En 1993, un an avant les premières élections nationales qui allaient le porter à la présidence de l'Afrique du Sud, Nelson Mandela recevait chez lui la visite impromptue de l'équipe de rugby d'East London. Interrompant son travail, il s'est immédiatement rendu disponible pour saluer chaque joueur, quand on lui a passé un appel téléphonique urgent. On l'informait de Johannesburg que le secrétaire général du parti communiste sud-africain, un dirigeant très populaire de l'ANC [1], venait d'être assassiné par un Blanc. L"événement pouvait déclencher une guerre civile. L"appel terminé, Mandela n"en a pas moins repris sa conversation, plaisantant avec les rugbymen. Puis il a regagné son bureau pour étudier les mesures à prendre. Le soir-même, c'est lui et non le chef de l'Etat, Frederik De Klerk, qui passait à la télévision et tenait à la nation des paroles d"apaisement et de fermeté qui évitèrent le drame. Ce jour-là, Mandela a pleinement conjugué sa courtoisie et sa bienveillance à l'égard de ses visiteurs avec l'immense autorité morale dont il jouissait.


Un tempérament riche et complexe


Bienveillance et fermeté sont indissociables chez Mandela, et sont probablement les clés de sa réussite dans les difficiles négociations qu'il a conduites avec le gouvernement afrikaner, d"avant à sa libération en 1990, pour mettre fin au régime de l"apartheid. A considérer ces deux traits de son caractère, ce n'est pas la fermeté qui surprend. On n'imagine guère un destin aussi exceptionnel sans un tempérament particulièrement fort, capable d'affronter vingt-six années d'internement très dur et d'en sortir grandement mûri et plus solide encore qu'à son début.
Sa bienveillance, son humanité, nourries de valeurs profondes, sont des attributs plus remarquables de sa personnalité. Elles ont inspiré une attitude constante et volontaire de respect de ses interlocuteurs, y compris ceux contre lesquels il s'était engagé totalement dans la lutte. Ces qualités ne se sont pas développées toutes seules, même s'il a fait preuve très tôt d'un sens aigu de la justice et d'une grande attention aux personnes. Elles se sont construites au contact des maîtres et des leaders qu'il a rencontrés, A commencer par le roi xhosa qui l'a élevé comme un fils, puis enrichies pendant les années de lutte et de prison. Richard Stengel, son biographe et ami, considère que la prison l'a obligé à discipliner sa nature généreuse et passionnée jusqu'au plein contrôle de soi-même :

« Si la prison l'a endurci, elle en a brisé beaucoup d'autres. Et le fait d'en être le témoin n'a pas diminué mais accru son empathie. Il n'a jamais méprisé ceux qui n'y arrivaient pas. [...] Il n'a jamais tué en lui le jeune homme doux et sensible ; il l'a seulement protégé sous une carapace toujours plus belle et résistante. » [2] 

Voir le bien de chacun


Mandela croit foncièrement qu'il y a du bien en chaque homme, même si celui-ci est dans l'incapacité de le manifester.

« J'ai toujours su qu'au plus profond du coeur de l'homme résidaient la miséricorde et la générosité. Personne ne naît en haïssant une autre personne à cause de la couleur de sa peau, ou de son passé, ou de sa religion. Les gens doivent apprendre à haïr, et s"ils peuvent apprendre à haïr, on peut leur enseigner aussi à aimer, car l'amour naît plus naturellement dans le coeur de l'homme que son contraire. Même aux pires moments de la prison, quand mes camarades et moi étions à  bout, j'ai toujours aperçu une lueur d'humanité chez un des gardiens, pendant une seconde peut-être, mais cela suffisait à me rassurer et à me permettre de continuer. » [3] 


Il refuse de stigmatiser les mauvais côtés des personnes, y compris de ses adversaires, ce qui a pu le conduire à une confiance excessive. C'est peut-être De Klerk qui l'a le plus déçu, quand celui-ci a voulu le piéger dans un moment décisif. Après des mois de conversations discrètes, les deux hommes devaient prendre la parole lors d'une cérémonie marquant l'ouverture officielle des négociations sur la future constitution. De Klerk souhaitait parler le dernier, ce que Mandela a accepté en confiance. Mais au lieu d'un discours constructif, il a accusé publiquement l'ANC et Mandela d'entretenir une armée secrète répandant la violence dans le pays (alors que celui-ci avait réussi depuis des mois à convaincre l'ANC de mettre un terme à la violence). Mandela furieux a riposté en reprenant la parole derrière De Klerk pour contrer l'effet désastreux de cette attitude. Mais par la suite, tout en reconnaissant avoir été blessé par le comportement bassement tactique de De Klerk, il a toujours tenu à défendre l'intégrité de son « partenaire nécessaire sur le chemin de la liberté» [4]. Bienveillance et sens politique vont de pair naturellement dans l"esprit de Mandela.

Une égale dignité pour tous


Une autre conviction fondamentale a façonné son comportement. Il a acquis très tôt la certitude que la solution politique en Afrique du Sud passait par la reconnaissance, à  égalité de droits, de tous ses habitants, y compris de ceux qui refusaient aux autres le droit à la dignité. Il était dans la droite ligne de la position constante de l'ANC, qui voulait promouvoir une nation unie et démocratique pour tous, Noirs, Métis et Blancs, à  la différence d'autres organisations noires telles que l'Inkatha à majorité zouloue, avec laquelle Mandela dut négocier aussi âprement qu'avec le Parti nationaliste afrikaner. Le jour de sa libération, il déclara devant la presse du monde entier :

« On m'a aussi interrogé sur les peurs des Blancs. Je savais que les gens s'attendaient à ce que je manifeste de la colère envers eux, or je n'en avais aucune. En prison, ma colère envers les Blancs s'était apaisée mais ma haine envers le système s'était accrue. [...] Les Blancs sont des compagnons sud-africains [...] et nous devons tout faire pour les persuader qu'une nouvelle Afrique du Sud non raciale sera un meilleur endroit pour tous. » [5] 


Il faut faire référence ici au concept africain d'Ubuntu, qui a imprégné profondément la pensée humaniste de Mandela : un proverbe zoulou dit que l'homme est réellement homme par les autres hommes. Il se reçoit des autres. C'est la conscience du lien inextricable entre l'individu et la communauté qui forge la personne, à l'opposé de l'individualisme occidental. Le but de l'action est d'aider les autres et, pour Mandela, de les encourager en voyant ce qui est bon en eux. On peut, à travers le prisme de la bienveillance, cerner de nombreuses facettes de sa personnalité complexe parce que toutes entrent en résonance, de près ou de loin, avec cette bienveillance modelée par sa culture, son éducation, les épreuves de sa vie, bienveillance de fond dont il a su aussi se servir habilement pour construire son image de leader et accomplir un destin hors du commun.

Oser pour le bien commun


Dans ses dernières années de détention, Mandela, lui qui a créé la branche armée de l'ANC, prend conscience de l'impossibilité d'obtenir par la violence que le gouvernement, déconsidéré dans le monde et affaibli, renonce de lui-même à l'apartheid. Il saisit les rares occasions lui permettant d'entrer discrètement en contact avec les dirigeants du pays pour discuter patiemment la possibilité d'engager un jour des négociations d'égal à égal entre l'ANC et le gouvernement. Ces discussions, il les décide et les mène seul, sans en référer à la direction de l'ANC, alors que celle-ci a toujours exigé l'abolition de l'apartheid comme préalable à toute négociation. C'était un pari risqué qu'il a longuement mûri. Mais il était arrivé à la conclusion qu'il n'y avait pas d'autre moyen de tenter une sortie de l'impasse pour l'avenir du pays, au risque de se voir discrédité. Son initiative est d'autant plus remarquable dans ce cas que, par tempérament, Mandela préfère décider en concertation et laisser les différents avis s'exprimer avant d'essayer de les faire converger, ou de renoncer à sa position s'il n'obtient pas un consensus suffisant.
Leader et médiateur à la fois, Nelson Mandela n'a jamais été un idéologue. Il est porté par un idéal humaniste mais c'est un pragmatique, guidé dans ses choix par une observation poussée du contexte et des latitudes que ce dernier autorise ou pas. C'est probablement cela qui lui a permis d'être simultanément l'opposant le plus intraitable à l'apartheid et le conciliateur qui a uni (du moins politiquement), sans effusion de sang, la « nation arc-en-ciel » d'Afrique du Sud.

Le prix à payer


A sa mort, la planête entière lui a rendu un hommage exceptionnel qui célébrait, au-delà de l'homme d'Etat, le porteur d'un idéal de fraternité, parvenu à traduire celui-ci, au moins partiellement, dans les résultats de son combat politique. Mais le monde avait-il alors perçu la totalité du prix payé par Mandela pour son engagement ? Il n'y a pas eu que la lutte contre l'apartheid, la clandestinité, la détention interminable. Il ne cache pas dans son autobiographie les souffrances imposées à sa famille et à lui-même, dont le divorce d'avec sa femme Winnie.


« Il semble que le destin des combattants de la liberté soit d'avoir des vies personnelles instables. Quand votre vie est la lutte, comme l'a été la mienne, il reste peu de place pour la famille. Cela a toujours été mon plus grand regret et l'aspect le plus douloureux de la vie que j'ai choisie. » [6]

Car il s'agit bien d'un choix délibéré. Mandela ne s'appartenait plus, tant il a mis sa bienveillance au service de son peuple au détriment de celui de ses proches. Durant sa clandestinité, son fils lui a demandé :

« pourquoi il ne venait jamais dormir à  la maison auprès des siens. Mandela a répondu qu"il y avait trois millions d'autres enfants qui avaient besoin de lui. [...] Un des buts qu'il poursuivait en acceptant ce sacrifice, c'était qu'un jour d'autres parents ne soient pas obligés de répondre la même chose à leurs enfants. » [7] 



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[1] African National Congress, parti politique sud-africain dont Mandela fut l'un des dirigeants. 
[2] Richard Stengel, Les chemins de Nelson Mandela, Pocket, pp. 28-29. 
[3] Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Fayard poche, p. 753
[4] Formule empruntée à  Richard Stengel, op. cit. p. 123 
[5] Nelson Mandela, op. cit. pp. 684-685 
[6] Nelson Mandela, op. cit. p. 725
[7] Richard Stengel, op. cit. pp. 214-215