Dans la tragédie grecque, la haine fait partie du destin des hommes. Le héros grec a besoin de ses ennemis pour s’affirmer, la haine des autres le fait vivre. Comment vivre sans combattre ? Et comment combattre quand on n’a plus d’ennemi à poursuivre de sa haine ?
Plus originaire et plus vieille que l’amour, la haine prend au sein de la communauté toute son ampleur et sa dimension destructrice. Paradoxalement, elle est également créatrice de lien social et permet aux hommes de fraterniser en luttant contre un ennemi commun.
La haine ne se réduit pas à un emportement passager comme la colère. Elle a quelque chose de plus tenace qui défie le temps et se réveille dans des flambées de violence dès que l’on baisse la garde. La tragédie grecque révèle le vrai visage de la haine comme un attachement passionnel proche de l’amour, ainsi que son caractère fatal. Le héros grec découvre avec effroi l’engeance haineuse qu’il a subie sans échappatoire, sa vie durant. Comment ne pas être désarmé devant tant d’acharnement dans la volonté de nuire ? Pourquoi les hommes prennent-ils tant de plaisir à faire souffrir, à humilier et à détruire leur frère ?
Ces questions qui montent de la tragédie, comme des cris de détresse face à la part nocturne de la condition humaine, demeurent un axe fondamental de notre culture pour comprendre l’énigme du mal.
L’ennemi intime
La tragédie grecque dévoile la fragilité de la relation et des sentiments : à tout moment, l’amour peut s’inverser en haine, la haine en amour, l’ami devenir un ennemi et l’ennemi, un ami. Toute relation est foncièrement ambivalente. Elle est source de reconnaissance, de la validation que chacun attend pour sa propre vie. Elle demeure inquiétante, car l’être aimé le plus proche peut se révéler l’ennemi capable d’infliger une blessure mortelle.
Rien n’est plus proche de la haine que l’amour. La haine élit son objet et tente de s’en emparer avec le même vertige, la même fascination que l’élan amoureux, mais dans le but de le dégrader et de l’anéantir. Elle transforme les adversaires en ennemis intimes et engage les guerres dans des conflits délirants. Elle ne reconnaît rien de bon ni d’estimable dans l’ennemi, aussi ne vise-t-elle que son élimination. C’est elle qui fait que nous nous dressions contre nos frères avec une violence sans frein. L’ennemi le plus intime n’est pas en effet celui qui se trouve aux antipodes de soi, mais bien le semblable ou celui qui est aimé comme un frère.
La haine gît comme une sorte de dépôt au fond de toute relation fraternelle. Dès que l’amour fraternel entre dans le jeu des comparaisons de pouvoir, il entre dans une rivalité conflictuelle. L’histoire des hommes commence par le meurtre du frère. Toute tragédie est une histoire de conflits familiaux où, tels Étéocle et Polynice, les frères deviennent ennemis, et s’abandonnent à une folie meurtrière pour...
La lecture de cet article est réservée aux abonnés.