« Et ils rient comme s’ils avaient avalé le tonnerre. »
Noviolet Bulawayo, Il nous faut de nouveaux noms.

Un soir d’été, invité parmi d’autres à une garden party que Katherine Mansfield aurait merveilleusement décrite à travers les yeux d’une adolescente, je me trouvais happé par les conversations qui, c’est la loi du genre, grondaient et s’éteignaient dans le noir comme des feux de paille.
Rapides présentations, jauge d’un regard, pirouettes. J’écoutais descendre en flammes le gouvernement, éclater la prochaine crise de l’immobilier, brasiller le dernier bouquin sur l’ennéagramme, mais surtout : crisser comme des glaçons le lexique spécialisé des métiers.

Volapüks et simulacres

On y parlait chacun sa parlure indispensable et incompréhensible. Vocables enveloppant les interlocuteurs de vapeurs, les rendant énigmatiques et superbes.
Le trader associait loi de Pareto et OPR pour décrire l’effet de levier du warrant call en pariant sur la hausse d’un sous-jacent ; l’infirmière causait HP, AMG et MAF ; le policier relatait un misfit pendant son inter avec un BCT où il y avait eu un AC3 (accident mortel) avec un BCS (baskets casquette survêt’) ; une chargée de com’ racontait qu’elle avait « relooké » ses goodies dans un esprit très corpo pour « upgrader » ses dons…
Dans d’autres circonstances, j’ai pu assister aussi à un cours de lettres sur la « poéticité », à un colloque de théologie sur « l’herméneutique de l’euchologie », à un exposé juridique obscur… et avoir le sentiment que les intervenants se cachaient derrière leur petit doigt. Quelle manière de ne pas dire les choses ! Est-ce la peur de paraître ordinaire ? Certains experts savent pourtant décrire une situation complexe sans fanfaronnade ni mystère.
À l’inverse, la feinte simplicité est monnaie courante. « Nous autres, humbles paysans depuis le XVIIe siècle… », ai-je entendu de la bouche de personnes assez éloignées de l’idée qu’on peut se faire du servage. Le désir de paraître simple tourmente ceux qui n’accèdent pas à l’évidence et au plain-pied avec autrui. « Faire simple » est une façon assez grossière d’essayer de faire oublier, chez les plus aisés, le fossé entre les catégories sociales, alors même que les plus « simples » n’en demandent pas tant – sans oublier que cela devient même un mot d’ordre dès qu’on tâche d’expliquer, cette fois à des personnes peu réceptives ou n’ayant pas les codes, la complexité d’un phénomène. On a alors droit au fameux : « Tu nous prends la tête ! »
À l’autre bout du spectre des sensibilités, on trouve des poètes qui, par peur de perdre leur aura de mystère, s’épouvantent de devenir simples. Je pense à René Char dans ses derniers écrits : comme s’il lui fallait adopter un ton d’oracle alambiqué pour rester fidèle à ses intuitions. Les métaphores n’agissent plus, il devient l’imitateur de son génie, force les ombres...
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