains désirs immédiats peuvent bien se réaliser tout de suite, il n'en va pas de même du désir radical qui nous constitue. Ce désir est l'expression d'un manque, et, tel un mirage dans le désert, il s'éloigne à mesure que nous croyons nous en approcher. Rien ne peut le satisfaire totalement de notre vivant.
Ainsi l'espoir est-il indissolublement lié à l'avenir, que nous nous représentons sous un jour facilement radieux. Nous « caressons l'espoir » de « lendemains qui chantent ». Tout ce dont nous sommes frustrés dans le présent, nous espérons qu'il nous sera donné plus tard ou bientôt. Le vœu est une expression de l'espoir. Aussi n'arrêtons-nous pas de nous offrir des vœux : c'est le bonjour du matin, la bonne année du 1er janvier, les vœux de bonheur exprimés le jour d'un mariage. Ces vœux sont généreux. Sommes-nous conscients de la part de rêve qui les habite ? À la fois oui et non.

Est-il sage d'espérer ?


Ne suis-je pas allé trop vite en besogne ? Du fait que nous vivons pratiquement toujours dans l'espoir de jours meilleurs, n'ai-je pas fait de l'espoir un bien, presque un devoir ou une vertu ? Mais l'espoir ne serait-il pas plutôt une lâcheté, voire un vice ? Ainsi, pour les premiers poètes grecs, l'espoir, sans doute identifié à l'attente passive, est un mal. Il est à la fois paresse et illusion. Seul de tous les maux qui se répandent sur le monde de la fameuse boîte de Pandore, on ne sait pourquoi, l'espoir reste à l'intérieur (Hésiode) : est-ce le signe qu'il doit épargner l'humanité, parce qu'il serait trop destructeur, ou celui qu'il nous accompagne et nous trompe sans se faire voir ? Il est vrai que l'espoir ne saurait constituer un alibi à la paresse, car il n'est plus alors qu'illusion, déraison et prétention (hubris). Il ne serait pas raisonnable de prendre une décision sur le seul fondement de l'espoir. Cependant, Théognis de Mégare (le premier semble-t-il) distingue le mauvais espoir du bon espoir : « L'espoir est la seule divinité bienfaisante sur terre. (...) Que l'homme, tant qu'il vit et voit la lumière reste pieux et compte sur l'espoir »1. Pindare fera de l'espoir un libérateur et Eschyle un sauveur.
Retenons cette ambivalence de l'espoir. Certains philosophes du passé et du présent sont toujours là pour nous dire : l'espoir est une passion, c'est-à-dire un sentiment irrationnel auquel le sage se doit de résister et dont il doit se libérer le plus possible pour arriver dans la région de la sérénité parfaite. Les stoïciens parlaient ainsi : le sage ne désire que ce qu'il a et s'interdit tout désir sur l'avenir. Le sage est toujours heureux sans espérer jamais, et à condition de n'espérer jamais. La sagesse hindoue va dans le même sens : « Seul est heureux celui qui a perdu tout espoir, car l'espoir est la plus grande torture qui soit et le désespoir le plus grand bonheur »2.
À cette sagesse traditionnelle répond le scepticisme désabusé des Temps modernes en Occident. Le mémorialiste Chamfort avoue sans enthousiasme au XVIIIe siècle : « L'espérance n'est qu'un charlatan qui nous trompe sans cesse ; et, pour moi, le bonheur n'a commencé que lorsque je l'ai eu perdue. » Le philosophe Alain lui répond au XXe avec une antienne presque semblable : « Nos espérances mesurent notre bonheur présent, bien plutôt que notre bonheur à venir. » Ce réalisme n'a-t-il pas toutes les apparences de la raison ?
Mais écoutons d'autres voix : le grand philosophe Emmanuel Kant avait inscrit l'espoir parmi les trois questions « incontournables » que se pose tout homme : « Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ? » Et voici qu'au cœur du terrible et parfois « désespérant » XXe siècle une voix marxiste, celle d'Ernst Bloch, consacre trois gros volumes au Principe espérance. L'auteur analyse inlassablement toutes les formes que prend la conscience anticipante qui habite toute âme humaine, c'est-à-dire ce mouvement qui nous pousse sans cesse en avant, cette pulsion irrépressible vers un monde meilleur. Par tous les moyens, le philosophe essaie de fonder une espérance qui demeure même en dehors de toute perspective d'un au-delà, même dans l'hypothèse d'une fin catastrophique de l'histoire. L'homme a le souci de se dépasser sans cesse au cœur de l'immanence de son histoire, et cela seul est capable de le libérer de la tentation du suicide. Cette espérance est ce mouvement qui est là et habite chacun de nos instants. Ce souci passe par le rêve, éveillé ou endormi, par l'utopie, toujours irréalisable avec tous ses châteaux en Espagne, mais aussi toujours mobilisatrice. L'homme connaît aussi l'utopie médicale de la santé, les diverses utopies économiques et sociales, l'utopie politique de la liberté bien ordonnée, celle de la paix universelle et des loisirs, enfin les utopies qui viennent du monde de l'art.
Cette ambiguïté fondamentale de l'espoir vient de ce paradoxe d'expérience : nous espérons sans cesse ; nous ne pouvons vivre sans espérer ; mais notre espoir est presque toujours déçu. Combien d'espoirs confirmés par la réalité de l'avenir pour combien d'espoirs frustrés ! L'avenir rêvé ne s'accomplit jamais comme on l'avait espéré. L'espoir se révèle le plus souvent comme une immense illusion. N'est-il pas semblable à ces promesses qui n'engagent que ceux qui y croient ? Ce paradoxe a été bien relevé par Péguy, qui en parle avec le vocabulaire chrétien de l'espérance, la « deuxième petite vertu » devant laquelle Dieu lui-même s'étonne3. Mais alors, avons-nous raison d'espérer ? Ne faut-il pas plutôt reconnaître que l'espoir qui nous habite est finalement sans raison, sans aucune raison ?

Espoirs personnels et espoirs sociaux


Ce qui vient d'être dit concerne nos vies personnelles. Mais si nous passons au plan social et politique, ne devons-nous pas faire la même constatation ? Depuis le temps que l'on nous promet une société radieuse et harmonieuse, qu'en est-il ? Dans le domaine politique, l'espoir se fait promesse : « Il faut que les choses changent, et je promets de les faire changer ! » Si j'avais écrit cet article il y a vingt-cinq ans, j'aurais dû consacrer un paragraphe à l'espoir marxiste. J'aurais dit que l'espoir de la société sans classe, illusoire à tous égards, est une sécularisation de l'espérance chrétienne qui n'attend plus rien de Dieu, mais veut réaliser le bonheur de l'humanité par les propres forces de celle-ci. J'aurais parlé ainsi parce que cet espoir marxiste était celui de millions de gens. Aujourd'hui, ce genre de doctrine a fait long feu et ferait plutôt place à une sorte de désespoir social.
Un signe est là qui ne trompe pas : nos sociétés, dites développées et assises sur leurs prouesses techniques — même si certains sont fort inquiétantes pour l'avenir — et leurs richesses — même si celles-ci sont injustement réparties —, sont celles du mécontentement, celles où tous les corps professionnels sont « en colère ». Nous constatons une augmentation inquiétante du nombre des suicides, en particulier de jeunes, et spécialement en France. Ne faudrait-il pas faire le lien entre cette crise de l'espoir et le nombre croissant des marginaux et des SDF dans notre société ? Sans prétendre analyser ici les facteurs complexes qui conduisent un homme à vivre dans la rue, je me demande si certains d'entre eux ne sont pas des gens fatigués de vivre, ayant en quelque sorte jeté le manche après la cognée, car ils ne veulent ou ne peuvent plus se battre au milieu des complications croissantes de la vie moderne, où tout devient difficile, abstrait, administratif, soumis à de multiples contraintes et lois qui finissent par leur « pomper l'air », comme dit noue langage parlé.
Notre société n'est pas à l'abri de la tentation du désespoir. Un futur sans avenir, n'est-ce pas une perspective déjà évoquée par certains analystes ? Paul Ricœur nous disait, il y a bientôt quarante ans, que la source profonde de notre mécontentement venait d'une société qui augmente sans cesse ses moyens et perd de plus en plus le sens de ses buts. De même, comment se fait-il que cette humanité, qui a été capable de progrès aussi spectaculaires, ne réussisse pas à dominer son vieux démon de la violence ? Malgré tous les beaux discours sur le troisième millénaire commençant, la guerre change peut-être de forme, mais elle ne perd rien en violence et en terrorisme. Ses progrès même la confrontent désormais à des contradictions insolubles dont on peut se demander si l'équilibre de la planète pourra les supporter longtemps.

Espérer au-delà de la mort


Nous n'avons parlé jusqu'ici que de nos espoirs temporels. Mais il en est un autre qui habite l'humanité depuis qu'elle existe : c'est l'espoir d'une vie après la mort. Cet espoir est mystérieusement présent dans le fait que l'homme est le seul animal qui enterre ses morts, ou qui du moins lui donne une forme de sépulture respectueuse. L'homme est le seul animal qui espère vivre, vivre bien et vivre toujours. Il est ainsi fait qu'il ne peut pas ne pas désirer vivre au-delà de cette histoire temporelle. Son espoir vise ainsi, obscurément ou non, la transcendance, l'universel et l'Absolu Cet espoir nous conduit au mystère.
En définitive, personne ni aucune société ne peut bannir une bonne fois tout espoir. Car la perte de l'espoir, c'est la mort et c'est l'enfer. Le bonheur stoïcien est un bonheur désespéré et il est déjà une forme de mort. N'oublions pas la formule placée par Dante au seuil de l'enfer : « Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance. » Dans un autre langage, Malraux reconnaissait : « Un monde sans espoir est irrespirable. » L'espoir, au contraire, c'est la vie, même quand on ne peut vivre que d'espoir. Comme dit le proverbe populaire : « Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir. »
Quand je dis cela, j'ai conscience d'opter — c'est-à-dire de poser un acte de liberté — pour la vie, pour une vie qui ait un sens ; c'est-à-dire aussi bien d'opter contre la mort. Nous sommes ainsi constitués que c'est l'espoir qui nous permet de vivre et même de survivre. Si cet espoir absolument « vital » vient à manquer, si l'avenir n'a plus aucun sens pour nous, alors nous devenons les plus malheureux des hommes, nous tombons au sens stria dans le désespoir. Un « à quoi bon ? » viendra gangrener toutes nos actions et nos initiatives. Tous, nous connaissons des moments de ce genre, au moins passagèrement. Heureusement, la machine se remet en route. Sinon, l'idée de suicide peut germer en nous.

L'ESPÉRANCE CHRÉTIENNE


La foi chrétienne ne nous arrache pas à notre condition d'hommes. Elle vient s'inscrire dans nos attitudes fondamentales, quitte à les transfigurer. Elle fait de l'espoir une vertu « théologale », c'est-à-dire un don de Dieu, qu'elle appelle l'espérance, une vertu orientée vers le salut promis par Dieu. À l'exemple de saint Paul dans son hymne à la charité (1 Co 13), elle inscrit l'espérance entre la foi, fondement de tout, et la charité qui ne passera pas.

Une espérance fondée


L'homme laissé à lui-même ne peut pas vivre sans espoir, nous l'avons vu. Comme le dit le théologien catholique Karl Rahner, l'homme est cet être qui a « l'audace d'espérer », et d'espérer au-delà même des limites de cette existence terrestre dans une attitude que l'on peut appeler religieuse. Mais nous avons vu aussi que nos espoirs sont le plus souvent déçus. Aussi la question est-elle de savoir s'ils restent légitimes ou si, à force de se braquer sur le vide, ils ne constituent pas un entêtement déraisonnable. Or le propre du christianisme est de nous dire que notre espérance est fondée, car elle s'adresse à quelqu'un qui se veut notre partenaire et fait alliance avec nous : non seulement Dieu existe, mais nous existons pour Dieu, qui s'approche de l'homme pour se donner à lui. Notre raison d'espérer, c'est donc Dieu, Dieu qui a concrétisé sa bienveillance à notre égard en nous envoyant son Fils, « le Christ Jésus, notre espérance » (1 Tm 1,1), celui qui nous donne l'assurance4 que manifestait saint Paul (2 Co 3,12).
Le mouvement qui nous pousse à désirer un avenir meilleur, un avenir définitif et pleinement heureux que l'on appelle le salut, est cette fois fondé en Dieu en qui nous mettons notre foi. C'est la foi qui nous donne la raison d'espérer. Celse, un païen du IIe siècle qui a écrit un pamphlet antichrétien d'une rare violence, disait que les chrétiens lui faisaient penser à un groupe de crapauds coassant autour d'une mare et prétendant que Dieu s'occupe d'eux. Celse caractérisait ainsi, avec la lucidité de l'adversaire, le caractère inouï de l'espérance chrétienne.

L'espérance repose sur la promesse


Le don de Dieu aux hommes s'accomplit dans le temps : il respecte l'historicité de chacun, notre statut de « voyageur » (status viatoris), comme dit la tradition chrétienne, de même qu'il s'inscrit dans l'histoire de tous. Car l'espérance chrétienne est liée à un sens de l'histoire qui progresse sur la ligne du temps, continue et non cyclique, où quelque chose se construit aussi bien pour chacun que pour l'humanité. Le salut se fait donc passé, présent et avenir. Le passé est donné dans le gage irréversible de l'envoi de Jésus, mort sous Ponce Pilate et ressuscité ; le présent dans les arrhes de l'Esprit qui nous font vivre au jour le jour dans l'amitié divine ; l'avenir dans la promesse du retour du Christ à la fin des temps, de la résurrection des morts et de la « vie éternelle ». Notre salut reste un objet d'espérance, car « voir ce qu'on espère, ce n'est plus espérer » (Rm 8,24). Les premiers chrétiens étaient fondamentalement tournés vers cet avenir dans l'attente et l'espérance : « Marana tha : viens, Seigneur Jésus ! » (Ap 22,20). Nous les revivons chaque année dans le mystère de l'Avent.
La promesse est le propre de l'espérance juive, fondamentalement messianique et tout entière tournée vers l'avenir. C'est avec Abraham que commence la longue histoire de l'espérance dans la Bible. Abraham a cru à la promesse qui lui était faite : « Espérant contre toute espérance, il crut » (Rm 4,18), et les croyants de l'Ancien Testament sont ceux « qui par avance ont espéré dans le Christ » (Ep 1,12). Dans les Psaumes, l'espérance est la confiance en celui en qui on peut espérer : « Espère dans le Seigneur, prends cœur et prends courage, espère dans le Seigneur » (27,13-14). L'Ancien Testament révèle que nous avons bien quelqu'un en qui espérer.
L'espérance chrétienne est fondée sur un premier accomplissement de la promesse, sur l'événement pascal de Jésus Christ et le don de l'Esprit à la Pentecôte (Ac 2,33-39). Aussi l'Épître aux Hébreux présente-t-elle la venue de Jésus comme « l'introduction d'une espérance meilleure » (7,19). Paul avait déjà dit : « Notre salut est objet d'espérance » (Rm 8,24). Le mystère chrétien reste donc également tourné vers l'avenir, ce qu'une présentation classique avait trop mis en veilleuse. Le mouvement biblique contemporain et la théologie ont au contraire remis en honneur cette dimension « eschatologique », c'est-à-dire définitive et finale du salut, et placé l'espérance au cœur de leurs exposés, tel le théologien réformé allemand Jùrgen Moltmann avec sa Théologie de l'espérance.
À la lumière de la révélation, nous sortons donc de l'ambiguïté des espoirs humains et nous pouvons dire en toute certitude : « L'espérance ne trompe pas, car l'amour de Dieu a été répandu en nos cœurs » (Rm 5,5). L'espérance est eschatologique : elle transcende les limites de notre existence terrestre. « Si c'est pour cette vie seulement que nous avons mis notre espérance dans le Christ, nous sommes les plus à plaindre de tous les hommes » (1 Co 15,19). Car le dernier objet de notre espérance, c'est de voir Dieu tel qu'il est afin de vivre de lui (1 fn 3,2).

La foi, l'espérance et l'amour


C'est Paul qui, dans le Nouveau Testament, est le grand docteur de l'espérance. Il a en fait enseigné ce qu'il vivait, c'est-à-dire cette dynamique qui le pousse en avant dans une course tendue vers la rencontre définitive du Christ. Cette appartenance de l'espérance au cœur du mystère chrétien trouve sa correspondance dans notre vie spirituelle. Nous connaissons tous ce texte splendide de Paul dans lequel celui-ci chante une hymne à la charité et souligne sa solidarité avec la foi et l'espérance : « Maintenant donc, ces trois-là demeurent, la foi, l'espérance et l'amour, mais l'amour est le plus grand » (1 Co 13,13). Telle est l'origine de la doctrine chrétienne des trois « vertus théologales ». L'espérance, ou la confiance, est un aspect de la foi, trait fortement souligné par le même Paul dans son Épître aux Romains. L'amour dont nous vivons est lui aussi habité par la foi et l'espérance : « L'amour excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout » (1 Co 13,7). Ou encore, la foi « attend fermement que se réalise ce que la justification nous fait espérer » (Ga 5,5). Car l'espérance est à la fois attente, confiance et patience. Quant à l’Épître aux Hébreux, elle définit la foi comme « la garantie [littéralement : la « substance »] des biens qu'on espère, la preuve des réalités qu'on ne voit pas » (11,1).

Les hérésies de l'espérance


Les poètes grecs nous ont dit que l'espoir peut être un vice tout autant qu'une vertu. L'espérance peut, comme toute vertu d'ailleurs, déraper en des attitudes qui la pervertissent. On peut pécher contre l'espérance par excès ou par défaut. La tentation « pélagienne »5 représente une forme du premier cas. Le dérapage vient ici de ce que l'on espère plus en soi qu'en Dieu, on compte sur ses propres mérites, on se fait fort de l'avenir, et l'on tombe dans la présomption que son propre salut est acquis, alors qu'Augustin nous dit que la persévérance finale est le « grand don » de Dieu. Cette présomption est une témérité ou une sécurité trompeuse.
À l’inverse, tout homme peut tomber dans le désespoir. Nous l'avons déjà évoqué. Le chrétien peut aussi tomber dans la désespérance. Cette tentation vient plus souvent avec l'âge, quand les conditions de vie deviennent difficiles, quand un sentiment d'abandon et de solitude envahit l'être humain. On désespère de Dieu parce que l'on désespère de soi. C'est alors que nous sommes invités comme Abraham à espérer contre toute espérance.
Une autre hérésie de l'espérance est le quiétisme, entendu comme un amour purement passif qui se désintéresserait totalement du salut et donc de ce qu'il est nécessaire d'accomplir pour le recevoir. Il n'y a pas lieu d'entrer ici dans la querelle du « pur amour » au temps de Fénelon et de Bossuet, ni de prétendre que le premier était tombé dans l'erreur. Cette querelle fut en quelque sorte la « carte du tendre » spirituelle du XVIIe siècle. De même que les précieuses raffinaient dans les nuances du prisme des sentiments amoureux, de même les théologiens vont raffiner à l'infini sur les motivations de l'amour de Dieu. L'espérance est alors considérée comme un amour imparfait, parce qu'habitée par un motif intéressé et égoïste. L'époque était hantée par le scrupule d'un amour qui serait entaché d'intérêt personnel.

Y a-t-il une espérance des choses terrestres ?


De même que l'espoir humain ne se limite pas aux choses de la terre, de même l'espérance chrétienne, qui porte essentiellement sur le salut éternel, a une portée terrestre. Sinon, elle risquerait fort de tomber dans « l'opium du peuple ». L'espérance juive portait largement, et même en premier lieu, sur les biens terrestres, la fécondité des moissons et des troupeaux, une descendance nombreuse. Il est donc tout à fait légitime d'espérer l'arrivée de biens temporels, à la double condition que cette espérance respecte l'éthique immanente à tout espoir humain et qu'elle reste relative à l'objet premier de notre espérance chrétienne. En d'autres termes, nous espérons ces biens dans l'idée qu'ils vont nous aider à aimer Dieu et notre prochain et nous garder dans cette alliance essentielle. En ce sens, il est tout à fait légitime de prier pour une guérison, voire pour un « miracle », pour un succès universitaire ou professionnel, pour une rencontre importante... Comme toute prière exprimée dans l'ordre des choses temporelles, celle-ci se veut conditionnelle dans la mesure où l'objet de la demande entre dans le dessein de Dieu sur moi et sur les autres.
L'espérance nous aide également dans notre vie temporelle en nous apportant joie, paix, consolation et force (Rm 15,14). Elle est particulièrement précieuse dans le temps des afflictions et des épreuves (Rm 5,2 ; 2 Co 1,12 ; He 3,6). Nous sommes parfois acculés à prendre des « partis désespérés », c'est-à-dire à espérer envers et contre tout. C'est pourquoi il est utile et souvent nécessaire de prier pour être gardé dans l'espérance, tout autant qu'on le fait pour être gardé dans la foi.
Mais il y a plus encore : l'espérance chrétienne, l'espérance « théologale », exige de nous de vivre le combat de la charité et de la justice dans la cité terrestre dont la tâche est de préparer la cité céleste6. La scène du jugement dernier (Mt 25) nous dit tout à ce sujet : Jésus récompense ceux qui l'ont reconnu dans les affamés, les sans-logis, les malades, les prisonniers et tous les autres pauvres. Notre espérance en la cité céleste, bien loin d'être démobilisatrice, doit donc devenir un stimulant essentiel pour notre action dans la cité terrestre. Nous croyons en effet que rien n'est perdu de ce que la foi, l'espérance et l'amour nous commandent d'entreprendre.

* * *

De l'espoir à l'espérance, nous avons parcouru un itinéraire à la fois continu et discontinu. Continu, parce que l'espérance ne peut être étrangère à nos espoirs humains et que l'intervention de la foi ne supplante en rien notre condition humaine. L'espérance ne saurait devenir un alibi à notre négligence ou à notre paresse. Nous restons soumis à l'éthique immanente à toute conduite de l'espoir humain. Discontinu, parce que la foi et l'espérance chrétiennes nous apportent la certitude qu'elles sont fondées en Dieu et attestées par le don du Christ qui est déjà venu et qui reviendra. C'est pourquoi nous devons écouter l'appel de la Première épître de Pierre : « Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte » (3,15).



1. Poèmes élégiaques, L I, 1135-1143 (Les Belles Lettres, 1948, p 79). Cf. Laurent Gallois, « L'espérance dans la pensée d'Hippocrate » (Laennec, n° 53, janvier 2005, pp 23-32), à qui l'emprunte ces références aux poètes et philosophes grecs.
2 Samkhya-Sûtra, IV, XI.
3. Cf. Le porche du mystère de la deuxième vertu.
4. Hélas, ce terme évoque aujourd'hui nos assurances « tous risques » L'assurance paulinienne est le degré le plus élevé de la confiance, avec une note de fierté joyeuse.
5. Du nom de Pelage, adversaire de saint Augustin, qui tenait que l'homme peut réaliser son salut par l'exercice de sa propre vertu.
6. Cf. Jean Daniélou, « Espoirs humains et espérance chrétienne », Etudes, novembre 1955, pp 145-155.