On"pourrait simplifier les deux mouvements de conversion inspirés à nos Eglises catholique et protestante par le récent travail du groupe des Dombes consacré à Marte dans le dessein de Dieu et la communion des saints 1. En effet, pour les uns, un « retour sur Marie » implique un retour au Christ, tandis que pour les autres un retour au Christ appelle un « retour à Marie ». Commentant notre texte, un théologien catholique 2 le qualifie de « prudent et osé ». C'est bien de cela qu'il s'agit : la prudence et l'audace. Ainsi peut-on qualifier les deux versants de notre accord exceptionnel sur la dissymétrie de la controverse reconnue et des conversions attendues. Prudence catholique et audace protestante, vertus féminines, sinon mariales...

Nul ne peut « prolonger » le Christ


Plus les contentieux sont anciens, plus leur résolution demande du temps : il aura fallu deux mille ans de christianisme pour saluer enfin ce qu'avaient été avant lui deux mille ans de judaïsme ! Sur une moins longue durée, l'accord luthéro-catholique concernant la justification par la foi a de la peine à aboutir à la signature des deux Eglises 3. Il s'agit bien du centre de la foi chrétienne, du moins dans le débat occidental, et de l'article sur lequel l'Eglise tient bon ou se porte mal : noue salut est totalement gratuit et le juste vivra par la foi seule (« sola gratia, sola fide »). Ce qui implique pour la théologie protestante classique, depuis le XVT siècle, que le service et le témoignage rendus par l'Eglise à l'Evangile n'ont aucune consistance propre et indépendante de l'unique médiation de Jésus Christ lui-même.
Nous avions posé la question délicate dans une déclaration du Comité mixte catholique-protestant : Consensus oecuménique et différence fondamentale — le « point de focalisation » étant de déterminer comment, et si « l'Eglise est sanctifiée de manière à devenir elle-même un sujet sanctifiant ». Il était proposé de répondre, pour les Eglises issues de la Réforme, que « l'Eglise, signe et instrument de Dieu, doit rester entièrement transparente à Dieu, seule cause première. Elle ne peut prolonger le Christ [c'est moi qui souligne] sans porter atteinte à la seule souveraineté de Dieu. L'Eglise n'est que dans la passivité créatrice de la foi créant chez les hommes la disponibilité à l'action de Dieu source de toute grâce » 4. D'où la question finale posée à tous : « Quelles conséquences ecclésiologiques tirons-nous de l'affirmation de la justification par la grâce moyennant la foi ? »
La question de la place de Marie « dans le dessein de Dieu » se situe d'abord dans cet espace de réflexions et de discussions théologiques et ecclésiales où nos communautés cherchent un accord. La doctrine enseignée dans l'Eglise catholique et par les Confessions de foi protestantes ont, de plus, des statuts différents, qui ne concernent pas seulement le ministère de Marie dans le dessein de Dieu. Deux autres questions traditionnellement conjointes, qui ne font pas partie de notre ordre du jour mais qui appartiennent au même paysage théologique, sont celles de l'Eucharistie d'une part, de la papauté d'autte part. Le sacrement et la présence réelle du Christ, le magistère et son autorité souveraine constituent, avec la doctrine et la piété mariales, les fameuses « trois blancheurs » de la polémique simplifiée du siècle dernier : La Vierge, l'Hostie, le Pape...
Or, pas plus que l'Eglise elle-même, ni la Vierge Marie, ni l'hostie consacrée, ni le Saint-Père ne peuvent « prolonger le Christ ». Nous n'avons pas à « prolonger » l'action salvatrice de Dieu en son Fils : c'est Lui qui nous tend les bras, nous attend sur le chemin où II nous a devancés ; c'est Lui dont la main ouverte prolonge le mouvement intime de sa miséricorde. C'est Lui qui nous rejoint et nous bénit : nous n'avons pas à organiser des relais, des repères, des rallonges, voire des prothèses ecclésiastiques et populaires pour que Dieu nous atteigne de manière efficace. Tels que nous sommes, là où nous sommes, entièrement dépendants et localisés, là nous sommes rejoints et atteints par une parole surprenante et neuve. Marie de Nazareth est à cet égard aussi surprise que l'ont été tant de mères juives avant elle, en Israël, et aussi surprenante que le seront après elle tant de femmes chrétiennes dans l'Eglise : « Sois joyeuse, toi qui as la faveur de Dieu, le Seigneur est avec toi... Sois sans crainte, Marie... » (Le 1,28 et 30).
Noue accord évangélique sur l'unique et suffisante intervention de Dieu, dont la grâce nous comble et appelle notte foi comblée, cet accord pourrait-il être remis en cause par le traitement religieux du christianisme tel que les Eglises ont tendance à l'organiser ? Seraient-elles, par les ministères ordonnés, détentrices de sacrements efficaces et dispensatrices du salut ? Ou comme des « rallonges » au bras de l'Eternel trop court pour sauver, à sa main trop faible pour aider (Is 59,1) ? Ou faut-il au contraire, ce qui revient au même, relayer un Dieu présumé lointain et sévère, et son Fils peseur d'âmes au gramme près, faut-il une femme plus proche et plus douce pour consoler un peuple que son Dieu terrorise ? Car la religion, à l'inverse de la foi, risque de se présenter comme une rallonge, un raccourci, une sécurité, un arrangement « avec le ciel ».
Au coeur de cette problématique et de notre long débat sur la justification par la grâce, moyennant la foi, Marie apparaît comme un personnage central, unique et symptomatique de la réponse des Eglises et des fidèles à la question de leur salut et de leur devenir dans le plan de Dieu. C'est ce que le groupe des Dombes avait vu et dont il a voulu s'expliquer : les catholiques pour expliciter que leur dévotion mariale n'entame en rien leur foi chrétienne, et les protestants pour reconnaître que leur abstention mariale ne dévalorisait pas leur foi également chrétienne. Nous étions donc au pied du mur avec les questions controversées : « Qu'est-ce qui, dans la doctrine chrétienne sur Marie, appartient à la nécessaire unanimité de la foi chrétienne ? Qu'est-ce qui peut faire l'objet de différences légitimes ? » (§ 204).

Marie et la confession de foi


Un commentaire protestant pourrait ici, chemin faisant, rappeler ce que nous entendons par « doctrine chrétienne ». On peut en effet entendre par doctrine (chrétienne) au singulier l'ensemble de l'enseignement proposé aux fidèles. Un traitement plus autoritaire de la doctrine y insérera des points précisément définis et à croire, autrement dit des dogmes. Et, dans l'Eglise catholique romaine, on sait la pérennité imposée des grandes définitions dogmatiques, celles des premiers conciles, théologiques et christologiques, qui nous sont communes, et les définitions plus récentes, ecdésiologiques et mariologiques, nullement protestantes... Car, dans le protestantisme, toute définition reçue de la doctrine chrétienne aura le statut plus modeste, adapté et vérifiable, des « confessions de foi » : ces textes de grande densité spirituelle n'ont en effet ni le caractère objectif, permanent et impératif, des dogmes définis comme tels, ni quelque caractère facultatif dépendant de la subjectivité des croyances, mais ils représentent pour les Eglises qui les rédigent, adoptent et confessent, les éléments essentiels d'une foi évangélique en situation de témoignage et de service hic et nunc. Les Confessions de foi de la Réforme, puis dans le protestantisme mondial, connaîtront ainsi une réelle diversité d'expressions dans une identité constante sur les grandes affirmations : des Confessions d'Augsbourg (luthérienne, 1530) et de La Rochelle (calviniste, 1559) à celles de Barmen (Allemagne) contte le nazisme et des baptistes américains contre le racisme, la même foi est confessée en communion avec l'Eglise universelle et en prise avec des situations actuelles.
Dans cette perspective qui permet de discerner la consistance ecclésiale, que les uns et les autres attribuons à toute « doctrine chrétienne », les affirmations concernant Marie ont des statuts très différents. Et l'équilibre auquel nous sommes parvenus, qui sera effectivement discuté de part et d'autre, tant par les théologiens des dogmes qui gardent le « dépôt » que par des Eglises confessantes qui regardent les doctrines, cet équilibre et cette pacification théologique autour de Marie impliquent qu'on explicite tant les affirmations catholiques les plus fermes (Immaculée Conception, Assomption glorieuse) que les silences protestants les plus éloquents sur ces mêmes points de doctrine et de piété.
Nous sommes ainsi conduits à la seconde partie du texte d'accord sur Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints. Après le premier volume, dans l'édition originale en deux temps (qui faisait l'inventaire de la question et la situait « dans l'histoire et l'Ecriture »), le second allait ttaiter des controverses successivement suscitées par l'évolution de la mariologie catholique et des conversions fraternellement sollicitées par notre engagement oecuménique.

A la croisée des chemins


Or, à ce point crucial qui pouvait être d'accord ou de désaccord, nous avons les uns et les autres pris avec joie — et non sans émotion, il faut le dire — le risque de certaines remises en question, tant dans la compréhension de notte propre identité que dans notre intelligence et notre reconnaissance de celle de l'autre. Je ne sais qui, des catholiques ou des protestants, aura fait le plus de chemin — même si ce n'est pas de cela qu'il s'agit, sinon d'un chemin en direction de la profondeur et de l'approfondissement authentique de notre foi chrétienne... Les uns auraient plutôt limité l'étendue de la mariologie menacée de « mariolâtrie », resserrant et concentrant ce qui concerne Marie sur son Fils. Les autres voudraient bien étendre le champ mariai, au moins biblique et liturgique, que la polémique et l'indignation avaient largement restreint. Et quand je dis le « champ », j'entends surtout... le « chant ». Quand Karl Barth qualifiait d'hérésie la mariologie catholique, il rejoignait en fait Martin Luther, opposant la religion qui rallonge pour arranger le salut à « la foi qui renonce à toute réciprocité et reconnaît l'unique Médiateur » (cité au § 209).
Nos partenaires catholiques, devant cette contestation radicale, ont eu le courage de reconnaître que leur Eglise avait pu faire « un usage abusif » du terme de co-rédemption et de la notion de « médiation » à propos de Marie. Le concile de Vatican II ayant décidé de ne pas consacrer à Marie une déclaration dogmatique indépendante, son titre de « médiatrice » ne serait plus utilisé indépendamment du mystère de la communion des saints, donc de toute l'Eglise. Aussi conviendrait-il désormais de l'éviter, en demandant aux protestants que, si le mot encore s'échappait d'un sanctuaire ou d'une prière, on veuille bien prendre acte de la déclaration de bonne foi qui devrait le dédouaner à jamais (§ 210-211).
Restait à s'expliquer — les protestants ne faisant grâce de rien à personne — sur la notion de « coopération ». Les paragraphes 214 à 227, certes fins et subtils, rendent bien compte, me semble-t-il, de la pleine humanité graciée de Marie, comme de toute autte créature, et de cette seule participation que Dieu nous demande à notre salut et qui est de l'accepter. La foi de Marie, comme la nôtre, consiste essentiellement en notte accord joyeux avec l'annonce de la grâce et notte association à la gratitude et à la reconnaissance du « Magnificat ». Ainsi, tout ce qui est dit, deviné, aimé chez Marie et qui lui est propre, en premier, l'est en fonction de son Fils, le premier-né, l'unique Fils de Dieu, « conçu du Saint-Esprit et né de la Vierge Marie ».

La hiérarchie des vérités


Mais, même si l'obstacle de la médiation a été neutralisé et celui de la coopération évangélisé, on se heurte aux deux dogmes mariais de l'Eglise latine d'Occident, et aux pratiques de tant de catholiques, jusque chez nos amis et parents, confits en dévotions virginales et comblés, ou encombrés, de pèlerinages mariais. Il est alors clairement reconnu, dans ce respect des pratiquants qui n'interdit pas la critique des pratiques, que les dogmes de 1854, puis de 1950, n'ont ni fondement scripturaire explicite — c'est le moins qu'on puisse dire — ni agrément ecdésial oecuménique, et les protestants, plus encore que les orthodoxes, n'y peuvent donner leur aval.
La seule issue, faute de pouvoir la trouver par en haut dans une conversion mariale universelle et soudaine, consiste alors à s'engouffrer et se réfugier dans l'espace de liberté lucide et responsable ouvert aussi par Vatican II avec le principe de la « hiérarchie des vérités » (§ 242). Mais qu'on n'entende pas par là mépris ou légèreté par relativisation paresseuse. Il s'agit au contraire de l'humble accueil fait à la foi de l'autre, qui n'est pas une autte foi mais une foi autrement structurée et à laquelle nous faisons cette confiance, malgré nos réserves, d'être une foi de bonne foi, quand bien même les convictions qu'elle exprime et les pratiques qu'elle propose ne se situent pas à la même distance que pour moi par rapport à Celui qui est « le centre de tout ». Réciproquement, il ne sera pas attendu ou exigé de la foi chrétienne des Eglises protestantes qu'elles endossent et signent les deux dogmes catholiques récents sur Marie ; ils ne seraient pas plus considérés comme faisant partie de la foi « obligatoire » de toute l'Eglise que comme en contradiction absolue avec la théologie évangélique.
Ne nous cachons pas les difficultés probables qui nous attendent les uns et les autres, d'autant que la tendance actuellement perceptible est celle de phénomènes de réidentifications confessionnelles. Elles s'entraînent mutuellement et se provoquent réciproquement. Nul ne peut ignorer, s'il est de Rome, la « Note doctrinale de la Congrégation pour la Doctrine de la foi illustrant la formule conclusive de la Professio fidei » 5.
On voit ainsi que, même quand les questions controversées peuvent faire l'objet d'éclaircissements et d'aménagements tels qu'elles ne paraissent plus séparatrices, « les divergences qui demeurent » (§ 273) ne sauraient être niées. Le respect mutuel que nous nous devons exige qu'il en soit ainsi. Mais nous ne sommes pas « au bout de nos peines », et il faudra bien que le Saint-Esprit nous démultiplie la mesure de ses dons de foi, d'espérance et d'amour. Peut-être qu'enfin cette Marie séparatrice — qui n'est pas médiatrice, et encore moins co-rédemptrice — deviendrait une Marie « réparatrice ». Je le pense, mais sans doute pas dans le sens convenu de la formule.

« La beauté sauvera le monde »


Ceci pour des raisons beaucoup plus culturelles et d'ordre esthétique qu'au motif traditionnel du culte et de la piété. Dans le protestantisme, en effet, nous ne saurions magnifier ni la virginité, ni la pureté de l'immaculée conception comme réparatrices de l'initiale lascivité de nos premiers parents ! La sexualité qui scelle nos amours et peuple notre avenir ne saurait être entachée en elle-même de quelque péché originel caché là, dont il faudrait se méfier, s'échapper, se protéger. La grâce annonce, visite une humanité nouvelle à laquelle aspirent tous les humains. Dans la diversité prudente des Evangiles, et de leurs témoignages rendus à Marie de Nazareth, cette femme est épouse confiante, mère protectrice, « soeur aînée en notre humanité » (§ 323). Son rôle à venir concerne notte humanité réelle d'hommes et de femmes. Et tant d'oeuvres d'art, quand elles ne sont pas affectées de mièvrerie, font signe aujourd'hui, de la Pietà de Michel-Ange au Stabat Mater de Poulenc : Marie ou l'art d'aimer qui veille au grain qui lève de son enfant, au vin qui manque de toutes les noces, et qui brise deux solitudes à la fois quand au pied de la croix elle reçoit Jean qui l'accueille.
Dans la mesure où elle n'est ni une médiatrice supérieure qui nous fait la morale, ni une reine des deux entourée d'étoiles, ni — surtout pas — une statue solitaire de la vierge idéale, mais toujours une femme en relation ; dans la mesure où Marie est une fille biblique et une femme chrétienne, une image de l'Eglise qui ne tient à son Fils que pour nous le donner — mais elle n'est jamais sans Lui — ; dans cette mesure, Marie est nôtre aussi.
Si la Mère du Christ avait fait une apparition au groupe des Dombes — mais elle n'a donné lieu qu'à la parution d'un superbe document la concernant —, enfin si elle avait pris la parole, ce qui aurait surpris ceux d'entre nous qui ne la lui adressent jamais, j'imagine qu'elle aurait dit aux catholiques : « Je vous remercie. Surtout, n'allez pas plus loin... », et aux protestants : « Regardez, vous pouvez quand même vous approcher un peu plus... » Et chacun de redire, mais tous ensemble : « Magnificat anima mea Dominum. »



1. En un volume I Dans l'histoire et l'Ecriture, \\ Controverse et conversion (Bayard-Centunon, 1999)
2 Bernard Sesboûé, Etudes, avril 1998, pp 513 518
3 Positions luthériennes, juillet 1997, pp. 255-268.
4. Le Centurion, 1987, pp 38 et 88
5. La Documentation catholique, 18 juillet 1998, pp 653s