Après d'interminables attentes, me voilà arrivé en Inde, ce grand carrefour de spiritualités. Vais-je enfin y trouver le secret de la vie intérieure ? Je suis abasourdi par le bruit des rickshaws motorisés, le klaxon des taxis, le ronflement des camions, le meuglement des vaches sacrées, les cris des marchands ambulants et le bourdonnement des voix. Je suis pressé, ballotté, bousculé par une foule humaine. Même à la campagne, quand nous faisons une pause au bord de la route, la foule surgit je ne sais d'où. Ma seule échappatoire est ma chambre d'hôtel. Là, au moins, je peux me retrouver face à moi-même ! Au bout de trois jours, je commence à me sentir idiot d'avoir dépensé tant d'argent pour apprendre à me recueillir dans un pays où l'on manque tellement d'espaces tranquilles. Ah, j'imagine mal les chartreux venant s'installer en Inde ! Optimiste par nature, je garde tout de même espoir, car, le lendemain, nous partons pour l'ashram fondé par Sri Ramana Maharishi (1879-1950) 1, ce sage hindou réputé pour avoir atteint un très haut niveau de détachement et d'amour pour tous les êtres.
Re-voyage, taxi, coups de freins, ronflements de moteurs... Nous avons atteint le lieu saint. L'ashram est entouré d'un muret en terre sur lequel poussent différentes sortes de plantes. En y pénétrant, je remarque que les bruits de la rue y sont moins vifs, mais qu'une troupe de singes y bavardent joyeusement tout en volant les sacs en plastique mal surveillés par leurs propriétaires. Face au bâtiment d'accueil est construit un important temple hindou en pierre, avec un autel surmonté d'un dais et séparé du reste de la salle par une clôture en granit : c'est le lieu du culte. Les fidèles qui y pénètrent continuent à parler comme s'ils étaient encore dans la rue, peut-être un peu moins fort. Ils se prosternent devant l'autel, en font le tour plusieurs fois, puis s'asseyent et poursuivent leurs conversations, tandis que d'autres se mettent dans la position du lotus pour méditer. Partout, des voix continuent à résonner dans la salle. Le silence que je recherche tant ne serait-il qu'un rêve ? Comment vais-je, moi aussi, pouvoir méditer si je ne peux même pas trouver du calme dans un ashram ?
Intrigué, j'observe plus attentivement une jeune fille arrivée avec toute sa famille, qui, après avoir observé les rituels, s'installe pour se concentrer dans le recueillement. Je m'étonne de la voir si absorbée et me demande comment elle peut supporter le bruit comme si de rien n'était. J'en conclus qu'on doit pouvoir méditer dans un endroit bruyant et que c'est probablement l'attention que l'on porte au bruit extérieur qui gêne le recueillement. Le souvenir de l'enseignement du sage hindou Satyananda à dom John Main (1926-1982) 2 en 1956, alors que ce dernier était à Kuala Lumpur, me revient à l'esprit :


« Pour méditer, tu dois devenir silencieux, immobile et concentré. Dans notre tradition, nous connaissons une voie qui nous mène à cette immobilité, à cette concentration. Nous utilisons ce que nous appelons un mantra. Pour méditer, ce que tu dois faire, c'est de choisir ce mot, puis de le répéter fidèlement, continuellement, avec amour. La méditation, c'est aussi simple que ça. Je n'ai rien d'autre à dire. Et maintenant, nous allons méditer » 3.

C'était donc bien cela, le secret de cette jeune fille. Elle entendait le bruit, mais, grâce à la répétition d'un mantra (mot sacré), elle était capable de ne pas y porter attention, de ne pas s'y arrêter et de le laisser glisser sans s'y attacher. J'avais compris qu'on pouvait se recueillir dans le bruit comme dans l'absence de bruit.
Je savais par expérience que, particulièrement durant le temps de la méditation, nous souffrons aussi d'un autre problème : notre cinéma intérieur. Il ne nous laisse aucun répit, et nous sommes impitoyablement assaillis de préoccupations, de pensées, d'émotions et d'images mentales. Pour garder le cap au milieu de ce remue-ménage interne, il faut avoir un guide fiable. J'avais appris que, quand je répétais silencieusement en moi un mot ou une phrase brève, je balayais les distractions de mon champ mental. Ce mot répété agissait en moi comme le bref sifflement du moine cistercien qui, en attirant soudainement l'attention de centaines de canetons gazouillants dans un hangar de son monastère, obtenait sur-le-champ un silence étonnant. Il existait donc une même technique pour « survivre » aux bruits extérieurs et intérieurs.
Dom Main avait pris connaissance d'une méthode développée au cours des siècles et parfaitement adaptée au fonctionnement de notre esprit et à un environnement bruyant. Bien sûr, la technique ne fait pas le musicien, mais, sans technique, peut-on vraiment être musicien ? Satyananda lui avait transmis une technique efficace, simple et facile, adaptée à la vie de tous les jours, et qui n'était pas en conflit avec les besoins fondamentaux de la personne.
A y réfléchir, qu'y a-t-il de plus simple que de répéter un mot pour se détacher de ses distractions ? Qui ne peut appliquer cette méthode dans des lieux et des circonstances très différents ? Certes, cette pratique peut paraître un peu naïve et, pour ceux qui désirent tout expliquer et tout contrôler, elle peut sembler même discutable précisément parce qu'elle est simple Mais il ne faut pas sous-estimer sa force. Cette technique est une très bonne école de dépouillement de toute sorte de maux qui ternissent notre vie spirituelle : inquiétudes, obsessions, soucis, rancunes, automatismes acquis dans l'enfance et qui s'avèrent nocifs ou inefficaces avec l'âge. Elle donne l'habitude de lâcher prise et nous permet de pouvoir observer la forme de notre cinéma intérieur. Elle conduit donc à une meilleure connaissance de soi.
Si le mantra est un outil, son utilisation n'est pas une recette magique pour mieux vivre. Comme pour tous les outils, il faut apprendre à s'en servir et à en acquérir l'expérience pour en découvrir l'efficacité 4. Si je ne médite pas tous les jours, je n'acquiers pas la dextérité nécessaire pour y avoir recours à n'importe quel moment. L'occasion me fut donnée de mettre à rude épreuve la méthode de Satyananda. Je me trouvais au milieu d'un vaste embouteillage de camions qui empuantissaient l'atmosphère. Je sentais ma gorge se serrer, ma respiration s'accélérer... J'accumulais en moi toutes les conditions pour une belle crise de nerfs. Ayant déjà médité pendant une vingtaine de minutes le matin même, il me fut pourtant facile de me couler dans le moule de la méditation en retrouvant mon cher mantra. Je décidai alors de le répéter par intermittence pour cultiver mon calme intérieur et pus ainsi tenir au cours des quatre heures suivantes sans que mon tempérament prenne le dessus. J'avais accepté mon impuissance devant la situation et lâché prise, abandonné mon désir de contrôle.

Dom Main, qui avait bien compris la valeur de la pratique reçue de Satyananda, décida d'essayer d'insérer cette méthode dans sa foi chrétienne. Il se mit à étudier les spirituels chrétiens. En méditant le chapitre X du livre X des Conférences de Jean Cassien (IVe siècle) sur l'apprentissage de la prière continuelle, il comprit qu'avec un mantra chrétien la pratique du sage hindou ne dénaturait pas la prière chrétienne. Un texte du XIVè siècle , recommandant la répétition d'un mot bref pour se détourner des distractions et se tourner vers Dieu, confirme cette intuition. Nous savons par l'évangéliste saint Jean et l'apôtre saint Paul que le Christ demeure au plus profond de nos cœurs 6, et nous avons l'exemple de saint Augustin qui s'adressait ainsi à Dieu : « Toi, tu [es] plus intérieur que l'intime de moi-même et plus haut que le plus haut de moi-même » 7. Par la répétition du mot sacré inséré dans une invocation brève, nous restons dans un état de vigilance à cette présence divine 8.
Mon pèlerinage fut un succès. Même place de la Concorde à six heures du soir, je peux maintenant dire en vérité et sans effort : « Mon âme attend le Seigneur plus qu'un veilleur ne guette l'aurore » {Ps 129).



1. Voir le site Internet ramana-maharshi.org/index.htm
2. Voir le site Internet www wccm.org
3. Cité par Michel Legault, Sur la route du mantra, Médiaspaul, 2001, p. 38
4. Voir « Apprendre à prier en silence », Fêtes et saisons, n° 560, décembre 2002
5. Le nuage de l'inconnaissance, Editions monastiques, 1977, pp 87-91 Je cite ce texte dans mon article « L'oraison du veilleur » et explique son application
6. Ep 3,17 , Gfl 2,20 , 3,27 , 4,6 , ]n 6,56 , 15,4 , 2 In 2,24-28
7. Confessions, 111,3,11
8. La tradition de l'Orient chrétien applique cette pratique à la « prière de Jésus » par la répétition de l'invocation « Jésus, fils de Dieu, Sauveur, prends pitié de moi, pécheur » Cf Le récit du Pèlerin russe