Avec Jésus palestinien, tout n'est pas là ; le jour de son ascension, son histoire n'est pas achevée ; il a encore bien des choses à nous dire (cf. Jn 16,12). La lumière sur lui vient à qui la veut en vérité ; son histoire s'ouvre à qui désire qu'elle continue (cf. 2 Co 3,16) ; connaît le Christ qui sait voir ce qu'il fait en lui. Cette proximité n'est pas encore ce qu'elle sera. Je ne verrai le Fils que plus tard, beaucoup plus tard, lorsque, comme un serviteur, j'aurai fini ma journée, et tous les hommes aussi.
Le Christ est vivant aujourd'hui. Où ? Dans la gloire de son Père. Mais ceci n'est pas un lieu, c'est une manière d'être. Le lieu où vit le Christ en gloire, c'est notre monde quotidien. Je ne le vois pas, mais j'ai des signes : l'humilité de cette personne rencontrée ce matin, le courage de ce peuple opprimé, le pain rompu, le pardon reçu — signes que l'Esprit produit avec nous, et qu'il nous aide à lire. La présence du Christ aujourd'hui est celle que nous lui donnons en l'inventant avec son Esprit. Disparu aux regards depuis son ascension, le Christ « n'est pas à l'extérieur du temps, mais au milieu du temps ; il est disparu dans la réalité quotidienne » (Françoise Baldé). Le Christ n'a désormais, pour nous, pas d'autre visage ni d'autre actualité que celle qu'il se donne dans les femmes et les hommes qui « accomplissent la justice, aiment la bonté et marchent humblement avec leur Dieu » (Mi 6,8). Angélus Silesius disait : « Je sais que Dieu sans moi ne peut vivre un moment ; si je meurs, il mourra d'un complet dénuement. »

Comment alors méditer les scènes évangéliques ? Est-il possible que la méditation de ces scènes du passé nous introduise dans l'expérience de la présence actuelle de Jésus ? Ce qui s'est passé en Palestine est du passé ; Jésus ne chemine plus dans ce pays. L'exercice ne risque-t-il pas de nous transporter dans l'imaginaire ? Qui a fait et répété l'exercice sait que cette crainte est sans fondement. A une condition : ne pas méditer l'Ecriture sans avoir ranimé le désir d'être introduit dans le mystère de Dieu. C'est tout simplement prendre le Livre pour ce qu'il est. Les récits évangéliques ne sont pas des livres d'histoire comme en écrivent les historiens. Les évangélistes n'ont eu qu'une idée : proposer à notre foi des signes « pour que nous croyions que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu'ainsi nous ayons la vie en son nom » (Jn 20,30). Entendre les paroles, lire les gestes de Jésus comme révélateurs de qui est Dieu et de son dessein pour nous, c'est autre chose que de lire la vie d'un personnage aimé que l'on souhaite imiter. Il faut désirer être introduit dans le mystère de Jésus, celui de « l'homme qui a vu Dieu et qui en vient » (6,46). Ignace allait jusqu'à écrire dans son Journal : « Jésus est tout entier mon Dieu. »

Me laisser affecter par le récit évangélique. Comme disait Ludolphe, un moine chartreux inspirateur d'Ignace sur certaines manières de prier : « Lorsque tu méditeras les faits évangéliques comme se produisant dans le présent, tu en ressentiras un grand goût. » Des images viennent frapper mes yeux ou mes oreilles : Jésus guérissant l'aveugle, le regardant ; Jésus appelant Matthieu attablé derrière son comptoir de douanier ; Jésus raillé... Je suis affecté ; vient, je ne sais comment, un sentiment d'attachement, d'indifférence ou de répulsion. Où me mènent ces sentiments si j'obéis aux mouvements qu'ils induisent ? Certains sont vivifiants, à honorer ; d'autres, c'est le contraire. Je suis travaillé, déplacé, conduit parfois à dédder (action à entreprendre, attitude à modifier), invité à entrer dans une connaissance plus intérieure du Christ. Certains jours, la prière ressemble à ce que propose Ignace dans l'exerace de l'application des sens (Ex. sp. 121) : percevant, par les sens de l'imagination, l'humanité du Verbe éternel incarné, sentant, touchant, embrassant même Jésus ou Marie ou tel autre personnage de la scène, nous pouvons exprimer notre foi en des gestes qui ont du poids ; nous entrons dans une attitude intérieure de plus grand abandon : coeur et intelligence ensemble sont touchés ; la distance historique qui nous sépare de la scène évangélique est abolie, ou plutôt nous sommes atteints dans notre actualité par l'actualité même du Christ. Jésus devient mon contemporain.

Rejoindre ma source. Entré dans la méditation en me rendant présent par l'imagination à une scène située en Palestine en un temps très lointain, me voici dans le présent, en sa vérité entière. Le « détour » est nécessaire, tant le mystère du Christ dans son actualité est inséparable de ce que Jésus a vécu en Palestine. Au niveau de vérité où Jésus a vécu là-bas, ce qu'il a fait et dit exprimait et réalisait ce qu'il est dans la profondeur du temps (c'est-à-dire éternellement). Nous souvenir, avec une mémoire vive, de Jésus le Nazaréen, c'est en réalité rejoindre notre « origine », un point du temps qui est notre source ; là où nous pouvons nous entendre appeler par notre nom, et reconnaître cette voix. Qui m'interdira — pour ce qui est de ma relation à Jésus — de vouloir m'en remettre à lui-même, au lieu de m'en tenir à mes idées sur lui, ou même à ce que d'autres m'ont dit de lui ? « Cesse de m'envoyer des messagers, disait à Dieu Jean de la Croix dans le Cantique, ils ne savent pas me dire ce que je veux. » Et voici que je peux recevoir plus que je n'attendais : l'Esprit, lorsqu'il le veut, vient à me dire sur Jésus des choses que j'ai souvent entendues, mais que je n'ai pas fini de comprendre : l'histoire du Nazaréen que tu contemples guérissant l'aveugle de Jéricho, mourant sur une croix, a commencé bien avant sa naissance à Bethléem et se poursuit bien après son ascension.

L/histoire du Fils, de la création à la fin des temps. J'entends le Credo : Jésus est le Verbe éternel. De la création à ce jour, et pour tous les temps, il est le Fils. C'est en lui que tout fut créé, c'est lui qui marchait avec Israël, c'est lui qui se fit homme et mourut en croix, c'est lui qui aujourd'hui rassemble l'humanité en liberté et en grâce. Dans cette vie du Fils, de la création à la parousie, le moment de son passage sur terre est le moment dédsif. Je me demande : quoi de commun entre le Verbe en qui tout fut créé, le Verbe dont les « semences »  (comme disaient les Pères) sont présentes dans toute l'histoire des hommes, Israël écoutant son Dieu, le fils du charpentier de Nazareth et le Christ aujourd'hui crucifié et glorieux dans notre humanité ? Seraient-ce autant d'étapes de l'histoire une du Fils unique qui a préparé sa naissance dans le temps « en venant au monde depuis le commencement du temps » (Joseph Moingt) ?
Le Fils a une histoire, celle de la création ; elle se tisse sans bruit, trame ni fil, avec l'histoire de tous les peuples, s'accélère et se densifie avec Israël, se décide à Nazareth et au calvaire, s'accomplit maintenant dans l'humanité entière. Le Fils est cette histoire (si l'on peut dire de toute personne qu'elle est son histoire, c'est encore plus vrai du Fils) ; une histoire qui maintenant peut être déchiffrée, puisque la manifestation suprême de Dieu qu'est Jésus en est la dé. Je voudrais avoir la grâce de contempler ce Fils unique de Dieu dans toute l'ampleur de sa personne, dans toute l'étendue de son histoire qui a la longueur de tous les temps, dans la variété des moments de cette histoire. Cette histoire, comme toute histoire, est faite d'événements qui auraient pu aussi bien ne pas être ceux-là (pourquoi la Palestine et non la Chine ? etc.) ; en même temps, ces événements dans leur contingence même font partie de l'identité personnelle du Fils. Cet art d'accueillir l'événement et de lui donner place dans son propre chemin est le propre de toute personne en voie de s'accomplir ; en Jésus, cet art est extrême, en sorte que sa vie, chargée d'imprévus, est parfaitement unifiée.

Et que puis-je dire de l'identité du Fils ? Des traits bien repérables marquent sa personne : il se nourrit de la parole du Père, il lui obéit, au point qu'un jour il n'est plus qu'écoute du Père, et en meurt. Il a sur le monde une maîtrise inconnue hors de lui, cette maîtrise invente peu à peu ses formes : royauté de David, royauté du Serviteur souffrant, royauté du crucifié... Plus dédsif : le Fils est parole tenue, fidélité à la parole donnée. Si le maintien de la parole qu'il a donnée fait toute l'identité d'un homme, ceci est encore plus vrai du Fils ; je l'imagine disant à ses disdples : « Quand même les hommes et le monde changeraient, je tiendrai la promesse que je vous ai faite. » D'un bout à l'autre de son histoire, son existence a le même ton, celui de la sortie de soi pour servir, de la confiance faite au Père, du combat contre le mal, du respect de la liberté des hommes... Il est parole de Dieu et promesse de Dieu tenue. Ces mots le disent seulement à tâtons, car il est ce que fera de lui la venue de son règne, et le voile sur mes yeux n'est pas encore complètement levé.