À la nuit tombée, dans une ville inconnue, mal éclairée, on vacille. Chaque pas compte alors. Un sifflotis s'échappe de notre bouche comme pour conjurer le silence pesant. Les yeux se font petit à petit à l'obscurité, d'autant qu'apparaissent soudain par milliers des scintillements de pierres volcaniques tout au long du chemin. Et, par instants, on palpe les murs comme de la chair et des os pour s'assurer qu'on ne rêve pas tout à fait. Ainsi en va-t-il à la lecture des poèmes de Gérard Bocholier, auteur d'une trentaine de livres depuis 1975. Tous se singularisent par un arrière-fond grave, d'une gravité jamais affectée qui ne cède en rien aux facilités du tragique. La voix du poète présuppose plutôt les cris étouffés, les lamentations évanouies, qu'elle met en harmonie en des vers subtilement mesurés. Bocholier prend soin de ses vers comme le vigneron de sa vigne, travaillant la forme vibrionnante de ses feuilles, non sans scruter à l'horizon, encore inatteignable, un autre pan de terre. Il impose sa présence, mais de telle sorte que son Je, comme dans les psaumes bibliques, inclue un Tu et surtout un Nous universels. Dans son journal (1996-2016) que l'on peut qualifier de spirituel, Bocholier affirme : « La nuit, tout est plus dur et vrai. Pâle image de la mort. / Les grands esprits sont insomniaques. » De nuit, depuis une dizaine d'années, le poète vendange ainsi son cœur au rythme de psaumes personnels auxquels font écho ces nuits, commentaires de la scène des pèlerins d'Emmaüs et de la conversion de saint Paul. Dans une forte proximité avec Jean Grosjean et Jean-Pierre Lemaire, poètes admirés, Gérard Bocholier se met à la place des pèlerins d'Emmaüs demandant à Jésus de rester parmi eux, puis à celle de ce Juif qui s'appelait encore Saul, assistant à la lapidation d'Étienne avant de perdre la vue puis de la recouvrer. L'effet est saisissant : le monde qui entoure les personnages néotestamentaires paraît plus actuel que jamais. Dans l'auberge où tout va se nouer pour les pèlerins, déroutés, désespérés, nous apprenons à écouter, grâce au poète, la stridulation des insectes, nous vibrons à la puissance des montagnes alentour, nous nous ouvrons à l'éternité des gestes les plus simples, des moments les plus limpides. La nature tout entière est en suspens devant ce qui va se passer et que le poète, pudiquement, ne décrit pas. Il n'en va pas de même avec l'épisode de Saul : les psaumes se font ici pénitentiels. Le poète endosse l'aveuglement de Saul, qui se souvient de la mort d'Étienne : « Je revois ses épaules / Deux fruits d'or au soleil. » Après sa chute du cheval, les yeux dessillés, il configure sa vie à celle du martyr qu'il a contribué à faire disparaître. Il n'y a rien de paradoxal à affirmer que Bocholier nous livre ici, en se détachant de soi, ses poèmes les plus personnels.