Expérience la plus partagée qui soit, la venue d’un enfant au monde ne peut être évoquée hors d’une expérience à chaque fois singulière. Le lot commun, devant la naissance, est donc d’avoir recours à des mots qui ne peuvent surgir que d’une histoire personnelle, pour dire cet événement, toujours identique, toujours différent, d’une mère à l’autre, et, pour la même mère, d’un enfant à l’autre. Une naissance, n’est-ce pas avant tout une émotion bouleversante qu’accompagne le plus souvent la joie ? Cette joie est faite d’étonnement, d’admiration, d’émerveillement, et même de contemplation devant cet enfant qui semble venir d’ailleurs, mais elle peut être aussi faite de crainte. C’est donc une joie un peu tremblante, consciente de sa fragilité devant l’immensité du don reçu, devant la fragilité aussi de ce petit être qui vient d’apparaître et devant l’inconnu de la vie qui se présente comme promesse. Cependant, cette joie est le plus beau signe de l’espérance, car le désir d’enfant, que réalise la naissance, se montre toujours plus fort que la conscience du risque qu’il pourrait y avoir à transmettre la vie.
 

Nouveau et autre


À la lumière de cette émotion et de cette joie, si on réfléchit à ce que représente la naissance, ce qui frappe, c’est le sentiment d’une totale nouveauté, même si elle se manifeste dans un tissu de ressemblances physiques ou psychologiques. Cette nouveauté s’impose tout d’abord à la mère, qui a passé neuf mois avec son enfant : d’une certaine façon, elle le connaît, non seulement pour l’avoir imaginé tout au long de sa croissance, mais pour avoir senti ses mouvements en elle. Or la naissance fait apparaître un être totalement nouveau et différent. La plus soudaine manifestation de cette altérité, c’est le cri de l’enfant, victoire d’une respiration autonome. Ce cri peut parfois paraître étrange, inquiétant, et il faudra une accoutumance entre l’enfant et sa mère pour que celle-ci puisse répondre à ce que veut exprimer cette très sonore affirmation de soi. Le père aussi découvre de jour en jour la nouveauté que représente la naissance : il lui faut apprendre à connaître son enfant, si différent peut-être de ce qu’il attendait, mais tellement plus beau que ce qu’il imaginait. Ce sentiment d’émerveillement n’est-il pas d’ailleurs une puissante aide pour accepter la radicale nouveauté de l’enfant ?
Mais c’est également la nouveauté d’eux-mêmes que les parents doivent accueillir, car avec la naissance de leur enfant, ils se perçoivent différemment. En effet, si déjà au regard de la société ils acquièrent un statut différent en devenant parents, ils vivent aussi ce changement l’un par rapport à l’autre. Car, de même que chacun découvre en l’autre un rôle qu’il ne lui connaissait pas, chacun éprouve pour sa part une palette de sentiments nouveaux qu’il n’avait jamais encore eu l’occasion de vivre. Cette nouveauté qui émerge au sein du couple avec l’arrivée d’un enfant apporte beaucoup de choses heureuses mais peut être aussi un véritable bouleversement, bien au-delà de celui du rythme des journées et des nuits. Parfois étonné soi-même de ses propres réactions, a fortiori ne peut-on préjuger de celles de l’autre, ni deviner comment ces deux changements vont s’harmoniser avec cet enfant à faire grandir. Mais le mystère n’est-il pas que l’amour porté ensemble par les parents à leur enfant crée les conditions nouvelles pour un accomplissement de chacun, dans la confiance devant leur oeuvre commune à venir ?
Est nouvelle aussi, par la venue d’un enfant, la manière de comprendre la succession des générations. Prolonger la lignée dans laquelle on est inscrit renvoie à sa propre naissance, et à la façon dont on a été soi-même accueilli. L’amour que suscite son enfant fait alors prendre conscience de l’amour que l’on a reçu. Et au moment où l’homme et la femme donnent naissance à leur tour s’éclaire vraiment le précepte consigné au deuxième chapitre de la Genèse : quitter père et mère. Voilà l’étonnant : alors qu’on les quitte, on les honore en reportant sur la génération suivante l’amour qu’ils ont donné. Constater cela, c’est reconnaître le mouvement de la vie qui passe de génération en génération et le dynamisme de l’amour qui fait échapper à l’enfermement d’une relation strictement limitée des parents à leur enfant.
La perception de l’altérité de l’enfant est un sentiment qui ne fait que croître au fur et à mesure des naissances dans une famille. En effet, l’étonnement est grand devant un premier enfant que l’on découvre dans sa particularité, et il augmente avec l’apparition des personnalités si différentes qui constituent une fratrie. Cette diversité des enfants, issus des mêmes parents, peut être perçue comme le signe du don de Dieu qui veut que chaque être humain soit unique. D’ailleurs ce sentiment de l’altérité se renforce aussi au rythme de la croissance de l’enfant et de l’affirmation de ses désirs personnels. Des parents croyants peuvent là aussi voir le signe de Dieu qui grandit dans l’enfant, le confirmant dans son caractère unique.
 

Origine et commencement


Cela amène à la distinction fondatrice, pensée et formulée par Paul Beauchamp, entre origine et commencement. On parle couramment des « origines » pour dire le commencement de quelque chose. Or les commencements sont multiples, alors que l’origine, elle, est unique. Car c’est l’origine qui est la source, non le commencement. Cette distinction est précieuse si elle est appliquée à l’engendrement : elle peut aider à situer avec justesse la place des parents dans ce processus. Dieu donne la vie, les parents la transmettent, et en la transmettant ils sont associés à ce don de la vie. Cela ne signifie pas à proprement parler que les parents deviennent co-créateurs, mais que leur liberté est appelée à répondre et à participer à l’oeuvre créatrice de Dieu. Paul Beauchamp écrit en effet : « Il est un lieu où l’être humain est en relation sans le savoir avec son créateur, et c’est celui où il décide si c’est donner un bien que de donner la vie » 1. Au plus profond d’eux-mêmes, et sans en avoir toujours conscience, homme et femme sont ainsi invités à s’associer à cette générosité de partager ce qui est bon : la générosité originaire du Créateur.
Les parents peuvent ressentir quelque chose de cet ordre dans la signification du baptême. La présentation de Jésus au Temple peut être lue comme la démarche effectuée par Marie et Joseph pour reconnaître qu’ils ne sont pas l’origine de cet enfant, et qu’ils viennent le présenter à Celui qu’ils confessent comme tel. Un autre signe de cette reconnaissance peut être tangible lors de la première participation d’un enfant à l’Eucharistie. Cette participation peut en effet être vécue par sa mère comme une sorte de sevrage, car l’enfant reçoit alors sa propre nourriture spirituelle, en dehors d’elle. Le rôle catéchétique des parents ne disparaît pas à ce moment, mais il ne constitue plus le seul accès à Dieu.
Non seulement il est plus aisé de concevoir qu’un enfant est unique et autre si son origine est Dieu, mais cette conviction n’est pas sans conséquences dans l’éducation. Parents et enfants sont en effet dans la même situation par rapport à l’origine. D’une part, les parents sont ainsi préservés d’idolâtrer un enfant qu’ils auraient « fait » ; ils sont aussi prémunis contre tout sentiment de toute-puissance. D’autre part, en grandissant, l’enfant mesure que ses parents aussi sont obligés d’observer une loi qu’ils ne fabriquent pas eux-mêmes, mais qu’ils respectent et transmettent à leurs enfants. Cette distinction entre l’origine et le commencement est donc d’une signification extrêmement riche. Elle pose par exemple tout autrement la question de l’autorité.
 

Éduquer ensemble


Les parents ont non seulement à transmettre la vie mais aussi à mettre au monde. Le premier signe officiel de cette tâche est la déclaration de l’enfant sur les registres d’état civil qui incombe encore le plus souvent au père : en reconnaissant l’enfant, il donne à la naissance sa dimension sociale. Chaque naissance concerne, en fait, l’humanité, au-delà du couple, qui est ainsi appelé à sortir de lui-même. Mettre au monde se situe dans cette ouverture. L’expression « mettre au monde » est belle et prend tout son sens si l’on comprend le monde comme le lieu où l’enfant aura à construire son humanité en y trouvant sa place. Cette tâche, qui demande du temps, ouvre donc un vaste champ de responsabilités pour faire connaître à l’enfant les règles de la communauté dans laquelle il entre. Il pourra ainsi être capable un jour d’exercer sa vocation d’être humain en participant à l’édification d’un monde plus juste. Mais dans cette oeuvre d’éducation aussi, l’altérité et l’unicité de l’enfant doivent servir de guide, car la tentation de se projeter guette les parents : projection de soi-même, projection de son image, projection de tous les rêves qu’on n’a pas réalisés soi-même et qu’on espère voir réalisés par son enfant, projection aussi de ce qu’on imaginait pour lui et qui peut ne correspondre ni à ses goûts ni à ses capacités. Devant la construction de la personnalité de leur enfant, joue la complémentarité des comportements du père et de la mère : face à une situation donnée, l’une est portée à l’évaluer par son intuition, l’autre est plutôt incité à la mettre en mots. Cet échange est fructueux pour l’enfant qui se trouve ainsi encouragé à faire lui-même l’effort d’exprimer des attentes ou des difficultés pressenties par ses parents. Mais cette communication entre le père et la mère se trouve sans cesse remise sur le métier, puisque l’enfant en grandissant ne manque pas d’y apporter des correctifs. Il semble bien que l’éducation ne puisse se faire que dans une dynamique et une adaptation permanentes. Le rôle des parents demande donc dans un premier temps de faire des choix, de prendre des décisions pour leur enfant, tout en sachant que celui-ci a vocation à sortir de la sphère familiale, sous leur regard le plus attentif, confiant et bienveillant possible. Mais cette question de l’apprentissage de la liberté est, maintenant peutêtre plus que jamais, une question difficile, car elle doit se conjuguer avec un véritable devoir de protection des enfants devant les dangers physiques et moraux qui pourraient les menacer.
 

De chair et de parole


Il y a quelque chose de bouleversant dans le fait de devenir mère. Avant sa naissance, l’enfant est aimé comme le fruit du désir de ses parents. Mais rien ne permet d’anticiper la force de la relation vécue avec lui dans la vie charnelle, mais aussi dans la vie spirituelle et symbolique. Cette relation se forge dans les soins apportés au corps, mais aussi par la parole qui accompagne tous les gestes que ceux-ci demandent. Car la mère découvre très vite avec émotion et joie que l’enfant vit autant de son regard et de sa parole que de ses soins. Et leur relation, ainsi tissée de tous ces gestes et de toutes ces paroles, constitue le socle – auquel s’associe le père – à partir duquel se fait la découverte du monde et de l’autonomie. Et il est paradoxal que la réalisation d’un si grand projet passe par les si simples occupations et bonheurs qui font la vie d’un petit enfant.
Ainsi, on peut dire que l’enfant vit d’un amour qui le précède, puis l’accompagne. Cet amour est vraiment vital pour lui. Et voilà ce que l’enfant nous apprend : que la relation de dépendance pourrait bien être notre condition d’humains. Elle devient moins évidente pendant l’âge adulte, et pourrait être oubliée. Mais ne retrouve-t- on pas à l’autre extrémité de la vie, chez les grands vieillards, cette même dépendance vis-à-vis de l’amour de ceux qui les entourent, et qui ne peut être vécue que dans la confiance ? Ainsi dépendance ne serait pas déchéance. D’ailleurs, alors que tout oppose le très petit enfant et le vieillard, aussi bien leur corps que leur esprit, n’est-il pas surprenant de voir leur attirance l’un pour l’autre ? Il y a bien sûr chez les personnes très âgées, plus que chez d’autres, le sentiment d’un véritable bienfait devant la force de vie et le plaisir de vivre du tout-petit, de même que l’apaisement de voir que la vie ne s’arrêtera pas avec elles. Mais plus profondément peut-être, ce qui fait le lien entre les deux, c’est qu’ils sont dépendants de l’amour qui leur est donné ou pas.
Ainsi la naissance d’un enfant nous met devant la succession des générations. La naissance coupe, sépare les générations, et en même temps les réunit, parce que devant un enfant nous prenons vraiment conscience de ce lien, de cette transmission de la vie de génération en génération. C’est ce qu’il est donné aux grands-parents de ressentir très fortement. Peut-être sont-ils particulièrement bien placés pour vérifier encore ce qu’ils ont expérimenté comme jeunes parents : que chaque enfant est vraiment, dans sa nouveauté, unique. Ils peuvent ainsi conforter leurs propres enfants dans leur nouveau rôle de parents. Ils peuvent aussi, sans chercher un emploi de substitution, participer à l’éveil au monde de leurs petits-enfants, et les aider à y trouver un sens. Voyant de nouveaux enfants venir s’inscrire dans une famille issue de multiples ascendances, les grands-parents sont témoins de cette générosité de la vie transmise et sont souvent portés à en rendre grâce à Celui qui est à l’origine de ce don.



1. Testament biblique, Bayard, 2001, p. 61.