Ce livre tente de répondre, avec intelligence, à une question fondamentale pour tout apôtre de l’Évangile : comment aborder « l’autre » avec empathie et trouver un langage à la fois compréhensible et révélateur d’une réalité qui les transcende tous les deux ?
Pendant son séjour au Japon, François Xavier pressent l’importance de la Chine pour tout apostolat en Asie orientale. Cette impression se voit confirmée par Matteo Ricci, Ruggieri et leurs compagnons dès les premières rencontres avec les Chinois de Macao, de Canton et des villes du Guangdong. Ils constatent que tous les modes d’organisation de la société – de la famille jusqu’aux sphères du pouvoir – sont de forme pyramidale, strictement hiérarchisés par la naissance et le savoir. Une stratégie s’élabore : atteindre le sommet pour agir sur l’ensemble. Il faut apprendre la langue parlée, déchiffrer les idéogrammes, percer la symbolique des couleurs, des insignes, des gestes, des rites. Pendant des années, on écoute et on parle, on lit et on écrit et surtout on traduit, à la recherche d’un terrain neutre où on pourra se comprendre.
Ce terrain, ce sera la science : mathématiques, astronomie, cartographie.
On peut alors parler, entre amis qui se respectent, du « Seigneur du Ciel » et montrer que la foi ne s’oppose pas à la raison, même si elle la dépasse. Cette forme d’apostolat indirect suppose une spiritualité solide dans la ligne ignatienne.
Les dynasties impériales se succèdent, hostiles ou favorables aux chrétiens. Mais les échanges culturels entre lettrés chinois et savants européens continuent et abordent tous les domaines de la connaissance, des techniques et des arts, jusqu’à la suppression de la Compagnie à la fin du XVIIIe siècle et à la Révolution française qui coupe les derniers contacts. Lorsque les jésuites reviennent dans le Hebei et à Shanghai en 1842, le contexte a profondément changé.
L’industrie crée la richesse et, par elle, la puissance. Les nouvelles nations dominantes se lancent dans la course aux colonies. Les missionnaires reviennent, mais trop souvent dans les fourgons des troupes étrangères. En 1910, l’Empire s’effondre et est remplacé par une république. Dans la foulée de la révolution soviétique, le marxisme séduit la jeunesse intellectuelle et gangrène peu à peu la société. En 1949, Mao Tsé Tung, prend le pouvoir. Le culte de la personnalité atteint un paroxysme lors de la révolution culturelle qui saigne à blanc le pays et surtout ses élites. À la mort de Mao, nouveau virage. Désormais, l’économie de marché va régner en maître, mais se transformer bien vite en capitalisme sauvage, sous bannière rouge.
Ce livre n’est pas un panégyrique de l’oeuvre des jésuites en Chine, mais on y trouve une synthèse brillante et solide d’une aventure passionnante. L’expérience de Ricci et de ses épigones a fait connaître la Chine en Europe et a révélé le monde occidental aux lettrés chinois. À ce titre, les jésuites furent vraiment des passeurs de civilisation. La richesse d’un texte ne se mesure pas à sa longueur. Décrire en une brève synthèse l’histoire tumultueuse des jésuites et de leur apostolat pendant plus de quatre siècles suppose une maîtrise exceptionnelle du sujet. L’auteur, plongé par ses enseignements à Taïwan et à Shanghai dans la réalité contemporaine de la pensée chinoise, est aussi un historien érudit de son évolution chaotique, depuis les premiers contacts des jésuites avec l’Empire du « Milieu », ses maîtres et ses dieux, jusqu’à ce jour.
Mais plus encore, en fin spirituel, il excelle à faire sentir, dans une histoire où violence et beauté s’entremêlent sans cesse, ce qui rend gloire à Dieu et donne à l’homme fondement et avenir.
Jacques Denis