Ressuscitée au XXsiècle, l'œuvre de Maître Eckhart n'en finit pas de fasciner philosophes et mystiques. La condamnation pour illuminisme qui, en 1328, l'avait vouée aux ténèbres des fonds de bibliothèques, n'a pas résisté aux investigations des historiens. Le penseur dominicain peut désormais être lu pour lui-même : non seulement son enseignement universitaire en latin, mais aussi ses sermons en allemand, destinés aux moniales. C'est en eux surtout qu'étincelle le diamant de cette pensée paradoxale et provocante. Rémy Valléjo, historien de l'art et plus encore, propose une invitation à lire l'œuvre en forme de traversée, mais une traversée par les sommets, comme on peut traverser les Alpes sans déchausser les skis. Placé, avec bonheur, sous le signe du « non-savoir » et de l'exode intérieur, ce parcours ne craint pas de faire respirer d'emblée l'atmosphère raréfiée des plus hautes spéculations néoplatoniciennes qui ont fasciné le Maître rhénan. Mais, sous la conduite d'un guide aussi assuré, les formules à couper le souffle sur l'égalité (gleicheit) de l'homme et de Dieu, sur la naissance de Dieu en l'âme, sur l'expérience du néant (le nient savoir de Marguerite Porete), sur la radicalité du « détachement » et de la « déprise » nécessaires pour être un avec Dieu, perdent leur caractère intimidant, voire farouche. L'âme peut se retrouver ici comme dans « sa douce langue natale ». Certes, c'est bien « du point de vue de l'éternité » que s'est exprimé Maître Eckhart, comme l'a fait remarquer son disciple Tauler, et il ne s'agit pas de le comprendre « du point de vue du temps ». Mais la puissance du discours, sa poésie aussi, écho des hardiesses de Hadewijch d'Anvers et des mystiques du Nord, flamands autant que rhénans, peuvent regarder en face les prestiges des formules les plus péremptoires des maîtres orientaux. Mieux faire ressortir la figure du Christ, qui n'est pas seulement, chez Maître Eckhart, un modèle de pauvreté absolue (p. 174), eût conféré à cette belle invitation au voyage la touche de la perfection.