Après quelques années passées à Drancy, j'ai été nommé curé de la paroisse Saint-Jean-Bosco dans le xx- arrondissement de Paris. Depuis trois ans, j'éprouve donc la singularité de la « capitale » jusque dans l'approche pastorale notamment des enfants, des adolescents et des jeunes.
Les jeunes générations vivent dans un univers très organisé par les structures scolaires, les loisirs, les limites de la « convenance » citadine rappelée par les îlotiers ou les agents de police municipale. Ils sont sollicités par une multitude de propositions : tout est tout de suite accessible dans ce quartier de 16 000 habitants avec sa bibliothèque, son terrain de sport, son collège, ses écoles, son cinéma de quatre salles, ses grandes surfaces, ses deux piscines, etc. Cet univers organisé qui parle d'une même voix de l'« intégration » laisse apparaître quelques failles qui se manifestent, comme en banlieue, par une violence sourde. Pourquoi tant de confusion lorsque les jeunes pénètrent dans « Babel » (appelée aussi « Paname ») ? Tout n'est-il pas prévu pour eux ? Les associations, relais des pouvoirs publics, ne font-elles pas tout pour les jeunes ?

Babel


Certes, de nombreuses associations existent. Les adultes, souvent de plus de cinquante ans, prennent leur responsabilité avec des convictions issues des années 70. Dans ces créneaux, les jeunes tiennent peu de place. Un travail collectif s'organise, mais ce n'est plus à partir des mêmes présupposés, du même regard sur la réalité sociale : il y a bien un décalage idéologique entre les générations.
Il est probable que Babel continue de parler une même langue, celle du travail, de la citoyenneté, mais à qui s'adresse-t-elle ? Pas aux jeunes, en tout cas, qui inventent alors, comme toujours, un langage autre. A-t-on pris le temps d'entendre cette langue qui s'exprime « en réaction contre »? Si la culture populaire de notre quartier n'ose pas s'exprimer dans son actualité, c'est sans doute parce que les valeurs urbaines affichées sont celles d'une ville riche, d'une capitale, et que cette culture est considérée à tort comme l'expression soit d'une minorité d'immigrés, soit d'une réalité périphérique et archaïque, un reste du « bon vieux temps ». A titre d'exemple, l'équipe municipale tente de renouveler la culture populaire par la promotion d'une animation de rue en référence à une fête du xviii1 siècle, époque où le quartier était encore le village de Charonne...
Dans un tel contexte, que veut dire « proposer la foi » ? Comment donner à une démarche pastorale une certaine pertinence ? Les études du séminaire ne m'ayant pas directement préparé à l'actualité de la pastorale, je suis acculé, avec d'autres, à travailler de façon tout intuitive. Collée à une réalité qui ne se comprend que petit à petit, ma démarche consiste en divers travaux d'approche. L'expression « cabane » convient donc bien pour signifier cette réalité sans cesse aménagée, comme les cabanes de notre enfance, fabriquées en commun, avec les moyens du bord.
 

Une cabane, c'est un espace


Dans cette vaste tour de Babel, les « ados » et les jeunes investissent des « espaces » : un square, une cage d'escalier, une cave... Je n'entre pas dans la symbolique de cette attitude : je la prends en compte. Dans la paroisse, notre premier souci a été de définir des espaces spécifiques pour chaque tranche d'âge.
Les jeunes ont une pièce réservée avec leur clef propre, directement accessible de la rue. La convention de départ : pas d'alcool ni de drogue (« tu viens libre »). Ce local doit donner aussi aux adultes la possibilité de croiser ces jeunes. Ce n'est pas un retranchement, c'est une base de rencontre. J'ai observé que l'ambiance était bonne quand les jeunes ouvraient la porte pour un projet à construire ensemble : une animation pour les petits, un anniversaire, une ballade... Le local a été le lieu de discussions interminables qui permettaient au plus timide de prendre la parole et au groupe de s'exprimer devant des adultes. Cet espace libre et ouvert a été le théâtre de tensions et de réconciliations, et, pour tous, la base d'un envol vers différents projets de vie. C'est là qu'est née l'idée, pour certains, de se rendre disponibles pour les enfants du quartier, en passant, à cet effet, le brevet d'animateur.
Pour les adolescents, nous avons prévu, le vendredi soir, un « espace ». Auparavant, chaque année se réunissait à un moment différent de la semaine, selon la disponibilité de l'accompagnateur. Maintenant, ils se retrouvent tous ensemble à la même heure dans un même lieu. C'est l'« Espace Magon » (du nom d'un jeune rencontré par Don Bosco). Les plans de notre cabane ressemblant à ceux d'une aumônerie, je ne parlerai que de ce qu'elle recèle de particulier. Les ados investissent le lieu, comme le leur permet la liberté que nous leur donnons. Les travaux en cours exigent que ce lieu serve aussi pour d'autres réunions, mais cela les gêne. Ils aiment choisir leur salle et leur équipe : en changer est vécu comme un drame, une violation que nous nous permettons parfois pour aller plus loin, car ils invitent facilement l'un ou l'autre copain du collège, même d'origine musulmane.
« Laissez-nous ! » Telle est leur grande revendication — ce qui ne veut pas dire que les animateurs soient mis dehors. Au contraire, les adolescents souhaitent que ceux-ci viennent régulièrement dans les équipes, en vue d'une discussion par exemple. Cette présence de l'équipe (neuf animateurs ayant entre vingt et vingt-cinq ans), ils la souhaitent comme un support, un mur sur lequel « tagger » leurs essais d'expression libre. Le terme de « cabane » le dit bien : on n'y vit pas, on s'y retrouve ; on la construit ensemble et, chemin faisant, on se construit.
 

Un espace à investir


L'attitude des jeunes et des adolescents rappelle celle de ce petit animal habitué des cabanes : la chauve-souris. Chacun connaît son physique disgracieux, sur lequel se greffent beaucoup de fantasmes. Et puis, elle se dirige en criant et en récupérant l'écho produit par ses cris sur les parois qui l'entourent. C'est un peu cela, l'adolescent ou le jeune d'aujourd'hui. A l'école, il s'agit de retenir un savoir éclaté en différentes matières, sans que rien ne soit prévu pour faire le point sur ce savoir. A la maison, il s'agit de trouver ou d'occuper sa place, mais peu de jeunes ont l'occasion de dire ce qui se passe en eux-mêmes... A l'Espace Magon, ils viennent crier leur désordre intérieur pour le recomposer. Ils extériorisent ce qui leur passe par la tête pour découvrir leur identité.
Le « Frat » de Jambville (qui rassemble tous les quatrièmes et troisièmes de l'Ile-de-France) est un phénomène significatif à cet égard. Les adolescents y participent avec joie, même s'ils viennent davantage pour faire résonner leurs voix à 12 000 que pour vivre un temps d'approfondissement de la foi. Cela ne veut pas dire que le contenu de nos rencontres est secondaire, mais qu'il faut être attentif à la façon dont il est reçu. A l'Espace Magon, le sens des valeurs et de la vie tend petit à petit à se recomposer : les jeunes découvrent leur identité. Il nous faut engager un processus de formation qui permette aux animateurs de comprendre la portée des « cris » exprimés dans les équipes et d'opérer cette recomposition en considérant le jeune comme un sujet, un acteur. Toute l'attention doit porter sur ce travail de « narration » que les jeunes peuvent faire d'eux-mêmes à partir des chemins qu'ils prennent ou refusent de prendre, à partir des expressions fortes, tensions ou réconciliations vécues. Nous essayons de pointer ce qu'il en est de leurs réflexions, de leurs émotions ou de leurs convictions religieuses.
L'évolution est suffisamment visible pour que nous puissions proclamer une conviction : nous devons casser un mode de relation qui ne se préoccuperait que de la transmission d'un savoir ou même d'un savoir-faire. La relation pastorale est autre. Mais comment vivre une pastorale qui ne soit pas du « bricolage »? La releaure de notre expérience nous a obligés à porter notre attention sur la relation fraternelle, nouvelle base d'une proposition de la foi.
 

De la cabane à l'Eglise


Les parents qui ont participé à l'élaboration du projet « Magon » nous ont indirectement aidés à prendre conscience du changement en train de s'opérer. Lors d'une rencontre, la première question d'une maman fut : « Est-ce qu'il vous parlent des relations avec nous, parents, ou avec leurs frères et soeurs ? » Derrière cette question, nous entendions plusieurs attentes : les parents souhaitent que le « caté » remplace cette écoute qu'ils n'ont plus le temps de vivre en famille et améliore le comportement général des jeunes dans leurs relations familiales.

• Permettre une parole de frères.
Il y aurait donc un décalage entre ce que les parents attendent et ce que nous vivons à l'Espace Magon avec les adolescents et les jeunes. Effectivement, les adolescents ne parlent pas des relations avec leurs parents, leur famille ou leur collège. Pourtant, leurs prises de parole sont marquées par ce difficile échange avec les adultes. Tout se passe comme si l'Espace Magon était un lieu retranché où l'on s'essaie ensemble à une parole pour mieux affronter le monde extérieur. Entrer en relation avec les adultes, serait-il un combat ? Dans le même temps, jeunes et adolescents font l'expérience d'un échange entre eux, en acceptant peu ou prou leurs différences et leurs difficultés à faire équipe. Ces groupes les préparent à naître à la vie adulte, pleine d'avenir. La base de notre pratique pastorale serait donc de l'ordre d'un dialogue entre frères, et non plus du dialogue entre père et fils, trop encombré pour le moment par les tensions qui traversent leurs vies. Cette intuition se confirme dans les regroupements sociologiques opérés. Alors que les différences entre les niveaux scolaires sont prégnantes d'habitude, nous avons observé depuis plusieurs mois que jeunes et ados d'origines antillaise et portugaise ont plaisir à se retrouver, quelle que soit leur année scolaire. Il est arrivé que ces nouvelles équipes fassent bloc pour donner leur avis sur l'organisation de l'ensemble.
Il est par ailleurs significatif que deux jeunes, avant leur déménagement du quartier, aient quitté l'Espace Magon parce qu'ils ne s'y sentaient plus à l'aise. De fait, ils appartenaient au milieu indépendant et avaient du mal à entrer dans un jeu relationnel qui se vit quelquefois dans le rapport de force. Ainsi, la spécificité populaire émerge naturellement quand la formation des équipes n'est pas imposée de manière artificielle. La spécificité a-t-elle une place à tenir ? Les animateurs ont bien conscience qu'elle doit être accueillie sans exclusive, mais avec vérité. Permettre que se constitue un peuple de « frères » demande du temps. L'Espace Magon, dans la gratuité qu'elle propose, tend à rejoindre les jeunes qui aspirent à un espace où leur parole soit prise en compte, y compris dans son élaboration maladroite ou transitoire. La tentation serait d'orienter la recherche des adolescents vers les systèmes que nous connaissons, de faire « cabane » à leur place et de ne pas entendre l'appel de Dieu qu'ils nous lancent.

• De la fraternité à une Eglise de frères.
Dans notre travail de relecture, nous nous sommes posés la question du statut de la Parole de Dieu et de la vie sacramentelle. Les jeunes n'entendent pas tout ce qui est de l'ordre de la transmission, puisque cela les replace dans la tension « père-fils » qu'ils ont du mal à vivre. La Parole n'est pas invoquée pour justifier une réflexion ou prouver la pertinence d'une attitude morale, mais elle doit être proposée « gratuitement », pour elle-même. C'est une narration parallèle à leur propre narration. Avec les cinquièmes, il nous est arrivé de « jouer » des pages entières des Actes des Apôtres, chaque équipe investissant un rôle : les Apôtres, Paul, les juifs convertis, la foule — chacun choisissant son « camp ». L'identification fut immédiate pour les adolescents qui devaient exprimer leur profession de foi. Si les Apôtres étaient passés par là, ils auraient pu eux aussi trouver un chemin à leur mesure...
Au début de chaque rencontre, nous lisons un passage de la Bible tiré par exemple de la Genèse ou des Psaumes. Je le commente en me posant la question : « Qu'est-ce qu'il m'est donné d'entendre ?» Si nous insistons sur l'importance de ce temps à vivre ensemble, il n'est pas obligatoire, il est « gratuitement » offert. De la même manière, l'Eucharistie, célébrée pendant les week-ends (trois par an pour chaque niveau), se construit à partir de ce qu'ils découvrent progressivement. Elle est vécue comme la célébration de ce qui est engagé dans l'instant, et non comme la répétition d'une histoire dont ils ne saisissent pas l'enjeu. Une mémoire peut s'installer au fur et à mesure. L'équipe des accompagnateurs et le prêtre sont là, avec eux ; ils manifestent que cette mémoire nous dépasse, qu'elle se réalise aussi dans la communauté chrétienne avec laquelle ils sont en lien par notre biais. Les jeunes ont l'occasion de le vivre lorsqu'ils participent aux messes du dimanche et qu'ils sont accueillis par leurs « frères » adultes.
Ainsi, à partir des adolescents et des jeunes se crée une communauté avec ses manières de faire, son langage, ses interdits, ses non-dits, bref son histoire fixée sur des photos qu'on aime à regarder. Le défi est de permettre à cette petite communauté nouvelle de s'adresser à celle qui se rassemble chaque dimanche. Il est question de faire un journal, mais le temps nous manque. A travers les animateurs, l'Espace Magon prend conscience qu'il est issu de la communauté  « mère », mais son rapport n'est plus seulement de descendance. C'est une communauté de « fils » qui s'exprime à côté d'une autre communauté de fils, toutes les deux tournées vers le même Père.
Le détour par la « Cabane » permet aux jeunes d'investir autrement la tour de Babel dans laquelle ils vivent. Les invitations qu'ils font ne sont jamais neutres, même si les raisons n'en sont pas formulées. Les anniversaires qu'ils organisent sont des moyens pour eux d'ouvrir leur cabane à d'autres. Nous devons y être attentifs. Les cinquièmes ont organisé une collecte avec le Centre d'aide alimentaire, animé par des chrétiens de la paroisse, pour les habitants nécessiteux du quartier. Les jeunes de 18 à 20 ans font partie de l'Association d'éducation populaire qui gère toute l'animation des 6-14 ans. Ils osent affronter le monde des adultes devenus partenaires d'un projet, et non plus des parents dont ils devraient attendre toutes les réponses. L'idéal serait que les relations avec les parents dépassent la tension père-fils, mais il faudrait convertir les parents... L'idéal serait que la tour de Babel soit accueillie par les jeunes comme une « cabane » remplie de frères adultes plus ou moins dégourdis, plus ou moins libres, mais, comme eux, à la recherche de frères à aimer.

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Ma nouvelle responsabilité dans l'Est parisien m'a permis de mettre en forme une dynamique pastorale proche de mon expérience de banlieue : favoriser des lieux communautaires, même modestes, où l'acte de foi devienne possible dans un dialogue entre frères. Cette recherche a influencé ma manière de vivre mon ministère et ma vie religieuse. J'ai ainsi appris à accorder plus d'importance à la concertation avec les frères laïcs avant de définir un projet. Avec le conseil et l'équipe pastorale, nous prenons le temps de voir ce qui se vit à la « base », afin que la paroisse soit à la fois une maison qui accueille, une cour où se lient des relations d'amitié et de fête, une paroisse qui évangélise et une école qui prépare à la vie.