Quand, il y a six ans, furent éditées les OEuvres de ce frère, certains se sont étonnés que l'on ait peu noté que cet homme avait vécu en un temps de transition sociale et religieusèTTe xviie siècle et notre époque ne sont pas sans analogies. Comme lui hier, nous vivons aujourd'hui de profondes ruptures. Nous sommes invités à renouveler nos représentations et à trouver de nouveaux repères. Cette conviction qui n'est, bien sûr, qu'une hypothèse nous permet de nous tourner vers Nicolas Barré et de l'interroger. Mais il importe de nous laisser surprendre, car, finalement, c'est un minime que nous allons découvrir : un chercheur de Dieu, un missionnaire auprès des pauvres, un fondateur épris de liberté 1.
 

UN CHERCHEUR DE DIEU


Lorsque Nicolas Barré entre chez les minimes en 1640, son intention est de suivre le Christ en vivant l'Evangile à la manière de François de Paule, leur fondateur. Ces deux hommes sont épris d'absolu. Dans l'Evangile, ce qui les séduit par-dessus tout, c'est la passion, la passion de la croix, la passion de l'amour. En vrais pauvres, ils mettent toute leur confiance en Dieu. Selon leur quatrième voeu, ils pratiquent le jeûne perpétuel « qui purifie l'entendement, élève les sens, et rend le coeur contrit et humilié ». Mais ils ne veulent cette vie de pénitence que « pour l'amour de Celui qui a voulu mourir en croix pour nous ». Ainsi est-il écrit en tête de la deuxième et de la troisième règle : « In nomine Cruxifixi », et cette expression se retrouve sous la plume du frère.
 

Les premiers enthousiasmes mystiques


Mais que serait le jeûne sans l'oraison ? Ascèse et mystique sont soeurs dans la vie de François de Paule ; elles le sont aussi chez son disciple. Si, dans les textes des minimes, on ne trouve pas à proprement parler une méthode d'oraison, le chapitre septième de la première règle propose une merveilleuse échelle : « Parce que l'oraison est bonne avec le jeûne, les frères n'omettront pas de s'adonner à la dévotion et à l'oraison, unissant le sens aux paroles, le sentiment au sens, l'exultation au sentiment, la maturité à l'exultation, l'humilité à la maturité, la liberté à l'humilité. » Tout serait à mettre en valeur dans ce texte capital qui invite le religieux à tendre à la contemplation où, saisissant mieux l'action de Dieu, il perçoit du même coup son propre néant son incapacité foncière. L'humilité apparaît ici comme un don de Dieu qui rend libre d'aimer. Comment, dès lors, ne pas percevoir toute la portée du blason de l'ordre où le mot « caritas » est enveloppé de flammes ?
C'est une voie magnifique que celle proposée aux minimes. Barré la suit et la fait suivre. Ses maximes en sont un fidèle écho :
 
« La bonne oraison et la bonne mortification vont toujours d'un pas égal. Elles vont toutes deux à la destruction de soi-même et à la dilatation du coeur envers le prochain. Voilà où tend et où porte l'Esprit. Qui ne va point là est dans l'illusion » 2.

Mais, pour cela, il faut suivre Jésus :
 
« En nous dépouillant (...), nous devenons semblables à Jésus. Et ainsi nous montons vers Dieu par une voie sûre, et nous sommes enrichis de ses trésors »
« Amour adorant ' éminente adoration amoureuse, qui est agréable à Dieu par-dessus tout ' Amour respectueux, infiniment meilleur en lui-même que l'amour de familiarité et de caresse. »
« Comment peut-on arriver à cet état ? Par une impression divine et par une grande fidélité à y correspondre.. » 3.

Dans une lettre, Barré approfondit ces réflexions en suivant Thérèse d'Avila : « C'est l'amour réciproque de Dieu pour vous, et de vous pour Dieu, qui cause ces mouvements que vous éprouvez. » Mais n'est-ce pas son expérience qu'il partage ? Jamais Dieu n'est si bien trouvé, écrit-il, qu'on ne doive le chercher davantage :
 
« On le trouve, mais de loin, et on ne fait que l'entrevoir. On approche de lui. On le regarde avec étonnement ; ensuite, on le contemple avec humilité, et enfin avec amour et confiance. On lui parle On l'écoute. On l'embrasse. On le serre. On tombe amoureusement en lui par une sainte défaillance; On repose sur lui. On se perd en lui. Et enfin, on se transforme en lui » 4.
 

La crainte des « agitations mondaines »


Un chercheur de Dieu ! Dans la première période de sa vie, dans sa jeunesse religieuse, Nicolas Barré s'exerce à cette quête jusqu'à l'excès. C'est le moment de son premier séjour au couvent de la Place Royale à Paris. Par obéissance, il s'est adonné à la philosophie et à la théologie ; il est devenu professeur et bibliothécaire. Mais cette vie, dans une maison aux prises avec le siècle, provoque en lui de grandes tensions. N'y est-il pas le compagnon du savant Mersenne qui échange avec l'Europe entière ? Ce qui le trouble davantage, c'est d'habiter « un couvent à la mode ». Sous ses yeux, le monde change, la religion se refroidit et cède le pas au politique. Deux camps s'organisent pour résister en cherchant à redonner quelque consistance à la foi et en proposant aux chrétiens de faire « retraite ». Mais, pour l'un, il s'agit d'une séparation définitive d'avec le monde, tandis que, pour l'autre, s'il faut s'en retirer, c'est pour mieux y revenir.
Barré est donc le témoin des luttes qui opposent les jésuites aux jansénistes. Si, avec ses frères, il soutient les premiers, son traumatisme est profond, et c'est le commencement d'une grande crise : « Ces agonies, ces angoisses semblent me pousser jusqu'au désespoir, au découragement, au blasphème, à l'athéisme. » On l'envoie alors au couvent d'Amiens, la ville de son enfance. Dans la nuit, comme à tâtons, il apprend « la patience humble et tranquille » à l'égard de lui-même. Il redécouvre peut-être aussi le vrai sens de la pénitence selon François de Paule. Il ne s'adonne plus à des pratiques extraordinaires. Alors monte à ses lèvres une prière qui le soutiendra désormais :
 
« Vive Jésus et le bon plaisir de Jésus ! (...) Seigneur, je veux être à vous universellement ; plus de partage, plus de division, ni en la vie, ni en la mort ; ni en détresse, ni en caresse ; ni en la terre, ni au ciel. Mon bien-aimé est tout à moi, et moi tout à lui, pour jamais ! O Jésus ! O Amour ! » 5.

Nicolas Barré a rejoint François de Sales, Ignace de Loyola et Jean de la Croix. Il est prêt pour un nouveau départ en Normandie.
 

UN SPIRITUEL QUI « PRÉFÉRA » LES PAUVRES


A Rouen, le couvent où réside Barré est situé à la frontière des quartiers populaires. Ceci dit très clairement la volonté des minimes de vivre en cette ville, plus qu'à Paris, au plus près des plus pauvres. Sans tarder, bien qu'il soit encore fragile, le frère s'adonne aux ministères traditionnels de son ordre. A l'église, il assure à son tour la prédication et la confession, mais, rapidement, ses activités débordent largement ce cadre. Il entre en relation avec les chrétiens les plus exigeants et devient, comme bien d'autres, un « missionnaire de l'intérieur ». C'est dans ce contexte que naquit son désir d'une fondation.
 

Dans le grand réseau de la « dévote charité »


C'est par ses conférences aux membres du tiers-ordre 6 que Barré fut introduit parmi les chrétiens les plus soucieux de vivre l'Evangile. Sa parole attire un large public heureux d'y trouver la « manne du coeur » Parmi les auditeurs, il y a plusieurs administrateurs de l'hôpital général, des conseillers du Parlement, un conseiller à la Cour des comptes et d'autres encore Ces hommes sont membres de la Compagnie du Saint-Sacrement avec pour objectifs la pratique eucharistique et le service des nécessiteux Barré connaît bien cette însutution Ne fut-il pas, à Amiens, l'élève du Père jésuite Saint-Jure, le directeur spirituel de Gaston de Renty qui l'anima longtemps 7 Mais, a Rouen comme ailleurs, cette Compagnie n'est qu'un élément d'un large réseau 7 qui comprend aussi les Associations d'amis (Aa) et les Congrégations manales des jésuites, dont les membres sont nombreux à se dévouer dans les prisons et les hôpitaux Des prêtres également s'associent sous l'impulsion de Monsieur Bourdoise qui pense encore à former des instituteurs
Sans difficulté, Barré s'insère dans ce monde de la chanté et de la « dévotion » Les deux sont alors indissociables Son expérience personnelle, et les épreuves qu'il connaît encore, lui sont d'un grand secours pour recevoir ceux qui désirent être accompagnés Ses Maximes pour la direction des âmes disent beaucoup sur sa manière de faire Elles s'adressent à tous à ceux qui sont soucieux de faire davantage et, plus encore, à des débutants très frustres Bngitte Flourez, avec beaucoup de finesse, s'est attachée à montrer la persévérance de Nicolas Barré « à ne point forcer l'aurore dans la nuit » 8, et aussi sa connaissance des règles des Exercices d'Ignace de Loyola et des conseils de François de Sales « Le directeur doit gagner les âmes par douceur et par honnêteté, entrer dans leur coeur, les écouter avec patience, compatir à leurs misères, les y soutenir et les en faire profiter » 9
Si, à d'autres moments, le comportement de Barré est plus austère (« Qui n'est pas destructeur n'est pas directeur »), ses conseils sont toujours sûrs demeurer le témoin du travail qui s'accomplit dans les âmes et veiller à ne pas les détourner de leur voie propre Mais son unique désir est de les conduire à Dieu « Il nous faut traverser bien des oppositions et des contradictions pour arriver à l'union • Que de troubles pour arriver à la paix, et que de ténèbres pour arriver au centre de toute lumière et de toute splendeur, au centre de tout honneur et de tout plaisir ( ), et cependant c'est l'unique chemin » 10
Mais, chez notre frère minime, le mystique et l'apôtre ne font qu'un. Il relève de ce qu'on appelle la « vie mixte », dont Jésus Christ, l'homme-Dieu, est la figure achevée, tout donné aux hommes et tout donné à Dieu. Ce sont ces voies qu'il invite à suivre dans la direction spirituelle, ce sont elles qu'il emprunte quand il se rend en mission avec ses confrères.
 

Chez les pauvres, la découverte de Jésus humilié


Beaucoup de religieux s'adonnent alors aux missions de l'intérieur, en rêvant parfois de partir outre-mer. On connaît les Pères Régis et Médaille dans le Velay, les Pères Maunoir et Rigoleuc en Bretagne. Mais, à côté des jésuites, il y a les capudns et les récollets, les disdples de Jean Eudes et ceux de Vincent de Paul, et bien d'autres, comme Monsieur Olier. Tous sont hantés par la pauvreté spirituelle et matérielle de ceux qu'ils rencontrent. Barré partage ces sentiments. Alors qu'il missionne à Sotteville en 1662, il dit à un ami : « Nous ferions semblant d'aimer Jésus si nous n'avions pas compassion des misères du prochain. » A un autre qui s'étonne de le voir s'attacher davantage aux gens du peuple qu'aux grands qu'il rencontre, il répond : « Je crains qu'ils ne m'accaparent trop et diminuent tout ce que je reçois des gens du commun » 11. Mais, bientôt, son soud va se porter tout particulièrement sur la misère de l'enfance et de la jeunesse
Pour mesurer toute l'importance de la rencontre de Nicolas Barré avec Marguerite Lestocq et Françoise Duval, les premières femmes qui le suivront il faut nous situer au coeur de l'expérience spirituelle qui les rassemble, et d'abord faire un détour dont la dé se trouve dans le Mémoire de Marguerite 12 : « Jésus-Humilié ». Ces simples mots désignent la dévotion qui connaît en France, au milieu du xvir* siède, un grand élan sous l'influence de l'Oratoire et du carmel de Beaune. Renty, qui avait ses entrées dans ce monastère, en fut l'un des meilleurs interprètes. Dans les milieux dévots que fréquentaient Nicolas, Marguerite et Françoise, on sait que Jésus humilié, c'est Jésus Enfant. Une telle spiritualité ne pouvait que résonner dans le coeur du disdple de François de Paule et, par celui-d, de François d'Assise. Mais elle ne peut aussi que parler aux deux femmes affectées par tant d'enfants abandonnés dans les villes et les campagnes.
La dévotion à Jésus Enfant, d'ailleurs, est alors répandue dans le peuple 13. Une carmélite de Beaune, Marguerite, ne groupe-t-elle pas, depuis 1636, les Domestiques et associés de la famille de Jésus-Enfant ? Au même moment, Eudes et Olier répandent cette dévotion dans leurs instituts respectifs. Mais l'on trouve aussi des dévots de Jésus Enfant chez les dominicaines, visitandines et ursulines. Des traités paraissent, notamment ceux du jésuite Claude de Bussey que recommanda Nicolas Barré : Jésus en son bas âge pour servir de modèle à la jeunesse chrétienne (1652). Souvent réédité, ce livre est un manuel d'éducation qui prend appui sur les vertus pratiquées par Jésus. Quand Nicolas rencontre Marguerite et Françoise, pour beaucoup, un lien est alors clairement fait entre la dévotion à Jésus Enfant et le service des « plus petits » parmi les pauvres. Au même moment, plusieurs fondations n'hésitent pas à se placer sous le vocable de l'Enfant Jésus, comme le fit notre minime.
 

Vivre en communauté à la manière des pauvres


Revenons à Rouen. Au lendemain de la mission de Sotteville, Marguerite et Françoise se sont installées près des minimes dans une maison mise à leur disposition par Madame de Grainville. Mais la place manque et l'on doit ouvrir un local rue des Carmélites. Aux premières jeunes femmes s'en sont jointes d'autres, faisant partie de la Confrérie du Saint-Enfant-Jésus, qui se réunit à l'église de l'Oratoire. Il s'agit d'une ramification de l'assodation de Beaune, approuvée par le pape Alexandre VII en 1661. Marguerite Lestocq et sa soeur Catherine s'y inscrivent le 24 mars 1664 : « Nous étions quatre ou cinq soeurs, raconte Marguerite, dans un abandon total à la divine Providence, sans être en communauté, mais dispersées. Deux soeurs faisaient les écoles proches les Carmélites, et trois chez Mme de Grainville. Le révérend père Barré y venait de temps en temps faire des conférences et nous donnait un régime de vie » 14.
« Pour gagner les âmes, leur disait-il, il faut les approcher avec beaucoup de douceur, et ne jamais prendre les gens de haut. Au contraire, il faut agir avec beaucoup d'humilité et de modestie, employer la bonté, et une ferveur pleine de charité. On attire les autres à Dieu, bien plus par cette voie un peu sensible que par l'autorite et la rigueur des commandements. C'est d'ailleurs ainsi que l'Esprit Saint agit dans les coeurs » 15. Il leur disait encore : « N'enseignez pas ce sur quoi vous ne seriez pas au clair, afin de ne pas créer plus de confusion dans les esprits. Apprenez-leur surtout la prière du coeur et l'exerdce de la présence de Dieu » 16. Mais un jour, poursuit Marguerite :
 
« Noue très révérend père Barré nous dit qu'il avait une forte pensée et inspiration de faire une communauté. Voici comment il nous proposa et envoya : "Allez-vous-en, dit-il, dîner chez vos soeurs qui font les écoles auprès des Carmélites ; ensuite, priez-les de dîner chez vous à l'école des Pénitents ; et voyez si vous pouvez vivre en union les unes avec les autres." »

Dans la suite du texte, Nicolas Barré se montre pleinement minime et les jeunes femmes se découvrent ses authentiques disdples :
 
« "Voulez-vous vivre en communauté, à la charge et condition que vous ne serez pas assurées ? Vous n'aurez que le nécessaire, que bien petitement et si vous êtes malades, on vous enverra à l'hôtel-Dieu. Il faut se résoudre de mourir .au coin d'une haie, abandonnée de tout le monde, et de demeurer ainsi toute la vie. Voyez, dit sa révérence, ce que vous avez à répondre." Nous répondîmes de très grand coeur : "Oui, nous le voulons, et nous nous abandonnons à la divine Providence en total désintéressement" » 17.
 

UN FONDATEUR À L'ÉPREUVE DE L'EVANGILE


Un abandon total pour donner corps à un « dessein de Dieu » ! L'expression est belle. On la retrouve à l'origine des soeurs de Saint- Joseph fondée à la même époque et dans un esprit analogue.
 

Tout donner pour tout recevoir


C'est en substance ce que disent les premiers numéros des Statuts et règlements rédigés par Nicolas Barré :
 
« L'Institut (...) a pour origine le coeur de Dieu même, lequel a aimé le monde jusqu'à ce point que de donner son Fils unique, pour instruire les hommes et leur enseigner le chemin du salut... »
 « Bien que Dieu soit souverainement grand, il prend néanmoins plaisir à s'abaisser vers les petits. C'est pourquoi (. ), non seulement il a voulu qu'il fut homme, mais aussi qu'il fut petit enfant (...) Il s'ensuit que quiconque reçoit un enfant pauvre et délaissé reçoit doublement Jésus-Christ en sa propre personne. »
« En honorant et imitant Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui s'est assujetti par amour à accomplir en tout le bon plaisir de son Père, les maîtres et les maîuesses tâcheront de faire toutes choses pour le pur amour de Dieu. »

D'une manière fort suggestive, Barré donne une quadruple figure à ce dessein divin :

« Ils auront aussi dévotion à saint François d'Assise, à cause de son admirable pauvreté et total dégagement ; à saint François de Paule, pour son éminente et miraculeuse charité et humilité ; à saint François Xavier à cause de son zèle tout divin et apostolique ; et à saint François de Sales, tout épanché pour le salut et la sanctification des âmes par l'extrême douceur et suavité de son amour » 18.

Mais ce qu'il importe peut-être de remarquer davantage encore, c'est que Barré propose à ses soeurs de fonder leur vie sur une authentique expérience spirituelle. Il s'agit pour lui de les persuader de se laisser toucher par le Christ, afin de pouvoir vivre à sa suite l'Evangile dans sa plénitude.
Le grand modèle auquel il se réfère est le groupe apostolique dont il sait la double dimension : la communion et l'itinérance. Comme minime, c'est-à-dire comme religieux mendiant il vit cette dimension apostolique d'une manière différente de celle des moines. Mais à ses soeurs, il ne veut pas imposer sa propre manière de vivre. S'il les veut itinérantes et en communion, il ne souhaite pas que cette communion soit monastique ou conventuelle. Il en désire une d'un autre type, que l'on entraperçoit dans le Mémoire de Marguerite Lestocq. Elle n'est pas sans rappeler la première règle d'Angèle Merici. On y retrouve la même liberté évangélique et le même souci de l'incarner dans la société, mais aussi les distinctions entre les soeurs, les supérieures et les directeurs. Malheureusement, les textes dont nous disposons sont très différents : le plus ancien est de 1677 et la version imprimée de 1685. On n'y retrouve plus la même spontanéité.

Une liberté jugée dangereuse


Entre 1666 et 1685, bien des choses ont changé. En 1667, un séminaire a été établi à Rouen pour la formation des maîtresses. En 1668, Charles Démia a publié ses fameuses Remontrances sur l'éducation. En 1670, Françoise Duval et Anne Le Coeur ont été envoyées à Reims à la demande de Nicolas Roland, chanoine proche de Barré. C'est aussi au cours de cette époque que ce dernier quitte Rouen pour Nigeon, puis pour Paris, sans que ses nouvelles charges l'éloignent totalement de sa fondation. Il est cependant critiqué, dénoncé et appelé devant les tribunaux 19. Ce qu'on lui reproche, au fond, c'est sa liberté, et la manière dont il l'a instituée. Il ne peut pas ne pas comprendre les nouvelles transformations de la société. Le mouvement qu'il avait perçu si douloureusement, dans les années 1650, s'est poursuivi. De la mystique, on en est venu à l'éthique. La liberté de l'évangile ne fait plus recette. En 1682, l'Assemblée du dergé, en prodamant les « quatre articles » gallicans, donne à l'Eglise de France un tour plus politique. Le texte de 1677, et plus encore celui de 1685, traduisent quelque chose de cette nouvelle ambiance.
Mais déjà Barré a eu à s'opposer à Roland qui souhaite à Reims une assise plus solide et qui, contre l'avis de Françoise Duval, voudrait que l'on en vînt à une « authentique » fondation. Mais, sous ces désirs, il y a plus. On voudrait que les frères et les soeurs fussent plus « présentables », c'est-à-dire que leur « état » fût plus compréhensible, fondé non seulement sur une expérience spirituelle et une vie partagée, mais sur des voeux publics. La tentation est forte de transformer les soeurs de plein vent en moniales ou en mendiantes, ou du moins de les « stabiliser » en un lieu en les « enmonachisant ». Il est tellement plus simple de faire venir à soi les pauvres, plutôt que d'aller à leur rencontre. Mais Barré tient le cap qui est le sien. En 1678, à Paris, un séminaire est ouvert pour les maîtresses rue Saint-Maur et un autre à Saint-Gervais pour les maîtres. Cette année-là, Nicolas Roland disparaît en confiant son oeuvre à Jean-Baptiste de la Salle. Celui-d rencontre alors Nicolas Barré qui aimerait bien le faire venir à Paris. En vain. Il l'invite cependant à rompre avec son passé et ses bénéfices pour courir le risque de l'Evangile.
Sans cesse, le minime revient sur cette idée : « C'est sur Jésus-Christ seul, sans mélange d'intérêt humain que cet institut est et doit être uniquement établi (...) Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement. » Il refuse absolument que l'on « fonde » ses écoles 20. Mais ses supérieurs eux-mêmes, et particulièrement son provincial, le Père Giry, ne l'entendent plus ainsi. Beaucoup souhaitent que les statuts de 1677 soient revus pour couper court aux critiques et aux divisions entre les administrateurs de Rouen et ceux de Paris. En réponse, Barré rédige le Mémoire instructif pour faire connaître l'utilité des écoles charitables du Saint-Enfant-Jésus et les Règlements pour les écoles du travail manuel. Selon lui, les soeurs de l'Instruction charitable ont plus que jamais besoin d'une vision daire de leur vocation et de leur mission. Mais il n'est pas sans crainte et, en pensant à Charlotte Giltier qui est entrée pour un temps dans la mouvance de Madame de Maintenon 21, il écrit en novembre 1685 :
 
« Si quelque soeur, par son habileté ou pour toute autre raison quelconque, se rendait si .agréable et précieuse aux dames et aux personnes de qualité, qu'elle vînt même à s'y attacher et à s'en faire accroire, devenant présomptueuse, propriétaire ou fâcheuse aux autres soeurs, il faudra sagement la changer au plus tôt et l'enlever à ce maudit esprit du monde et de la vanité, pour tâcher de la ramener à son adorable Père, le Saint Enfant de l'étable de Bethléem, Jésus » 22.

La vie de Nicolas Barré s'est achevée le 31 mai 1686. Qu'il ait été béatifié plus de trois siècles après est sans doute fort heureux. Que l'on me pardonne ce paradoxe. Oui, c'est heureux, parce qu'il nous est possible maintenant de relire son histoire d'une manière toute nouvelle. Si Barré est un homme du xvii' siède, il est aussi une figure pour notre temps : un homme de Dieu qui a su marcher dans la nuit, un homme qui a su conjuguer magnifiquement l'humilité et la charité, un homme enfin totalement libre parce que tout abandonné.



1. Si les minimes ne sont plus en France, les fondations de Nicolas Barré y demeurent les Soeurs de l'Enfant Jésus (Nicolas Barré) et les Soeurs de l'Enfant Jésus (Providence de Rouen)
2. OEuvres complètes,
Cerf, 1994, p. 300
3. Id, pp 329, 349 et 351
4. Cf xà, p 384
5. ld., pp. 409-410.
6. Ce tiers-ordre fut l'un des lieux de la réforme catholique On y trouve ). Standonck, le fondateur du collège de Montaigu, Jeanne de Valois, la fondatrice des annonciades, Henriette de France, mais aussi François de Sales, Jean-Jacques Olier, Vincent de Paul et Lambert de la Motte Le Manuel de François Guy connaît une large diffusion Certains tertiaires adoptèrent la communauté de vie, d'autres une forme régulière.
7 Cf Louis Chatelher, L Europe des dévots Flammarion 1987
8 Cf Marcheur dans la nuit, Saint Paul, 1992
9 OEuvres complètes p 359 10 là, pp 355 et 359
11. Cf. là., p. 75
12. U,pp 104-108  13. Dès 1629, l'Oratoire groupe des laïcs dans une « association à la famille de Jésus et de Marie », et, en 1634, Pierre Fourier fonde à son tour des confréries de l'Enfant-Jésus.
14. M, p 105.
15. Maxime citée par B. Flourez, op cit, p 83
16. Cf. OEuvres complètes, p 262 17. là., p. 107.
18./A, pp 170-172 et 174
19. Cf B. Flourez, op. cit., pp 112-113.  20. Il sera soutenu dans ce sens par l'abbé de la Trappe, le Père de Rancé Le Père Servien de Montigny reprendra sa pensée en rédigeant les « Raisons pour ne pas fonder » (OEuvres complètes, pp 153-157) Au début du xvill' siècle, une autre attitude sera en vigueur rue Saint- Maur
21. Il s'agissait d'éduquer deux cents |eunes filles pauvres en attendant que les soeurs de Saint- Louis fussent prêtes à le faire. Quand cette tâche fut accomplie, les « barrettes » revinrent dans leur « voie » habituelle
22. là, p. 145.