Quelles sont les frontières entre musique, bruit et silence ? Le langage courant accuse les antagonismes : « Arrête cette musique, j'ai besoin de silence » ; « Ce n'est pas de la musique, c’est du bruit ! » Mais la musique tient du bruit organisé, contient un silence organique. Le champ musical ne serait-il pas plutôt borné par le domaine où l'on ne peut encore rien entendre et celui où rien ne peut plus être entendu ? Aux confins, d'un côté, le bruit à peine perceptible ou distinct : bourdonnements, bruissements, chuchotements, gazouillis, murmures, rumeurs et souffles... A la marge, de l'autre, les bruits assourdissants qui sont à ce point ressentis comme étrangers que, pour les nommer, le français convoque l'italien, le grec, l'arabe ou le néerlandais : boucan, charivari, ramdam ou vacarme. Dans le silence presque absolu d'une chambre anéchoïde 1, on n'entend plus que soi, des battements de son coeur aux autres bruits du corps. Au-delà d'un certain seuil de décibels, « on ne s'entend plus », et, si trop de tapage tambourine contre le tympan, l'audition peine, l'ouïe peut s'altérer. Pour les infra et les ultrasons, parle-t-on de musique ?... Toutes ces limites se montrent tellement liées à l'évolution des cultures ! Aujourd'hui, en Occident, telles musiques contemporaines de Cage, Sciarrino ou Lachenmann explorent la frange du silence, alors que tel concert actuel de hard rock ou de heavy métal expose à une fracassante surdité. La pleine musique des uns est bruit pour les autres, la silencieuse musique de ceux-là est vide pour ceux-ci... Contenue par le silence, la musique en tient compte et en contient ; distincte du bruit, la musique feint aussi de laisser bruire les sons.


Faire silence


Le silence porte, le silence importe. Il faut faire silence, avant d'ouïr, afin d'écouter. Le silence est l'horizon où peuvent en perspective se dessiner, se profiler, les sons. Le silence signe le sous-entendu, le silence fait signe sous la parole ou la musique. Le quidam moderne oublie, nos modes de vie ignorent que le silence est cette marque cachée, ce sceau du secret qui fonde la musique et fond les sons entre eux. Et le fond devenu musical ne met plus en relief que les bribes d'un silence distrait et trahi. Chacun engrange l'expérience que dérange le bruit de fond : il dérègle à contretemps, intempestif, l'ordre des choses.
Pour s'en tenir à la musique, faire taire en soi ce qui ne soutient pas le silence. « Chut », dit-on, et la diminution est ici suggérée : l'onomatopée passe d'une consonne riche en fréquences multiples à une voyelle pauvre en sons harmoniques ; la langue touchant les dents apporte la terminaison nette d'une dentale non voisée. L'accord tacite entre le silence extérieur et le silence intérieur s'avère nécessaire. Se tenir coi dans une quiétude syntone, c'est témoigner une sympathie muette au fond du sonore, en lui ouvrant l'espace de sa résonance individuelle. Quand je désire me laisser prendre par un concert et que, déjà, le silence a gagné la salle, si trop de pensées m'assaillent et m'envahissent, je suis — comme un territoire — occupé, prisonnier de moi-même, privé de la liberté de me donner à ce que je reçois. Pour l'esprit verbeux, devenir taciturne ; pour le corps tendu, détendre et s'apaiser : tels sont l'ordre intimé, l'ascèse austère, l'envers négatif de la recherche du silence intime. Le versant positif en est la mise à disposition du corps, la disponibilité de l'esprit, la vigilance de l'attention. Se taire et garder le silence...


Le silence en musique


Pauses, respirations, soupirs et points d'arrêt... Fait remarquable : pour écrire les sons et préciser les silences, la musique occidentale a inventé des signes en leur attribuant des noms. Les silences ne s'appellent pas blancs, vides ou temps morts, ils sont partie prenante de la partition musicale. Ensemble, notes et silences resteront signes muets alignés sur des papiers ; conjointement, ils seront déchiffrés et dénombrés ; interprétés de concert, ils parleront d'un commun accord dans une commune mesure. Si divers types de silence sont recensés, tous ne sont pas quantifiés ou codifiés. Comment ajouter ceux-ci, apprécier ceux-là ? Pour l'instrumentiste et le chanteur perspicaces, qui partout perçoivent le sous-entendu, cela tombe sous le sens... de l'évidence musicale
L'art de l'interprétation inclut le silence, il en comprend les usages. Dans la mesure où elle s'inspire de la parole, la musique respire comme elle. Des microsilences maximisent pour la sensibilité l'intelligibilité de la séparation ou de la concaténation des mots et des motifs. Dans la courbe d'une phrase amorcée par une prise d'air inspirante, un même souffle, un même geste instrumental promeuvent l'union sans interruption des sons et des silences. La musicalité de l'orateur et la rhétorique du musicien intègrent la suspension — le léger retard qui suscite l'attente et l'attention — et autres aposiopèses 2. Dans le dialogue ou le jeu musical, les interlocuteurs ou les joueurs se relaient ou se taisent, et laissent la parole et la place pour que d'autres les prennent.
L'art de la composition, en fonction de canons divers, sait répartir et ménager les silences, il connaît les techniques pour alléger, varier, distinguer et alterner. En musique, air et silence vont souvent de pair. Nous étouffons devant un texte trop dense, à la typographie resserrée, face à une architecture trop massive ou compacte ; nous inhalons des senteurs fraîches et bienfaisantes si, dans les replis de la musique, la texture d'un tissu polyphonique ou la trame d'une toile orchestrale, l'air circule. Quelle oppressante cacophonie quand, de l'aigu au grave, longtemps sur un seul plan, cuivres, cordes et vents tout le temps retentissent !
Si le silence a vocation métaphysique et qualité de fondement, il ne s'agit point pour le musicien de le maîtriser, mais d'humblement gérer la durée, l'intensité de sa manifestation : un chemin s'y dévoile, qui n'est pas à dévoyer. Le silence se creuse quand la musique devient pleine, « la musique creuse le ciel » quand se creuse le silence : il le sait bien, l'interprète, le premier écoutant qui, au respect du silence, initie ses auditeurs.


Du commencement et de la fin


L'unité d'une oeuvre, l'unicité d'une interprétation se perçoivent dans l'alchimie de la coalescence harmonieuse, l'alliage personnalisé des sons et des silences dans le feu de l'action. L'amateur sensible, le connaisseur habile identifient le début et la fin d'un morceau de musique ; ils reconnaissent une entité spécifique dans la manière particulière dont, durant un temps propre, les sons et les silences se qualifient, se colorent et s'équilibrent mutuellement ; ils différencient, lors d'un récital, le silence mort et le silence vivant, l'abrupt trou de mémoire et l'espace ouvert avec intelligence qui ne rompt pas le fil du discours musical (ah, les grandes pauses des symphonies de Bruckner !). Le silence qui suit et celui qui précède la musique sont appréhendés autrement, dans une relation d'altérité plus signifiante : leur pendant n'est pas le son dans le mouvement de la musique, leur vis-à-vis est l'oeuvre musicale elle-même. Le concert classique a délimité, ordonné et ritualisé ces deux silences dans une séquence presque symétrique centrée sur la musique : brouhaha, arrivée des instrumentistes, applaudissements, accord, silence, musique, silence, applaudissements, départ des instrumentistes, brouhaha.
Au commencement d'une vraie sinfonia, le son, sans le casser, rompt le silence. Un banal aéroplane n'est pas capable de franchir le mur du son, une musique ne peut passer n'importe comment la barrière du silence. Essentielles pour attirer, retenir, captiver, sont l'attaque des premières notes, la beauté des tout premiers instants, la qualité de la musique — et l'originalité de l'interprétation aussi primordiale que les origines profondes de la composition. Tous les avions ne sont pas supersoniques, beaucoup de musiques ne s'avèrent pas « supra-silencieuses ». Les uns manquent de puissance et d'altitude, les autres ne s'élèvent pas : « Cela ne vole pas haut », ou, pire : « Ça ne décolle pas. » Dans celles qui, parmi les musiques, se révèlent plus remarquables, les sons initiaux, lorsqu'ils émergent du silence et quelle qu'en soit la nuance, résonnent comme de primitifs échos d'un bigbang princeps. Un univers se crée dans un moment de grâce, et, entre ce début venu de si loin et une fin qui touche au but, « il y a un monde » nouveau que chaque instant inaugure.
Le proverbe est id mémorial de l'expérience : « Le silence qui suit du Mozart est encore du Mozart. » Quand la musique habitue longuement le silence à sa présence, et que le silence en demeure habité, est-ce inertie ou rémanence ? Je saisis le fil d'une histoire quand l'écheveau est démêlé, les événements déroulés. Les musiques occidentales, sur les vagues du sonore, aiment à proposer de longs voyages, et ce n'est qu'au terme du périple de l'oreille que s'éclaire, dans la mémoire des ressacs traversés, le sens ultime de l'odyssée, du retour dans la patrie du silence...
Dans nos pays du soleil couchant, les musiques se sont longtemps achevées par la cadence finale et parfaite, la chute harmonieuse du discours (« Cela tombe bien »), et les conventions n'eussent point voulu que l'on chût sans façons, fût-ce dans le silence. Tout en contraste, l'histoire de la musique a « romantisé », dramatisé, l'inachèvement des dernières oeuvres des maîtres. Combien de legenda n'y a-t-il pas, qui recueillent non ce qui s'est passé mais « ce qui doit être lu » ! Comme si la peur du silence et l'angoisse de la mort avaient conféré une extraordinaire valeur symbolique à l'inspiration des génies qui les ont affrontées... L'Art de la fugue reste inachevé pour nous, suspendu aux lettres BACH... Mozart n'a pu terminer son propre Requiem... Au-delà des légendes, quel aboutissement, quel inaccomplissement à la fois dans l'ultime quatuor de Haydn, les Vier letzte Lieder de Strauss et tant d'oeuvres dernières !


Dans les psaumes


Les psaumes évoquent la musique et le silence, ils ouvrent un chemin d'interprétation. Musique et silence sont à comprendre en lien avec la parole, dans le dialogue de l'homme et de Dieu. Seul le vivant peut louer et rendre grâce à Dieu. Chanter pour le Seigneur, par extension jouer pour Lui et soutenir de tout son art l'ovation (32 2-3), c'est rendre grâce pour la vie reçue. La musique est compagne de la vie, expression de la louange ; à la mort est associé le silence : « Les morts ne louent pas le Seigneur, ni ceux qui descendent au silence. Nous les vivants, bénissons le Seigneur — maintenant et pour les siècles des siècles » (113b, 17-18).
La musique originelle des psaumes est devenue silence. La voix des fils de Coré s'est tue (42,1), le son de la guittith s'est perdu (8,1), « Biche de l'aurore » n'est plus un timbre connu (22,1). Certains psautiers ne conservent même pas la trace de ces instructions énigmatiques devenues lettre morte : « al yônath élèm rehôqîm » (56,1). Les rythmomélodies de la langue, qui, dans le souffle et la mémoire des récitants, avait filé le sens, entrecroisé les sons, se sont effilochées avec le temps et les traductions. Il ne reste plus qu'un textus, un tissu de mots, dépouillé de son initiale doublure musicale, avec même, çà et là, quelques trous, quelques obscurités. Si la musique originelle des psaumes est devenue silence, la béance de ce silence et la teneur profondément « invitatoire » du texte sont devenues la chance d'une création nouvelle : « Chantez au Seigneur un chant nouveau » (97,1 ; 149,1). Que de musiques variées pour un même psaume selon les époques et les contrées !
La façon traditionnelle de cantiller les psaumes veut coordonner, au sein d'une respiration tranquille, le chant et le silence. La structure poétique des versets et des stiques est soulignée à la finale, la médiante, la flexe ou l'hémistiche par les modulations du ton et la hiérarchie des pauses, ce qui n'implique pas nécessairement ou arbitrairement une différence dans la durée, comme l'usage s'en est répandu dans la psalmodie latine 3. Est-ce un anachronisme si les spécialistes ont traduit par « pause » le terme sela, absent du texte liturgique actuel mais si fréquent dans les trois premiers livres des psaumes ? Une indication de « sourdine » (9,17), sa fonction probable de charnière entre des strophes, des versets ou des climats différents (24 ou 32, par exemple) suggèrent aussi la possibilité d'interludes instrumentaux...
Un moment de la prière des Heures articule de façon particulièrement symbolique le psaume, la musique et le silence. Dès le matin, à la suite du Christ reconnu comme Verbe de Dieu et louange éternelle du Père, le moine ou la moniale prend en charge la louange. Faisant mémoire de sa mort et de sa résurrection, le ou la préposé(e) à l'office des laudes se lève, prend son souffle, rompt le silence, le grand silence de la nuit, et chante : « Seigneur, ouvre mes lèvres. Et ma bouche publiera ta louange » (50,17). Et, dans l'attente du Jour nouveau, cette parole fait ce qu'elle dit. Le « Seigneur » présent dans sa parole « déclôt » les lèvres ; la bouche annonce ce qui se dit d'après le grec « Psaumes » et en hébreu « Louanges ».
La nature enseigne, elle donne un exemple insigne : le concert des oiseaux venant à l'aube, au printemps, saluer le soleil en son lever. « Pas de parole dans ce récit, pas de voix qui s'entende ; mais sur toute la terre en paraît le message et la nouvelle, aux limites du monde » (18,4-5).



1. Chambre sans écho.
2. Interruption brusque de la phrase traduisant une émotion.
3. Cf I Gelineau, « Traité de psalmodie », Supplément Eglise qui chante, n° 256