Soignant-soigné, soigné-soignant, je suis au carrefour de deux mondes, l'un au service de l'autre Touchée par la maladie depuis cinq ans, la relecture de ma vie professionnelle devient tout autre. Jeune médedn, après qu'un événement familial m'eut fait vivre le drame d'un acddent vasculaire chez une personne jeune, j'ai choisi assez rapidement de me destiner à la rééducation des malades ayant eu un acddent neurologique. Ma voie était, semble-t-il, tracée. Après trois expériences de médedne en Inde et en Afrique noire mon désir d'aller hors frontière pour aider les plus pauvres s'est converti. Je pouvais trouver ma voie en France et cela m'a conduit à me « consacrer » aux personnes malades les plus démunies. Une fois l'orientation neurologique choisie un concours de drconstances m'a amenée à travailler dans un service hospitalier, dans le Var, auprès des personnes cérébro-lésées, vasculaires ou traumatisées crâniennes.

Apprendre des autres


Ce fut pour moi toute une école que d'apprendre ce qu'était la personne avec un traumatisme crânien, ce que vivait l'entourage, quelles étaient leurs demandes, leurs attentes. Il m'a fallu apprendre aussi que le pouvoir de la médedne devait êtte partagé : je n'étais pas seule à m'occuper de ces malades, mais avec une équipe dans laquelle chacun était un maillon indispensable au bon fonctionnement de la prise en charge. Ma parole avait certes du poids, puisque décisive mais elle devait prendre en compte l'évaluation des infirmières, aidessoignants, kinés, orthophonistes, ergothérapeutes, psychologues ou assistantes sociales.
Mon autre découverte, presque immédiatement, fut que, dans le domaine de la rééducation des traumatisés crâniens, il n'y avait pas une seule façon de faire, qui aurait été la bonne ! Tout était dans l'évaluation, la prise en compte de l'ensemble des problèmes médicaux, de l'environnement, des conditions psychosodales du malade. Je n'étais plus dans l'équation : un malade, des signes diniques, un diagnostic, un traitement. Je commençais à m'éloigner de l'enseignement de la faculté et à découvrir que la médedne n'est pas une sdence exacte mais un art...
Je crois que l'on pourrait rattacher cette période initiale de mon exercice professionnel à l'annotation des Exerdces spirituels stipulant de prendre chacun là où il en est, et non là où l'on voudrait qu'il soit. Je commençais à me mettre au service des malades, pour les aider là où ils en avaient besoin. Ma démarche partait de leurs besoins, de leurs demandes. J'élaborais avec eux ou leurs proches un projet de rééducation et de prise en charge.
Ce premier passage effectué, j'ai pu entrer plus profondément dans cet univers. J'ai alors été confrontée à la violence : violence des malades refusant leur handicap, violence des familles devant mon incapadté à guérir, violence de mes mots dans l'annonce du handicap... La demande des patients est en effet toujours la même : obtenir la guérison, redevenir comme avant, comme si l'accident n'avait pas eu lieu. Nier le handicap, le refuser, est une des étapes importantes dans l'évolution psychologique de la personne touchée. Attendre tout du médedn est normal, mais c'est de l'ordre de l'imaginaire Cela renvoie au médecin son propre désir de toute-puissance, qui peut aller jusqu'à vouloir reculer la mort aux limites de l'impossible. Derrière ce désir peut exister celui de ne pas perdre l'image idéale de soi mise en danger par la maladie, de sacraliser le corps comme indestructible, de se posséder soi-même en voulant nier la nature inhérente à l'homme : naîtte, vivre, vieillir, souffrir et mourir.
 

Renoncer à la toute-puissance


Il y avait un ajustement à trouver entte le désir de lutter contre cet imaginaire de toute-puissance projeté sur moi (et qui, peut-êtte, me faisait du bien ?) et le désir d'être vraie, bien que souvent humble et démunie devant un handicap dont je savais — par sa gravité — qu'il était définitif. Je crois que j'ai dû faire, dans ce cadre, un véritable travail de deuil pour ne pas répondre à la toute-puissance imaginaire de mon pouvoir de guérir. Je devais accepter et mon incapacité et l'impuissance de la médecine. Et, de cela, il me fallait êtte témoin face aux malades ou à leur entourage Je faisais corps avec le chirurgien qui avait opéré pour tenter une éventuelle récupération, mais sans succès. Mon désir s'est alors déplacé vers le soin, vers le « prendre soin » de l'autre, dans une prise en charge globale de l'homme malade qui se présente : homme physique psychologique social et spirituel.
Un vrai dialogue peut alors s'instaurer et j'ai vu parfois des demandes de patients — dans le cadre des handicaps acquis — se modifier. Je me souviens de cette femme, jeune, arbitre en volley, ayant fait une hémiplégie. Lui annonçant que son bras ne récupérerait pas, elle fut d'une extrême violence contre moi, m'en voulant de ne rien pouvoir faire pour elle. J'étais devenue la cause de sa non-récupération, et donc insupportable. J'ai entendu sa violence, l'ai reçue, sinon acceptée... Plusieurs années après, elle est revenue en consultation en m'apportant un tableau peint de sa main gauche. Elle avait découvert la peinture et en avait fait sa passion. Son tableau s'intitulait Le chemin et débouchait sur une allée d'amandiers en fleurs. Ce travail, où l'« accompagnement » prend toute sa place demande du temps... Malade et médedn peuvent alors faire un bout de chemin ensemble vers une autre guérison, inattendue, déplacée par rapport à celle souhaitée initialement. Cela n'a parfois jamais lieu.
En restant fidèle aux Exerdces, je crois que cette période pourrait être rapprochée du « Prindpe et fondement » : me détacher de mes certitudes, de mon savoir, de mon pouvoir, de mon désir initial, pour essayer d'être « davantage » au service de mon frère malade.
Ce travail s'est approfondi au fur et à mesure en particulier pour essayer de gérer les situations humainement très difficiles, comme avec des malades peu communicatifs, en grande souffrance physique, avec des demandes de fin de soins, des décisions de thérapeutiques de confort au risque d'abandonner des thérapeutiques plus actives. Ce sont ces situations que j'appellerais de « questionnement éthique clinique ». Progressivement, j'ai appris à travailler cette position d'écoute à l'égard du patient, de son entourage et de l'équipe, tout en assumant les responsabilités médicales. Nous avions institué les réunions éthiques, souvent à ma demande, mais parfois à celle d'un soignant. Toute l'équipe y était conviée. Chacun y avait librement la parole. Je pouvais alors prendre ma dédsion, édairée du regard des autres intervenants. Ce processus évitait que la décision soit le seul reflet d'une toute-puissance ou, au contraire, la traduction d'une relation trop affective avec le malade ou son entourage.
Tout cela, soutenu par un travail psychologique personnel, m'a aidé à mieux me situer dans ma relation avec le malade et sa famille. Et peut-être, paradoxalement, à mieux m'investir dans une relation humainement très proche, où je pouvais maintenir un espace de discernement, de relecture. Cela ne s'est pas fait en un an — je pense même que cela ne se termine jamais —, le malade nous conduisant toujours plus loin sur le chemin de nous-mêmes, pour peu que chacun reste à la place qui est la sienne.
 

De médecin à malade


Et puis, la situation s'est renversée : à mon tour d'être porteuse d'une maladie, révélée tardivement mais non moins génétique, sans traitement, évoluant sans possibilité de recourir à une thérapeutique curative. Je n'évoquerai cette expérience que par quelques remarques.

• La relation médecin-malade me semble fonctionner sur le mode interactif : le malade attend beaucoup de son médecin. Il attend la guérison. Si celle-d est impossible (pas de ttaitement), le médecin est mis en situation d'échec de son pouvoir et de sa toute-puissance Consciemment ou non, il se sent coupable vis-à-vis du malade Le médecin se trouve alors pris dans un étau difficile à gérer, au point que certains seraient prêts à essayer n'importe quel traitement pour tenter de fuir cet échec, bien qu'ils n'en soient pas responsables. Le malade doit donc aussi faire, de son côté, un travail de deuil de cette toute-puissance médicale. C'est uniquement si les deux, soignant et malade, font ce chemin qu'une expérience basée sur la confiance et l'espérance peut surgir, quand bien même ne serait-ce pas celle de la guérison. Ce chemin-là doit passer par la parole celle du médedn, mais aussi celle du malade qui doit pouvoir exprimer sa souffrance et savoir qu'il est entendu et compris.

• La relation médedn-malade est toujours asymétrique.
Mais de quel côté voit-on cette asymétrie ? Lequel des deux détient le plus d'informations ? En tant que soignant, je crois détenir effectivement un « savoir » que l'autre n'a pas et que, le plus souvent, je ne veux pas partager. Vouloir tout lui dire (consentement exprès et édairé ?) est d'ailleurs impossible et me semble, là encore, relever de l'imaginaire. Mais, devenue malade je découvre et expérimente que chacun a un « savoir » différent qu'il doit partager avec l'autre D'un côté, savoir ou connaissance médicale pour le soignant ; de l'autre, savoir de l'expérience de la maladie. Il n'y a pas que le soignant qui peut apporter un savoir ; il ne peut en effet jamais se mettre totalement à la place du malade (vivre les deux positions est réellement très diffidle !). Le soignant doit donc apprendre à se mettre à l'école du malade. J'ai découvert que, soignant, je parlais fadlement de l'accompagnement des mourants, de la fin de vie, des soins palliatifs. Ayant fait l'expérience de la peur de la mort proche, j'ai compris qu'aucun mot ne peut traduire ce qui se passe même si cette expérience est vécue dans la foi et la certitude du Royaume. Laissons résonner le silence de la parole de celui qui part...
Le malade est trop souvent considéré par le médecin comme celui qui ne sait pas. Que de difficultés surviennent lorsque le malade vient expliquer au médedn ce qu'est sa maladie ! Je réalise à partir de cette situation, qui est la mienne, que, dans la relation médedn-malade, chacun a un rôle sodalement attribué, qu'il est ttès difficile de modifier. Que d'efforts pour considérer le malade comme partenaire, allié, porteur d'un savoir, différent de celui du soignant mais complémentaire ! Un exemple illustre cette nouvelle position : les assodations de malades qui fonctionnent bien sont celles où il existe une bonne collaboration soignants-malades. Le travail, l'information se font alors dans un contexte différent, où chacun se trouve déplacé par rapport au rôle qu'il joue habituellement. J'ai bien plus appris sur la relation soignant-soigné (soigné-soignant ?), la souffrance, la révolte, la dépression du malade face à sa maladie après dnq ans de maladie qu'après vingt ans à côtoyer au quotidien des malades touchés par des affections incurables !

• Un refus de soins par le malade pose toujours problème au corps soignant, qui ne sait pas toujours entendre toute la souffrance cachée derrière une telle attitude. Le médecin accepte-t-il que le malade passe par des moments où il ne peut plus accepter les contraintes que le médedn lui impose (et que celui-ci méconnaît le plus souvent : heures d'attente interminables, perte de l'intimité, modifications de l'image du corps, dépendance du fonctionnement institutionnel...) ?

• L'« éducation » médicale apprend à dasser, diagnostiquer, traiter en fonction des signes diniques.
Cette pratique s'est étendue aux paramédicaux à travers la démarche du diagnostic infirmier. Ainsi, chacun devient plus responsable Mais cela n'apprend pas au médedn à gérer toutes les situations intermédiaires dans lesquelles il se retrouve le plus souvent. La sdence médicale appelle des situations nettes et précises, et l'art de la médedne un discernement de chacune d'entre elles... Les Exercices spirituels nous sont encore là très présents : passage de la Croix vers la Vie, passage par la souffrance du malade pour découvrir quelle vie coule de ses plaies ouvertes... Pour moi, seule cette relecture de la souffrance dans la foi peut permettre d'oser parler d'une quelconque fécondité de la souffrance, ou même simplement d'évoquer une espérance possible.

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Etre malade en étant soignant est une situation singulière qui aide à relire son expérience de soignant sous une lumière nouvelle. Cette situation m'a fait reconnaître mon ambivalence face au désir de guérir l'autre, et mes propres blessures que je cherche à guérir. Devenir malade me conduit à apprendre tout le non-dit de la souffrance et à mesurer combien il faut être simplement présent à l'autre pour essayer d'entendre ce qu'il dit par son corps, ses choix, ses mots, ses silences. Lieu formidable d'échange d'humanité, lieu d'humanisation réciproque dans le respect de cet autte qui nous est confié.