Que dire des images dans les sociétés médiatiques ? Parlera-t-on de prolifération — terme qui laisse percer la méfiance — ou de profusion — constat nettement plus généreux ? De toute façon, l'impression d'ensemble est celle d'un foisonnement. Les images s'appellent, se repoussent, empruntent, inspirent, s'évanouissent, s'articulent, prises dans l'écrit, bavardes dans les bulles, soulignées de musiques, langage enlacé au langage ; elles se jouent de l'espace, bouleversent le temps. Fermant les yeux, on serait tenté de dire qu'elles font du bruit !
Du bruit, en effet ! L'auditif surgirait-il du visuel et avant lui ? Est-ce le fait des correspondances ? Est-ce seulement que « l'oeil écoute » ?
C'est au-delà, ou plutôt en deçà. Insaisissables et déroutantes, elles sont dans un constant échappement. Mais leur vraie place ? Celle que désigne le regard, celle qui quête attention ? Le temps manque ! Pour qu'il y ait regard, en effet il faut du temps, le temps de l'attente déjà, le temps du désir, puis celui d'être « là devant » et que l'image s'offre. Et il faut du silence pour que l'image « parle ». Regard et images ne semblent-ils pas, dans un même naufrage, avoir quelque peu sombré ? D'une image à la suivante, la surimpression est immédiate, nous laissant dans les éclats et la fragmentation, sans occasion de mémoire — et donc l'image n'a guère de chances de vivre en nous, si ce n'est sous forme d'un ébranlement nerveux aux répercussions éventuellement incontrôlables —, nous provoquant et nous « piquant » sans cesse, à la cadence de flashes et de clips, séquences brèves, ruptures, instantanés : des « précipités » qui violentent autant qu'ils séduisent, dans la mesure où ils ne s'accordent pas à notre temps intime et réduisent notre espace intérieur.
 

Images naufragées


Une vaste cacophonie en somme, publicité, information, fiction imbriquées les unes dans les autres ; une cacophonie somptueuse : couleurs, inventivité, brillance, variété, énergie débordante... Une danse étourdissante. Les images n'y sont pourtant qu'apparemment légères, quel qu'en soit le contenu. On peut les estimer au contraire lourdement plombées, voire captives. C'est qu'il est difficile de les sortir de cette gangue électrique et tapageuse où elles sont prises. Quand l'image a-t-elle le pouvoir d'être simplement l'image ? Un des pièges, et non des moindres, est dans ce « trop de sens », plaqué et ordinairement fermé, qui laisse peu de chances à l'image elle-même, l'accompagne ou, pire, la devance. Ainsi, dans l'information télévisée, la morale de l'histoire colle-t-elle à l'histoire et à ses images... Les commentaires parasitent, les interprétations masquent. L'image n'est plus qu'illustration d'un propos qui est premier. Et même si elle n'a rien à voir avec le slogan publicitaire, incongrue et savamment décalée pour mieux retenir l'attention, elle reste utilisée à des fins autres qu'elle-même. A elle d'assurer la vibration émotionnelle. Elle ne parle pas. Elle consonne, ou détonne à dessein — par où l'auditif, à nouveau, nous rejoint. Mais, de toute façon, et dans la majeure partie des cas, elle est annexée, « cadrée » dans un schéma prêt à l'emploi. Elle « fonctionne », avec plus ou moins de bonheur. Mais le terme en dit long. Dans ce type de production, le regard s'est perdu. L'image aussi.
Le succès est là pourtant : il n'y aura pas de panne ! C'est un droit et un dû : l'écoulement est garanti sans interruption et sans limite. Tout doit remonter à la surface et se laisser voir. Cette mise en contaa visuel est un confort exigible, la transparence a rang de vertu, le secret fait figure de recel... C'est justement là que le bât blesse : voir et voir tout, voir le monde, guerres, massacres, famines, prospérités complaisantes, voir l'intime des vies privées, est devenu comme une dévoration négligente qui laisse inassouvi. Si bien que nous nous trouvons dans des attitudes contradictoires et déshumanisantes, entre appétit et lassitude, enchantement et désenchantement. Au fond, nous n'attendons rien de neuf, rien d'autre que la lueur et le bruit de fond d'horizons convenus. Sur ce mode, la représentation est une neutralisation. Producteurs et spectateurs en sont les complices. La réalité, l'autre, l'étrange, l'étranger se trouvent « digérés », « internalisés », pour reprendre un mot un peu barbare du langage des entreprises. Ils se sont dissous dans la surexposition et l'annexion, comme nous le sommes dans l'engourdissement. Sans signe d'altérité, comment et pourquoi être attentif, étonné, mobilisé ?
 

La couleur de la dérision


Voilà qui déplace considérablement toute une problématique sur la puissance de fascination de l'image. Nous n'en sommes même plus à nous demander si le visible de l'image cache cette invisible Présence que nous avons au coeur et que nous tentons de discerner, mais comment cette dévorante exigence de visibilité a, dans la pléthore et la vertigineuse escalade vers une universelle transparence, renvoyé dans l'insignifiance le visuel lui-même. Car nous sommes peut-être en passe de perdre le réel visible, en même temps que l'invisible transcendance. Une double perte. L'écran fait écran au réel, ce qui n'est pas un jeu de mots, mais bien le mot pris dans ses deux sens ; et les images, quelle que soit leur qualité, s'exposent à des yeux hagards.
Si le regard est atteint, la nuance des sentiments ne l'est pas moins. Désormais n'existe que ce qui se montre, se voit, se diffuse. L'image est certificat d'existence et d'authenticité. Dans le système de l'information, elle se trouve sommée de lever le doute et d'être la preuve à l'appui. Mais, depuis la sinistre exhibition des cadavres de Timisoara, depuis la guerre du Golfe et les « non-images de guerre propre », et par bien d'autres biais encore, on sait ce que valent ces preuves, et combien les images, plus ou moins trafiquées, peuvent être trompeuses autant que les propos. Il n'empêche ! On continue à exiger la preuve de l'image, tout en sachant la supercherie possible. Dans cet échange de demandes/réponses s'instaure un jeu de dupes, dont tout le monde connaîtrait les dessous sans pour autant cesser de jouer. Une lâcheté consensuelle. Sournoisement se répand la couleur empoisonnée de la dérision et du cynisme, impuissance que tente de masquer le réflexe ironique. Rien n'est plus pervers pour la pensée, pour l'appréhension du réel, pour la relation aux autres. Rien n'est plus contraire à la foi. Si l'on ajoute que la couleur complémentaire est, sous la forme publicitaire, celle d'une légèreté entretenue et forcée, le rose d'existences souvent grises, il y a de quoi s'inquiéter, en effet. Et d'abord pour ce qu'il y a à voir.
 

Le réel, une inquiétude amoureuse


Le type d'interrogations que soulève cet état de fait n'est pas propre aux chrétiens. Mais il est vrai de dire que la lumière de la foi éveille une sensibilité particulière, et qu'en elle quelque chose résiste. D'où vient cette résistance ? Donne-t-elle raison aux soupçons d'étroitesse d'esprit, d'austérité et d'incapacité à vivre qui pèsent sur les chrétiens ? Osons dire l'inverse. S'il y a résistance, elle est résistance à la réduction du réel, « aplati » en même temps que promu, privé de sa dimension de profondeur, de ses ombres, de l'« in-montrable », images et spectateurs à l'étal de l'écran, requis par la surface, dispersés, comme on disperse des cendres. Ce qui est redouté, c'est la dissolution du réel, car, dans la foi, le réel est l'objet d'une quête incessante, à la fois lieu d'exode et voie de la promesse. Il est désir, inquiétude amoureuse, tourment où se jouent nos pouvoirs et notre impouvoir, où se conjuguent absence et présence. Il est forêt de signes et témoin de l'insu, il appelle et repousse, mais on ne saurait le fuir. Toute déréalisation apparaît — devrait apparaître — comme une faute. Et Dieu sait que les occasions ne manquent pas ! Comme on se paye de mots, on peut se payer d'images. Et se trouver relégué dans le vague et la rêverie, dans un faux-semblant qui cache à la fois le monde, l'autre, soi-même et Dieu. Car entre l'homme et le monde, entre l'homme et l'autre, il y a une commune altération : soit un commun avènement, soit une commune défaite.
Or la condition du réel et la prise qu'on peut avoir sur lui dépendent en bonne part d'un certain rapport à l'espace et au temps que la transmission immédiate des images bouleverse. Ce qui suppose une nouvelle vigilance et sans doute des adaptations particulières des individus. L'espace d'abord, dilaté jusqu'aux bornes de l'univers, toute distance jouée. Le direct met tout à portée ; ce qui fait de toute image qui franchit les continents par satellites interposés une fantastique image de la puissance technique. Et la prouesse est réelle : aux confins de mon corps se place l'image de ce qui se passe à l'autre bout du monde, et même dans les galaxies... Aux confins de mon corps l.mais d'un corps rivé immobile. L'image vient à moi, se projette. Un mouvement de la main a suffi. Seulement l'esquisse d'un mouvement, et d'un mouvement vers la machine. Corps en passe de devenir machinal, inclus dans le système qui montre le réel et en détourne à la fois, corps qui agit sur la médiation du réel, se préoccupe de l'appareil, du nombre de chaînes à disposition — jusqu'à soixante-dix avec l'antenne parabolique —, gigantesque et quelque peu monstrueuse mise à disposition des lointains devenus proches. Avec toute l'équivoque que portent ces mots.
Le constat est-il injuste, excessif ? Sans doute, car ce corps passif devant les images du monde est aussi celui qui connaît le labeur, l'activité, la course ou le plaisir, celui que la vie éprouve, qu'attaquent la fatigue, la vieillesse ou la maladie. C'est d'ailleurs souvent du fond de cette fatigue, dans le consentement à la baisse de vigilance, qu'est appelé l'écoulement des images. Il n'empêche que l'illusion peut être forte de se aoire « branché » sur le réel à mesure qu'on le quitte. Car pour que l'image de ce bout du monde désormais si proche dise quelque chose du réel, il faut plus que le pointillisme d'instantanés qui se suivent, plus que cette évacuation nerveuse du réel encore accélérée par le zapping. Il faut un continuum à l'image mobile, il faut un récit qui dure, des mises en perspective, il faut une relation qui porte. C'est pourquoi le reportage longuement élaboré, fruit d'un montage très étudié, est souvent plus révélateur du réel que l'instantané.
L'exploit technique ne vaut que par l'utilisation qu'on en fait. Le temps réel, indûment prétendu tel, n'est pas un impératif. On peut y échapper, le contourner. La technique permet désormais un autre exploit : l'artifice du retour. Avec le magnétoscope s'offre la possibilité de revenir en arrière, de passer deux fois le même film, de réintégrer le temps : lui redonner épaisseur ; reconstruire la séquence, réinventer la patience, afin de voir ce que l'oeil ne peut voir « d'un coup ». Effet du même ordre avec le ralenti, à condition qu'il ne devienne pas un tic. L'image mobile peut être l'objet d'autant d'attention que l'oeuvre d'art immobile, susciter contemplation, méditation, analyse. Le moyen technique, quelque sophistiqué qu'il soit, n'est qu'un moyen, subordonné à la volonté et à la décision. Il ne conditionne pas l'usage de l'image, ne porte en lui aucune condamnation ni fatalité. Réalisateurs et spectateurs ne sont « tenus » dans la déréalisation que s'ils le veulent bien. Le risque est multiple, dans la mesure où chacun d'entre nous est plus ou moins manipulateur d'images, et peut donc ne sortir d'une déréalisation que pour tomber dans une autre : sous la forme du stockage, simuler la mémoire ; sous l'obsession de la photo de famille ou du caméscope, enfouir ce qu'il y avait à vivre ; derrière l'objeaif, oublier le ciel, ne plus voir le réel qu'en fonaion des photos ou des cassettes vidéos qui s'ajouteront les unes aux autres, dans une thésaurisation illusoire, engrangement d'une histoire parodique, alors que le présent même n'aura pas été honoré...
 

Le point aveugle


A la faveur d'une rétrospeaive, une célèbre photo d'Eugène Smith, datant des années soixante-dix, fut récemment montrée à la télévision et reproduite. Prise au Japon, à Minamata, où toute une partie de la population avait été contaminée par le mercure, cette photo fut le fruit de la patience et de l'attention. D'un consentement aussi, et d'une histoire qui devait lier le photographe et les protagonistes de la scène. Le temps d'approcher l'ordinaire des jours, de la pauvreté et de la souffrance... Pendant plusieurs mois d'immersion, Smith avait pu voir passer, tous les matins, une femme qui portait sur son dos une fillette infirme. Le poids de chaque jour et son rituel de douleur. Cette mère accepta ce qui, sans la proximité éprouvée du photographe, eût été inacceptable, et pour elle et pour ceux qui devaient être témoins de la scène : elle accepta de se laisser photographier avec sa fille à l'heure du bain.
Tomoko baignée par sa mère.
La femme tient dans ses bras le corps torturé et déformé de sa fille ; torsion des membres et fixité des yeux, l'arc tendu de la souffrance. L'image serait hautement impudique et à peine soutenable si ce corps n'était dans les bras et plus encore dans le regard de la femme, porté dans l'infinie tendresse et l'infinie détresse, sauvé de l'insupportable sans que rien pourtant n'en soit ôté. L'ensemble est scellé dans le grand silence du tragique, très au-delà des mots. Plus loin que le cri.
Ce drame prenait visage, trouvait ses ombres et le possible d'un dévoilement impossible. Lieu-limite de contradiaion du regard, lieu aveugle au coeur du dévoilement. Lieu d'éleaion dans la foi, car la foi dans le Christ est toujours à chercher le Visage, et sait que cette reconnaissance pudique connaît son point aveugle au centre de ce qui s'éclaire.
La photo fit le tour du monde, mais l'histoire ne s'arrête pas là, et la suite mérite d'être rapportée. Après la mort d'Eugène Smith, sa femme retourna au Japon et tenta de revoir la famille de Tomoko. Mais la porte resta close. Tomoko disparue, la photo était devenue trop lourde, abominablement plus lourde encore que le corps de l'enfant ; trop explicite et trop lisible dénonciation de ce que l'homme peut faire à l'homme ; aggravée peut-être d'avoir été si bien, si facilement accueillie, trop reproduite et trop exploitée, fût-ce dans la visée humanitaire qui était celle de son histoire. Parce qu'emblématique, son point aveugle, au centre de la lumière, avait disparu. Le seuil de cette maison, dès lors, ne pouvait qu'être frappé d'interdit. Sous la forme du refus, l'infranchissable revenait dans sa brutalité, l'infranchissable du regard, de ce que le coeur sait et ne peut partager, l'infranchissable de l'altérité. Ce lieu de l'« impossible » humain, impossible et nécessaire, auquel le Christ lui-même fut exposé, lieu de solitude qui, dans la foi, est aussi celui du seaet de Dieu et du grand silence. « La vie humaine est impossible », disait Simone Weil, avant d'ajouter : « Mais le malheur seul le fait sentir. » Et plus loin encore : « L'impossibilité est la porte vers le surnaturel. On ne peut qu'y frapper. C'est un autre qui ouvre. »


Point crucial, au sens propre et figuré, point de reconnaissance de l'insu, de la distance, de l'infime et de l'immense, du désir contradictoire... Point où toute manifestation humaine découvre sa nécessité et son impossibilité, son intrinsèque limite. se aoisent la puissance de vie et la réserve, le geste vers l'autre et la pudeur qui retient. s'originent la justesse et la moindre injustice, la parole et l'exigence du silence. Autour de ce point bascule la lumière qui révèle les ombres. A ce point, on peut se rendre aveugle pour voir. Comprenne qui pourra, est-il dit dans l'Evangile.
A partir de là : une certaine façon d'exister dans le monde, une certaine façon de voir et de faire voir. L'homme est à son centre de gravité, c'est le réel qui le tient, plus qu'il ne tient au réel. La ligne des partages traditionnels se déplace. Elle n'est plus entre le visible et l'invisible, l'immanent et le transcendant, entre ce monde et l'autre, le sacré et le profane, le proche et le lointain.' Le partage se fait là, entre présence illusoire et présence véritable au réel de l'existence, à soimême, aux autres, à Dieu. Il n'est peut-être même pas vraiment besoin d'en appeler à la signifiance ou au sens : trop de discours ne sont que des ajouts bavards. Ou alors, disons que le sens est humblement d'être là, « présent-attendant », comblé ou au désert, dans une unité intérieure qui ne se déaète pas, ne se force pas, ne se défend pas. Présence accordée, dans tous les sens du mot.
On ne peut pas aller plus loin. On ne peut pas ne pas y aller. On ne sait pas où cela mène. Mais ce n'est pas la condamnation d'une immanence fermée. Il n'est pas celui de la sentinelle héroïque et lucide, ni du faire face stoïque. Il est au contraire ce point où s'ouvre la grande attente de Dieu et rien n'est plus réel pour l'homme. La nuit n'y est pas moins profonde, elle l'est même parfois de plus en plus, au fur et à mesure que l'on avance, mais il arrive que des constellations s'étoilent au coeur de l'homme, du fond même de l'épreuve. On n'est jamais sûr de pouvoir s'y tenir très longtemps, rien n'est jamais gagné : il est tant d'échappatoires à disposition ! Mais si cela a été, ne serait-ce qu'une fraction de seconde, on s'en souvient. La ligne de partage passe au centre de chacun, puisque est si difficile la très haute attention ; elle rejette à l'autre bord la dissipation, la distraction, l'évasif et l'évasion, la complaisance narcissique, les conduites égoïstes, qui sont avant tout des manques au réel... Rien ne rend plus réaliste que la foi, mais c'est par grâce, hors décision.
On ne peut que faire attention, et ce qui relèverait davantage de la décision serait le désencombrement. Entre autres, images et bruits. Sauvegarder les conditions d'une approche du réel par le vide, le suspens, élargir l'espace de sa tente, veiller : « Dès qu'on a un point d'éternité dans l'âme, disait encore Simone Weil, on n'a rien de plus à faire que de le préserver, car il s'accroît de lui-même comme une graine. » Tombent alors, peu à peu, toutes les images envahissantes et superflues, qui n'avaient d'autre fonaion que de remplir les temps morts (sans les rendre vivants), satisfaire le marché (pour quatre cassettes vidéos louées pour un week-end, la cinquième, paraît-il, est gratuite !) et entretenir une semi-hypnose. Le regard se fait libre, l'oeil écoute, et ce n'est plus le bruit,
 
« et à la fin la mer avait son mot à dire
ou ces choses que nul n'avait photographiées »

dit Benjamin Fondane dans un de ses poèmes.
 

Subversion


Est-ce trop de gravité ? C'en est assurément. Mais gravité n'est pas pesanteur. Un des grands mensonges de notre époque est de nous faire croire que nous sommes faits pour la légèreté, une version pétillante du confort. Le montage des différents systèmes d'images se fait de telle sorte que soit sauvegardé ce bien-être. La publicité, dans l'humour, porte sur notre univers proche, le rayon « accessible », le brillant des cheveux, la douceur de la peau, le silence du lave-vaisselle qui, dans la forêt, ne trouble ni la biche ni l'oiseau, et ne troublera ni notre sommeil ni le voisin du dessous. Les familles y sont heureuses, les gens beaux, les vieillards compréhensifs et tendres, les fatigues s'y dissipent... On peut y avoir des rêves de prince arabe ou la décontraction du cow-boy... On s'y berce à plusieurs. Ces images-là lissent tous les événements de la vie comme un grand jeu qui ne peut que se terminer bien : une jeune femme séduisante conduit un enfant chez un homme non moins séduisant. C'est une fin de journée, le soir tombe. Cossue et confortable, la demeure ouvre sur un jardin. L'enfant rit, l'homme et la femme se retrouvent, complices. L'homme offre une tasse de café (on y est !), on comprend qu'ils sont séparés. Ils se font du charme. Sait-on jamais de quoi l'avenir sera fait ? L'ambiance est soft à souhait. Rien ne heurte. Ce soft-là est une des perversités de notre époque. Nous ne pouvons pas nous approcher impunément les uns des autres.
A l'autre bout de la chaîne, l'information offre de bonnes occasions d'exercer la compassion. Voilà qui exonère la conscience. Le contrepoids nécessaire. Les lointains, ceux dont on disait qu'ils ne sont qu'apparemment devenus proches, servent à cela. Il arrive aussi que publicité et information échangent leurs spécificités. La tonalité de l'un s'exporte sur la tonalité de l'autre, l'un et l'autre poreux... Ainsi la proximité de nos existences privées envahit-elle de plus en plus les informations : la semaine du goût, la chasse, les enfants à la plage, le confort et la sécurité de votre voiture... En sens inverse, les lointains gagnent la publicité. Dans le genre, Oliviero Toscani, le publicitaire de Benetton, est celui qui a frappé le plus fort. Comment pourrions-nous être indifférents au monde qui nous entoure ? Telle est la justification. Mais tout cela ne fait qu'ajouter à la grande confusion et au désir de la société de consommation de tout tenir ensemble. Le règne de l'équivalence. Tout se vaut, pourvu que la conclusion soit la satisfaaion générale. Quelle époque pouvait mettre en scène avec un tel succès un parfum nommé Egoïste dans des images qui cognent comme une revendication légitime ?
Les chrétiens ne peuvent pas ne pas ressentir cette confusion comme un détournement. Cette légèreté-là, cette légèreté de tout, ils la trouvent pesante. Et s'en allègent volontiers, même s'ils sont, comme tous, cernés de virtuel. Ils ont entrevu une autre façon d'être, ils cherchent, et savent dans la foi une force subversive extraordinaire, le grand feu allumé, même pour les très obscures tyrannies qui imprègnent ce temps. Quelque chose se lève, qui ne doit rien à la mode, au marché, aux consensus, aux modèles sociaux, aux images toutes faites. Une incomparable liberté. Elle est, au aeux de la gravité, ce qui déplace les montagnes et dit à l'arbre de se jeter dans la mer. Elle est le souffle. Elle ignore le neutre. Elle va. Elle invente. Des récits, des façons de vivre ensemble, de se rencontrer, et même des façons de produire des images. Et sait que tout cela n'est que relatif, transitoire, imparfait, mêlé d'impur, éventuellement raté ; seulement quelques traces de la longue marche et de la longue histoire des croyants.
L'attention est fragile. Il faut la tenir vive.