Avant Vatican II, les laïcs pratiquaient leur religion ; les clercs et les religieux pratiquaient leur vie spirituelle. Le concile a transformé cela radicalement : les laïcs sont appelés à vivre la sainteté baptismale dans la vie quotidienne ; les religieux doivent trouver comment leur spiritualité informe la vie consacrée à la fin de la modernité. Les chrétiens adultes aimeraient approfondir leur vie religieuse et un grand nombre sont désireux de partager les traditions de spiritualité de l'Eglise. Beaucoup de laïcs pratiquent l'oraison mentale. En raison de ces développements, les retraites et les exercices spirituels ont pris de nombreuses formes et sont sortis des monastères et des maisons de retraites pour pénétrer dans les paroisses et les foyers. Avant le concile, les Exercices spirituels constituaient la norme pour les retraites. Aujourd'hui, beaucoup d'activités appelées « Exercices spirituels » sont loin d'être ignatiennes.
Les jésuites n'ont jamais oublié combien les Exercices sont centraux dans notre vie, en partie parce que la 6' congrégation générale a décrété la retraite annuelle. En 1938, la 28' congrégation a demandé que nous demeurions fidèles au Directoire officiel et que le Père général fasse quelque chose pour adapter les Exercices aux temps présents. En 1966, la 31' congrégation a décrété une retraite dirigée pour les scolastiques, un abandon du formalisme, une formation spéciale pour les Exercices et l'établissement de centres spirituels. Toutes les congrégations, par la suite, ont souligné le caractère central des Exercices par rapport à notre identité et à noue ministère 1. Les Exercices spirituels appartiennent à l'Eglise, non à la Compagnie, qui n'en est pas moins chargée de sauvegarder leur pratique authentique.
 

L'explosion des retraites et des Exercices


La 32' congrégation, en 1975, a constaté « le remarquable renouveau qui se produit de nos jours dans la présentation et la pratique des Exercices ». Bien des choses se sont produites depuis :
• La retraite de trente jours suit aujourd'hui la dynamique ou la pédagogie véritable des Exercices, façonnée par un siècle d'études et une génération de pratique. Un nombre plus important que jamais de religieux les réclament, et beaucoup de diocèses y envoient des ordinands Ils sont chose commune maintenant chez les laies, même non catholiques. Ils se font habituellement dans un centre spirituel (pas nécessairement jésuite), avec un accompagnement personnel au sein d'un groupe. Les façons de procéder diffèrent ; par exemple, les « points » quotidiens dans les pays méditerranéens et en Inde ; l'accompagnement par des femmes en Europe septentrionale et en Amérique du Nord. Certaines maisons jésuites comptent moins de retraitants de trente jours, mais la plupart en ont plus que par le passé (Varèse, en Italie, organisent par exemple trois retraites par an).
• Les « Exercices dans la vie courante » peuvent suivre authentiquement la même dynamique. Ils mettent en pratique l'annotation 19 sans la suivre au sens strict. Ils sont dirigés (par des jésuites, des religieux ou des laïcs) durant un an ou plus et aboutissent souvent à un choix de vie.
• Les « Exercices dans la vie courante » sont devenus à proprement parler un mouvement mondial. Les programmes se rattachent à des maisons de retraites (comme le Centro Bellarmino de la République Dominicaine), à des collèges ou universités (comme l'Université catholique de Quito) ou à des paroisses (des diocèses entiers en Allemagne). Certains programmes sans rattachements institutionnels sont promus par des jésuites (comme la très ancienne Association de la Bienfaisance à Paris), d'autres sont purement laies (comme les Spiritual Exercises in everyday life, SEEL, d'Oregon aux Etats-Unis) ; d'autres encore sont anglicans ou protestants.
• En beaucoup d'endroits, les « Exercices dans la vie courante » sont un mouvement laïc. Des laïcs (parfois aidés par des jésuites) dirigent les Exercices et organisent des programmes complets. Un grand nombre font ces Exercices, dont beaucoup de non-catholiques et même, en certains endroits, de nonchrétiens. Ces Exercices suivent habituellement l'annotation 18, plus ou moins bien comprise.
• Ces laïcs recherchent dans la spiritualité ignatienne une façon de vivre dans le monde Ils ont constaté combien la spiritualité les aidait à vivre une vie profondément spirituelle au sein de l'Eglise. Us ont été vigoureusement attirés par l'accompagnement spirituel, le discernement et la manière de prier. Ils sont en quête d'une façon de trouver Dieu en toutes choses.
• Après avoir fait les Exercices, les gens ont tendance à s'organiser pour promouvoir la spiritualité, avec souvent un jésuite comme animateur. C'est fréquent dans l'éducation (comme les Amis ignatiens de l'Ateneo de Manille) et dans la spiritualité des adultes (comme le Chemin ignatien de Biviers, en France). Certains groupes développent actuellement un programme intégré en vue d'approfondir la foi et la spiritualité, qui dure de quatre à six ans (comme le Réseau apostolique ignatien laïc de Rio de Janeiro et l'équipe du Centre Manrèse de Québec).
• Les Exercices spirituels sont donnés par beaucoup de non-jésuites, et leur préparation ne saurait eue plus variée. Des religieuses ont servi de guides l'espace d'une génération et « prêchent » à présent des retraites de week-end, particulièrement en Europe et en Amérique du Nord. Des laïcs, hommes et femmes servent aussi de guides pour des Exercices de huit et de trente jours et font partout de l'accompagnement dans des retraites à domicile. Des clercs et laïcs anglicans et protestants font les Exercices avant de créer des programmes dans leurs propres églises.
• Des écrits de toutes sortes sont largement disponibles. Le texte des Exercices spirituels est publié en de nombreuses versions. Des commentaires solides sont rapidement traduits. Plusieurs directoires ont paru (par exemple, celui des Centros de Espiritualidad Ignaciana de America Latina, CLACIES, et celui qu'ont publié les Cahiers de spiritualité du Québec en 1991). Beaucoup de manuels sont disponibles. Les grandes revues continuent de paraître (comme Christus, Manresa, The Way), d'autres se maintiennent très bien (comme Korrespondenz, ITAICI), et, récemment, des mises en pages électroniques ont commencé à inculturer concepts et pratiques (comme le « Boletfn de SS. Màrtires de Limpio » du Paraguay).
• Dans les paroisses jésuites, le parrainage des retraites au foyer, des soirées de spiritualité et autres initiatives du genre, sont en train de devenir une norme.
• Les Exercices favorisent l'inculturation. Les jésuites ont relu les Exercices à l'intérieur de leur propre culture et font appel aux pratiques religieuses indigènes (par exemple, en Inde ou en Amérique latine). D'autre part, des catholiques adoptent sans hésitation des pratiques venues d'autres sources, y compris non chrétiennes (comme le zen en Allemagne).
• La Compagnie a redécouvert la retraite annuelle de province, sous la forme d'Exercices guidés pour ceux qui le désirent. Certaines provinces (par exemple, le Missouri, les Philippines) ont trouvé grand avantage aux « retraites d'associés », qui rassemblent jésuites et laïcs en de riches expériences de prière.
 

Les changements dans les centres spirituels


Les « centres spirituels » (plus de deux cents) ne sont plus uniformes dans leur présentation des Exercices en week-end, des retraites de cinq ou huit jours pour les religieuses ou des retraites dirigées :
• Dans les maisons, programmes et pratiques varient grandement : certaines prospèrent, d'autres marquent le pas. Presque toutes donnent des Exercices dirigés, et plus de la moitié offrent la retraite de trente jours. Certaines ont un calendrier d'une année remplie d'Exercices de trente et de huit jours, avec une importante équipe d'accompagnateurs (comme à Czestochowa, en Pologne). D'autres font la promotion de toutes sortes de retraites ignatiennes avec une équipe réduite (comme Giri Sonta à Semarang, en Indonésie). Bon nombre donnent quelques retraites ignatiennes, puis louent leurs locaux pour des activités diverses (par exemple, Sao José de Recife, Brésil). La retraite de huit jours avec conférences (deux ou trois par jour) est probablement la formule la plus commune des Exercices.
• Plusieurs maisons ont fermé ces dernières années ou ont été cédées à un diocèse (par exemple, Szent Gellért, en Hongrie) ou à des laïcs (comme Saint-Hugues de Biviers, en France, à la CVX). Il s'est révélé extrêmement difficile de mettre une maison de retraites au service de gens vraiment pauvres (comme la Resistencia en Argentine). Il semble plus fructueux d'aller vers les pauvres en proposant une formation pour adultes intégrant quelques Exercices (comme à Banawa Hills aux Philippines).
• Le concept de « centre ignatien » s'est rapidement répandu. Il s'est forgé lorsque des centres spirituels ont étendu leurs offres au-delà des Exercices. Dans les années 80, elles ont ajouté des sessions sur le discernement, des séminaires sur la psychologie ou la spiritualité, et, dans les années 90, des programmes pour la formation de directeurs des Exercices (par exemple, Manresa de Kimwenza et Saint-Ignace de Naples).
• Les centtes sont installés au coeur des villes, pour avoir un plus grand rayonnement. Certains se sont ouverts après la vente d'un centre spirituel, et leurs activités se sont orientées vers la ville (comme à Toulouse en France et à Orange County en Californie). D'autres furent fondées directement (comme à Santiago du Chili ou Buenos Aires) Un centre peut être un bureau destiné à regrouper plusieurs initiatives (comme à Saint-Louis aux Etats-Unis), à rassembler analyse sociale, culture et spiritualité (comme à Brasilia) ou à coordonner le travail des jésuites et des collaborateurs (comme à Nairobi). Certains centres sont au service des jésuites en demeurant ouverts à tous (comme à Buenos Aires).
• Plusieurs maisons bien implantées ont formé un grand nombre de directeurs des Exercices au cours des années. Elles continuent à former jésuites, religieux et laïcs en nombre relativement faible (comme à St. Beuno's, Guelph, Mwangaza ou Wernersville). Ces centres ont encore une grande influence, mais ils se battent pour assurer finances et personnel.
• La plupart des centres spirituels donnent une solide formation en matière d'accompagnement spirituel et de présentation des Exercices. Un très petit nombre offre une formation aux jésuites en études. C'est pourquoi des maisons (comme Campion House en Australie), des centres (comme Itaici au Brésil), et maintenant des universités (comme Comillas à Madrid), ont commencé à organiser des sessions spécifiques sur la manière de donner les Exercices.
• Beaucoup de centres spirituels jésuites sont en difficulté. Moins de religieuses se présentent pour la retraite annuelle, et il est plus difficile d'attirer les laïcs en grand nombre. Chaque maison doit redécouvrir sa fonction.
• Au cours des années 80 et 90, beaucoup d'autres religieux et quelques diocèses ont ouvert des maisons de retraites. Les jésuites sont en butte à une forte concurrence. Certains directeurs ont compris qu'en offrant une trop grand variété de propositions en dehors des Exercices ignatiens, ils risquent de perdre et leur identité et leur clientèle.
 

Politiques et pratiques jésuites


Aujourd'hui, on attend des jésuites qu'ils appliquent la spiritualité ignatienne et les Exercices spirituels à tous les ministères, y compris au ministère paroissial 2. Les documents des congrégations sur la justice, le dialogue interreligieux et l'éducation renvoient continuellement à la contemplation de la Trinité qui jette le regard sur le monde en vue du Royaume, et ils citent des paragraphes des Exercices. Les jésuites et leurs collaborateurs ont tiré la leçon d'un siècle d'études, de sorte que la pratique actuelle peut se révéler historiquement à la fois authentique et fructueuse :
• La mise en oeuvre des Exercices est aujourd'hui mieux comprise et mieux appliquée. Les grands Exercices authentiques disposent une personne à ce que Dieu travaille directement avec elle, comme le dit l'annotation 15. Alors que, dans un passé récent, on recourait aux Exercices non pour disposer les gens, mais pour les instruire et les former de manière spécifique. Tout au long de ce siècle, tout en prêchant les Exercices, les jésuites devaient y incorporer l'enseignement social de l'Eglise 3. L'intention des annotations 1, 5 et 15 n'était que faiblement réalisée.
• Cette mise en oeuvre est mieux comprise, parce qu'une étude sérieuse été diffusée par les centres et les publications Et pourtant, les Exercices sont encore « utilisés » pour enseigner à prier, développer une identité psychologique plus profonde, intérioriser l'analyse sociale.
• Dans les années 70, l'inculturation des Exercices a provoqué des tensions. Les directeurs ont dû se confronter à des problèmes difficiles au sein de diverses cultures (comme le bouleversement social en Afrique, l'athéisme pratique en Europe, l'individualisme et la consommation effrénée aux Etats-Unis). Depuis les années 90, les directeurs comprennent mieux la nécessité de l'inculturation. Ceux d'Amérique latine, par exemple, commencent leur directoire par une longue analyse sociale, et les accompagnateurs indiens entament habituellement la grande retraite par des prières indigènes.
• L'utilisation intense et large des Exercices spirituels oblige la Compagnie à rassembler les expériences de leurs direction, utilisation et application, car elle a la responsabilité de sauvegarder leur authenticité. Cela se fait dans beaucoup de régions et, au niveau international, à travers le projet de rédiger des « Notes pour celui qui donne les Exercices ».
• Les provinces sont en train de structurer le ministère spirituel, qui a besoin actuellement de ce qui a déjà été fait pour les collèges, puis pour le ministère social. Ainsi, la majorité des provinces (et plusieurs assistances) possèdent maintenant un coordonnateur, et bon nombre disposent d'une commission permanente.
• Le Centre pour la spiritualité ignatienne, établi à Rome sur mandat de la 31' congrégation en 1966, a été remplacé par les centres provinciaux ou régionaux. Une bonne vingtaine de ces centres ont dans leur personnel des hommes formés et doués (peut-être trop peu nombreux), avec souvent d'excellents collaborateurs laïcs et religieux
 

Echecs et attentes


La spiritualité a été affectée par les changements survenus au sein de l'Eglise et de la Compagnie, et dans la culture en général. Un des résultats en est que la'spiritualité vécue par les jésuites est étroitement liée à celle qu'ils expriment dans leurs ministères .
• Le travail de celui qui donne les Exercices a changé. L'écoute thérapeutique et l'impact de la dimension féminine ont ttansformé le « directeur » de retraite en « guide » et en « accompagnateur ». Cela se produit au sein même de la Compagnie. Il est alors problématique, et même impossible dans certains contextes, de proposer un but supérieur ou d'inciter à une vie de plus grand service, l'un et l'autre demandés par l'annotation 15.
• Beaucoup de ceux qui donnent les Exercices sont zélés et ardents, sans se sentir responsables ni préoccupés par l'authenticité des Exercices.
• Parmi ceux qui donnent les Exercices, même de trente jours, certains n'en comprennent pas bien la dynamique ou la pédagogie. Peu d'entre eux jouissent du soutien et des conseils d'une équipe.
• Ceux qui donnent les Exercices sans formation solide ne sont pas supervisés ; mais on ne peut les empêcher d'utiliser les Exercices. Et pourtant, un peu partout, ils désirent vivement une formation plus large et plus profonde. Les jésuites pourraient la fournir, mais peu semblent percevoir le problème.
• La Compagnie ne fait que commencer à reconnaître le besoin d'hommes capables de diriger les centres spirituels. Il n'existe nulle part de programme pour y préparer des hommes. Probablement la moitié de ceux qui dirigent nos maisons n'ont jamais travaillé auparavant en de telles structures. Nous ne pourrions pas faire cela dans des collèges et des universités. La 34' congrégation a défendu d'envoyer en paroisse des hommes non préparés.
• Ni les jésuites, ni leurs associés n'ont appris par expérience comment distinguer la spiritualité jésuite de la spiritualité ignatienne
• Des jésuites dans les collèges et dans les paroisses ont appris par expérience que transmettre la « pédagogie ignatienne » et la « paroisse ignatienne » à leurs collaborateurs laïcs demeure un exercice assez superficiel, si on ne leur offre pas, sous une forme ou sous une autre, les Exercices spirituels.
 

Chances et défis


• Les jésuites trouvent que l'expression « se trouver en équilibre » de l'annotation 15 est une attitude confortable à adopter dans l'accompagnement. Peu sont prêts à encourager les personnes capables de mener une vie de plus grand service. Ceci n'est pas sans relation avec notre manque de vocations.
• Les jésuites sont incités, en premier lieu, à écouter plutôt qu'à instruire ou informer, à écouter attentivement, et non passivement, tout en restant dans le cadre des Exercices spirituels. Ce qui veut dire qu'ils ont besoin de connaître dans leur expérience personnelle ce que la dynamique ou la pédagogie des Exercices accomplit dans l'esprit humain.
• En même temps, les jésuites ont l'opportunité de développer les lignes générales d'une « spiritualité ignatienne pour la place publique ». Les gens sont plus que dociles : ils sont assoiffés. Le défi est ici que notre propre expérience des contemplations du Royaume et des deux Etendards enflamme le coeur des gens que nous aidons.
• Les jésuites ne réaliseront rien de tout cela s'ils ne réapprennent l'art de la conversation spirituelle. Nous l'apprenons mieux parmi les laïcs et grâce à eux. Partout, les jésuites reconnaissent que nous ne parlons pas dans nos communautés de notre prière et de notre expérience de Dieu dans le Christ. Aucune « formation » formelle ne peut remplacer cela, qui est peut-être le style ignatien le plus fondamental.
• Les jésuites sont invités à offrir leur simple accompagnement aux laïcs intéressés à organiser des programmes d'Exercices spirituels (cf. 34' congrégaLes tion, décret 13). Les laïcs (particulièrement la CVX) perçoivent cela comme l'une de leurs missions dans l'Eglise.
• La Compagnie comme telle est invitée à offrir impulsion et formation en donnant des Exercices d'une qualité telle qu'elle en devienne comme la norme.
• La Compagnie est invitée à produire une sorte de directoire qui collectera et ordonnera les expériences des Exercices à travers le monde.
• Comme les Exercices dans la vie courante sont une évangélisation de personne à personne pour mener chacun au Christ, beaucoup considèrent cela comme la contribution jésuite à la nouvelle évangélisation, selon la suggestion de la 34' congrégation.



1. 32" CG, 59, 106, 242 ; 33* CG, 10, 34, 43 , 34' CG, 5, 69, 423
2. Cf. 34'CG, 19, n 4
3. 28' CG en 1938, doc. 29 (sur l'apostolat social)