Le temps présent est riche de paradoxes. Il pourrait être décrit en soulignant la dispersion de l'être, l'évanescence de tout temps pesé et de toute présence, la fuite incessante de soi, la distraction instituée et commercée. Une image en tout point contraire serait non moins exacte : culture de l'intériorité, attention aux états intérieurs et nécessité de ne pas trop les dissiper pour s'assurer que l'on vit, recherche de l'instant vécu. Ces paradoxes disent à la fois l'impossibilité et la possibilité du recueillement. La dialectique du « glocal », souvent utilisée pour décrire les processus économiques et culturels à l'échelle de la mondialisation, se décline ici en « inxtériorité », nom de cette paradoxale aspiration au recueillement qui barre la route du fleuve de l'esprit et le force à s'exhausser. Car la figure actuelle de la foi est davantage celle du recueilli, de l'être intériorisé, du priant, plutôt que celle du croisé ou du prédicateur, ou encore de l'acteur social, au point que la confusion est fort courante entre méditation et prière, intériorisation et dialogue intérieur. Dans la finalité du recueillement se jouent à la fois une visibilité possible de la foi et sa dissolution dans le thérapeutique ou la construction de l'individu.
 

Janus perdu


Toute une cartographie du silence recueilli recouvre nos pays, matérialisant un calendrier commémoratif que les Romains eux-mêmes, si soucieux de leurs fêtes, n'auraient pas mésestimé Aujourd'hui, le recueillement est partout présent, il est le seul signe public et universel de deuil devant les catastrophes naturelles, les accidents du destin ou les tragédies politiques universelles. Le recueillement soude la communauté, manifeste l'unité, l'appartenance au Même. Cette intériorisation collective redonne vie au lien brisé, comme pour reprendre la maîtrise Cela relève aussi de l'exorcisme, jouissance de la si forte pulsion communielle d'une foule qui se contrôle Mais est-ce réellement un silence ? On dit « faire silence », « trois minutes de silence », comme si le silence pouvait être fait, alors que c'est lui qui nous fait ; comme si on pouvait le faire entrer dans notre chronométrie, alors qu'il excède toute temporalité et toute localisation. Plus que le silence, c'est la mémoire qui se fait en ces instants cette méditation des moments passés, ou de noue précarité, n'est qu'un avatar contemporain de la mémoire de la mort des Anciens
Cette pratique collective du recueillement n'est pas si éloignée d'une aune fort commune : le recueillement de l'intériorité cultivée, souvent thérapeutique, figure mondaine de la religiosité. Ce recueillement est une « technique » (ascèse au sens propre du terme) de l'individu : qu'il s'agisse de « recentrement », de « visualisation », de « méditation » ou d'« intériorisation », à chaque fois l'important est de donner consistance à l'individu. Il faudrait élargir cet aspect à l'engouement pour de multiples activités gestuelles, comme le chant choral, les arts manuels, le jardinage ou, bien sûr, le sport, dans la multiplicité de ses facettes. La chose n'est pas nouvelle. Il y a vingt ans, dans L'ère du vide, Gilles Lipovetsky listait les différents aspects de la « sensibilité thérapeutique » qui émergeait depuis les années 70 : « yoga, psychanalyse, expression corporelle, zen, thérapie primale, dynamique de groupe, méditation transcendantale ». A l'époque, il plaçait tout ceci sous le signe de Narcisse, un Narcisse fasciné par le vide, oeuvrant à sa « désubstantialisation ». Aujourd'hui, il n'en va plus de même : le souci de soi ne vise plus le vide, l'indifférence comme objectif ultime, mais il cherche plutôt à redonner consistance au Moi, à combler cette intériorité dont le caractère fictif est trop évidemment révélé à l'épreuve de l'indifférenciation de masse des vies urbanisées.
Au coeur même de la foule, pourtant, nous ne cessons de croiser la forme la plus courante du recueillement, imposée par les espaces publics surpeuplés et anonymes : ascenseurs ou rames de métro, foules endormies ou actives, tout semble bruire de soliloques, d'intériorités carapacées, plus ou moins conscientes. Sont-elles toutes des recueillements ? Sans doute pas, trop encombrées de musique conjuratrice d'angoisses : angoisse des solitudes juxtaposées, angoisse de la confrontation avec soi, avec ses ruminations et ses rêveries. Mais qui fera la part du recueillement et du bruit interne au sein même des rêveries et des ruminations ? Combien d'examens de conscience sont ils réalisés dans les trajets quotidiens ? Une foule est avant tout une somme de recueillements forcés. Est-ce pour cela que le recueillement reste la seule forme officielle de deuil ?
Cette quête d'unité est aussi visible dans les techniques d'aveu. En effet, l'exigence contemporaine d'authenticité entraîne souvent un processus de retour sur sa vie, afin d'extérioriser sa psyché, et pour cela un temps de recueillement est inévitable, qu'il soit provoqué ou spontané. La pratique de l'aveu, médiatisé ou non, sert à attester de sa vie intérieure, à lui donner forme : pour exister aux yeux de l'autre, le convaincre de l'amour qu'on lui porte ou obtenir un emploi, une mise à nu est nécessaire. Cette pratique est fortement liée à des moments de recommencement dans sa vie. lamais la démocratisation de l'aveu n'a été si poussée : alors que la confession reflue, les aveux cathodiques, les récits de soi des malades, des chômeurs, des CV, des élèves en déshérence, des analysés, recouvrent peu à peu la plage de nos intériorités.
Janus contemporain, le recueillement a une face publique et une face privée, chacune ayant récupéré des aspects de l'ascétique traditionnelle — qu'elle soit antique ou chrétienne — du recueillement : l'aveu, le silence, le retour sur soi, la mémoire de la mort. Comme si le trésor avait essaimé, irrigué toute la société, mais qu'en même temps la vision d'ensemble, la carte, avait été égarée, et qu'alors l'essaimage s'était transformé en dispersion. Il y a comme une opposition artificielle entre le privé et le public, opposition qui se joue autour du temps : le recueillement public fait mémoire, qu'il s'agisse de la mémoire collective ou personnelle ; le recueillement privé quête une qualité de présence à soi ou au rien, peu importe. Mais ni l'un ni l'autre n'envisagent — au sens propre — l'avenir : ce Janus-là est donc incomplet, il n'est plus le gardien des portes et le dieu des commencements. Cette dispersion des formes du recueillement, comme cet éclatement de la temporalité, sont à l'image de l'intériorité inquiète des individus souverains que nous sommes devenus. Souverains et incertains.
 

Une intériorité inquiète d'elle-même


Homme sans maîtres, pur individu qui, in fine, décide par lui-même : telle est la foi fondatrice de nos sociétés dans la souveraineté de la conscience individuelle. L'intériorité était le siège de la liberté de cette conscience, de l'intimité, le lieu où se forgeait le sujet-citoyen, l'homme libre et égal à tous. Elle passa un temps pour le reliquat durable de ce « monde clos » mythique auquel la science moderne a définitivement substitué « l'univers infini » : effacée des « sciences de la vie » comme de la physique, inversée en objet extérieur (le comportement) ou intérieur (l'inconscient) par les sciences humaines, l'intériorité ne devrait plus être à l'ordre du jour dans le monde d'extériorité généralisée que nous partageons. Mais elle a survécu à ce laminoir du soupçon, car, comme le note le sociologue Alain Ehrenberg, « sacrée comme l'âme, l'intériorité est un tabou pour les modernes qui ne peuvent la manipuler sans risque. L'intériorité est une fiction qu'ils ont fabriquée pour dire ce qui se passe à l'intérieur d'eux-mêmes. Mais cette fiction est aussi une vérité : nous y croyons comme d'autres croient en la métempsychose ou au pouvoir magique des ancêtres » 1.
L'intériorité était la condition sine qua non du sujet moderne. Or, l'absence de normes et la relativité de toute institution ont ébranlé ses fondements conscients tout comme le monde structuré qui lui donnait raison Pour faire société, il ne reste à l'individu que son empathie, ses seules ressources intérieures La mesure et la prise de conscience de cette empathie, et de ses difficultés, passent nécessairement par un recueillement, lequel redéfinit l'intériorité comme possibilité de se déprendre d'un destin : à la lumière du recueillement, l'intérieur est devenu le lieu où la vie peut se rassembler, se reprendre, s'identifier, pour échapper à l'indifférence comme aux exigences du monde extérieur. Le recueillement a pris le relais de la conscience, non seulement dans le vocabulaire politique institutionnel, mais dans la grammaire de l'engagement : celui qui agit est sommé d'expliciter ses motivations profondes, de sonder son altruisme a priori pervers, bref de se recueillir pour offrir une action purifiée.
Pourtant, si le recueillement est nécessaire, il atteint rarement son objectif majeur : loin de stabiliser le soi, il l'enferme dans une inquiétude encore plus profonde — une inquiétude qui peut être liée à la fragilité extrême de l'individu : aujourd'hui, dans le monde de l'individu souverain, l'intériorité n'existe plus, car les frontières intérieur extérieur se font poreuses, l'exigence d'authenticité les efface tout comme la distraction industrialisée. La difficulté d'accéder à l'intériorité est le reflet de la perte du monde, au sens propre du terme, car l'intériorité se pense précisément comme perte du monde. Cette difficulté est encore accrue par l'effet pervers de la surabondance des techniques de recueillement : elles ne cessent de se diversifier, et peut-être jamais des hommes n'eurent à leur disposition une aussi large variété de propositions. Mais de quoi parle-t-on ? De techniques parmi d'autres, alors qu'auparavant l'ascèse était la technique par excellence, la seule, les autres ayant été constituées sur son modèle. La multiplication des techniques n'a d'autre effet que d'aiguiser le sentiment de vide qui nous étreint au seuil du recueillement : là encore, il nous faut choisir, et, de fait, nous ne serons jamais assurés d'avoir pris le bon chemin 2.
Alors, dans cet égarement, le recueillement peut croiser son reflet dans des états négatifs, comme la dépression. Révélatrice de l'exigence de recueillement, la dépression ouvre souvent un temps de recueillement dans le cours d'une vie. La dépression, que l'on peut définir comme une « pathologie de l'exigence d'action », traduit chez l'individu une déprise de son temps et de ses motivations. Cette « fatigue d'être soi » dissimule souvent une « difficulté à être soi » : elle n'est pas le contraire, mais le revers de l'individu souverain, maître de son projet. En réponse à l'exigence d'authenticité et d'activité, elle constitue une réaction de l'individu à sa dissolution. La dépression, et plus globalement la difficulté d'être, mériteraient d'être envisagées comme une opportunité Cette douleur d'être soi comme porche du recueillement, Charles Baudelaire l'avait déjà proposée dans son poème
 
« Recueillement » « Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille Tu réclamais le Soir , il descend ; le voici »

Sagesse de la Douleur ? A travers la dépression, mais aussi en d'autres états psychiques, on peut faire l'expérience de l'absence enfermée en nous, qui fait de l'intériorité un no man's land que personne ne veut habiter. Mais ce no man's land permet aussi de saisir combien notre intériorité ne se suffit pas à elle-même, qu'il existe un « dedans derrière le dedans », aussi secret qu'inexprimable, sorte d'étranger muet muré au dedans qui fait taire ou dérailler toute aune voix — « interior intimo meo ».
 

La traversée de soi


L'individu contemporain est sorti de la culture du conflit. Il ne peut qu'être désemparé devant le champ de bataille qu'il découvre au-dedans de lui, ce tohu bohu, ce chaos incompréhensible 3. La traversée de ce désordre est une nuit de soi. L'idée n'est pas neuve : à ses disciples en quête de recueillement, Epicure enseignait que « la connaissance de la faute est le commencement du salut ». Les Pères grecs ont tous souligné la nécessité du deuil pour permettre la connaissance de soi. « Faire le deuil de soi » n'est pas « faire le vide », même si cette attitude est souvent attachée à l'idée de recueillement : ne plus s'écouter peut être une quête du vide pour le vide, ouvrant une jouissance que nos hédonismes les plus intenses ont peine à approcher. La nuit de soi n'est possible que si le silence est posé pour laisser monter une aune voix. Se recueillir, c'est être recueilli. Cette nuit de soi exige patience et durée. Le voyageur Nicolas Bouvier notait, dès les années 50, dans L'usage du monde, que le seul luxe que nous nous refusons est celui de la lenteur. Sauf lors des deuils. Le recueillement chrétien est un recueillement du temps, et non des lieux. Selon Augustin, la loi de la condition humaine est la distentio, l'écart irrattrapable entre soi et soi-même, cette conscience de soi toujours en retard sur son objet. C'est cette altération qui permet d'entrer en soi, qui permet l'intériorité et la laisse ouverte comme une béance. L'idée est très puissante : là où Epicure attendait du recueillement une dilatation de l'âme suffisamment large pour qu'elle puisse à la fois saisir sa petitesse et sa grandeur en mesurant l'infini du temps, le recueillement augustinien n'entraîne pas une telle dissolution. La distentio ne se referme pas totalement, elle change d'orientation, car il s'agit de résorber la distentio, non pour se trouver, mais pour rencontrer : le recueillement se fait désir. La relation change tout, car le fardeau n'est pas à déposer, comme chez Epicure (ou Bouddha), mais à remettre et à recueillir en Christ. Le recueillement comme attente ? Noue perception immédiate du recueillement est ici bouleversée. Au rebours d'une sortie du monde, le recueillement met en suspens le cours du monde pour mieux accueillir ce monde et son secret, il ouvre une brèche dans le flux continu, arrache le temps à sa cyclicité mortifère. Se recueillir, c'est enfouir le secret du monde.
Du recueillement, Gandhi fit une arme politique. Les heures passées à tisser, les jeûnes, mais aussi les longues marches et la prière : Gandhi pratiqua toutes sortes de recueillement pour en retirer, non le courage de refuser la violence, mais celui d'espérer la vérité de l'adversaire. S'il est une constante chez Gandhi, c'est la parfaite loyauté de son attitude : cet homme rusé n'usa jamais de la surprise pour déstabiliser son adversaire, car il s'agissait avant tout de faire naître la vérité de l'autre, et pour cela renoncer à soi. Chez lui, le recueillement se manifestait comme élection, une distanciation qui révélait le point d'Archimède où glisser le levier. Gandhi était tout entier tourné vers l'avenir, l'advenue de l'autre, sa parousie : le jeûne et le tissage étaient en fait pure promesse et offrande d'un recommencement. Ainsi faudrait- il penser ensemble le collectif et l'individuel comme les deux faces du recueillement. Le penseur Claude Lefort, méditant Tocqueville, a bien dit l'illusion de l'individualisme croyant que noue souveraineté nous rend tout-puissant :
 
« L'individu se dérobe à lui-même en se rapportant à lui-même, il est aux prises avec son inconnu(e), alors pourquoi nier le lien de la solitude et de l'anonymat, pourquoi nier que la reconnaissance du semblable par le semblable passe aussi par l'ignorance acceptée de l'autre , pourquoi, enfin, opposer, alors qu'il faudrait les penser ensemble, la vérité de l'association et la vérité de l'isolement ? » 4.

Le recueillement prend alors un autre sens, qui lie fortement les deux précédents : se recueillir, c'est enfouir le secret d'un être au monde en tant qu'il est révélé, et cela au creuset même de la solitude de l'eue.
 
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Deux questions mériteraient d'être encore posées à l'aspiration contemporaine au recueillement La première serait : que recueille-t-on ? Et l'on répondrait : sa vie, ta vie, nos vies, leur poids et leur légèreté. La seconde serait. pour qui se recueille-t-on ? Et l'on répondrait : se recueillir, c'est se faire compagnon de la vérité. Alors, nous prendrions le contre-pied des tendances actuelles en pensant le recueillement comme déconstruction d'une religiosité par trop utilitariste, dépassement de tout fantasme à propos de la mystique. Le recueillement, Janus retrouvé, serait ce retrait qui nous rend le monde en lui rendant un avenir.



1 La fatigue d'être soi, Odile Jacob, 2000, p 18
2. A un autre degré, le doute porte non sur l'intériorité, mais sur ce qu'on peut y loger ou y trouver Wittgenstein notait que « nous devons tirer au clair la façon dont nous appliquons en fait la métaphore du révéler (dehors et dedans) , autrement, nous serons tentés de chercher un dedans derrière ce qui est, dans notre métaphore, le dedans » (Notes sur l'expérience privée et les « sensé data », TER, 1999) L'intériorité un jeu de mots ? Wittgenstein aurait sans doute hésité à souscrire à une formule aussi réductrice, surtout lorsqu'on sait la portée éthique de son Tractatus logico-philosophicus Son avertissement est toutefois de portée le « de quoi parlons-nous ? » implique souvent un « comment en parlons-nous ? »
3. A l'origine, selon Ovide, tous les éléments (eau, air, feu et terre) étaient confondus en un seul, Chaos, et lorsqu'ils se séparèrent, Chaos devint Janus (Fastes, 1,100-110, CUF, 1992)
4. Essais sur la politique, Seuil, 1986, p 236