Dans ce récit captivant, Liliana Lounguine (1920-1997), traductrice littéraire connue et mère du cinéaste Pavel Lounguine (L'île, 2006), fait, peu avant sa mort, le bilan d'une existence à la fois commune et extraordinaire, dont l'essentiel a coïncidé avec la période soviétique. On entend là une voix vive, franche, familière, qui s'adresse aujourd'hui aux lecteurs français comme elle s'adressait aux téléspectateurs russes, puisque le livre est la retranscription fidèle du film qu'Oleg Dorman a réalisé avec Liliana pour la télévision russe en 1997. Ce récit nous présente une réalité souvent recouverte chez nous par des termes abstraits (terreur stalinienne, purges, Perestroïka…). « En témoignant, dit Liliana Lounguine, je souhaite substituer à ces termes banalisés des images concrètes, des moments vécus, peuplés d'êtres humains. » Un index abondant et de nombreuses photos aident d'ailleurs le lecteur à reconstituer les personnages évoqués, avec leur trajectoire et leur environnement.

Mais, dira-t-on, qu'est-ce qu'un tel ouvrage apporte de neuf après les romans de Soljenitsyne, Chalamov et tant d'autres témoins de cette période ? La réponse est en quelque sorte donnée d'emblée par le regard clair de Liliana, jeune fille sur la couverture du livre : un regard où l'intelligence s'allie à la bienveillance, grand ouvert sur la réalité quotidienne ; non celle des camps ou des prisons, mais la vie ordinaire menée par sa famille et ses compatriotes à Moscou ou à la campagne. Cette vie était dure, certes, et, de notre point de vue, insupportable : on est à la merci d'une dénonciation qui vous fait perdre votre logement ou votre gagne-pain, sommé de choisir entre la complicité avec l'ordre établi ou une solidarité à haut risque avec ses proches, mais elle gardait une place pour l'amitié, l'amour, le bonheur et même le fou rire… Si certaines frontières entre les êtres restent infranchissables, le monde ne se divise pas toujours clairement entre le bien et le mal. Liliana elle-même a conscience de sa propre ambiguïté : elle n'ose pas lever la main lors d'une réunion pour se désolidariser d'une condamnation, prétexte un malaise et s'éclipse… Le miracle est que, dans cette existence exposée, elle et son mari dramaturge, Semyon Lounguine (1920-1996), aient pu participer à la création d'un théâtre et d'un cinéma d'avant-garde, faire connaître la littérature occidentale contemporaine (grâce à elle, les lecteurs russes découvrent Strindberg, Ibsen, Vian, Fifi Brindacier…). Toujours sur le qui-vive, répercutant les échos des nouvelles tant publiques (la mort de Staline, l'affaire Pasternak) que particulières (l'enlèvement d'un ami dans la rue), la narratrice est un témoin exceptionnel par l'intensité de sa participation à ce « monde qui bouillonnait autour d'[elle] ». Mais elle se distingue aussi par sa grande indépendance d'esprit, sans doute favorisée par une enfance et une adolescence passées en Allemagne, puis en France (elle raconte comment elle a très tôt pris conscience d'être « soi », distincte du monde environnant, moment d'éveil fixé par une photo où elle est assise sur les genoux de son père). Ainsi remarquera-t-elle vite l'antisémitisme soviétique nié par le discours officiel.

Ouvert aux surprises de la vie, sans moralisme, ce long récit comporte cependant un « message » lié à son témoignage : « Je désire surtout exprimer qu'il faut espérer et croire que même les pires situations peuvent, de façon tout à fait inattendue, changer de cours et mener au bien », dit Liliana Lounguine. Une telle leçon de confiance, accueillante à l'imprévisible, est précieuse pour le regard que nous portons sur ce siècle, mais aussi aujourd'hui sur le nôtre.