Chacun de nous en a fait un jour l'expérience. Au moment des vacances, vous avez fui la ville. Vous marchez dans le sous-bois, et, au bout du sentier, vous voilà parvenu au bord d'un lac. « Tout est ordre et beauté... » Vous avez l'impression d'une harmonie profonde. Tout semble à sa place. L'eau frissonne à peine sous le vent léger. Quelques cris d'oiseaux. Au loin, mais si loin, le murmure de la vie qui suit son cours.
Et voilà tout à coup qu'ils arrivent sur la plage, à cinquante mètres de vous. Une auto-sport dont le tuyau d'échappement pétarade et vrombit. Un système de son qui vous jette à la tête les derniers hitparades aux accents criards. Des adolescents qui s'exaltent en criant.
Ou quatre touristes qui parlent fort et cherchent l'angle imprenable pour prendre la meilleure photo. Ou, pire encore, une moto marine qui démarre en trombe Vous avez vaguement l'impression d'un viol, d'un envahissement d'autrui sur votre territoire. Vous rêvez d'interdictions multiples : défense de crier, défense de circuler, défense d'apporter un système de son. Pour un instant, vous avez des goûts inassouvis d'interdictions et de condamnations. Ce jour-là, vous auriez le goût d'être intolérant(e). Déjà, à la ville, le bruit des autres vous envahit : le trafic automobile, le « beat » agaçant du baladeur de votre voisin de métro, le bruit des appareils domestiques (laveuse, sécheuse, aspirateur, malaxeur, etc.), le va-et-vient des enfants, l'avion qui passe au dessus de la ville. Et partout, sans arrêt, la radio, dans l'ascenseur, au centre commercial. Vous auriez le goût d'entrer dans une église : elles sont toujours fermées ou presque, et quand elles sont ouvertes, on y parle comme au marché. Vous auriez le goût d'acheter un peu de silence.
Dans la société où nous vivons, nous avons l'impression d'un déficit de silence et d'une surenchère du bruit. Avons-nous raison ? La vie d'hier était-elle si paisible ? Et la sursollicitation actuelle de notre oreille nous menace-t-elle de quelque maladie nouvelle, comme on le dit des jeunes qui fréquentent trop les discothèques ? Je ne suis pas en mesure de répondre adéquatement à ces questions. Mais j'énoncerais quatre propositions toutes simples de nature à préciser un cadre de pensée : 1. Il y a toujours un bruit de fond ; 2. Le silence est une certaine qualité de présence à soi ; 3. Le bruit est à la fois une nuisance et une pollution ; 4. La gestion du bruit tend à devenir une priorité.


Le bruit de fond


Le silence absolu n'existe pas, du moins sur terre. Les astrophysiciens ont détecté dans l'univers un certain bruit de fond qui serait comme l'écho du big-bang originel, il y a peut-être quinze milliards d'années. Même dans l'océan, il y a des bruits, et on a pu enregistrer le chant des baleines. Il m'arrive souvent, durant les nuits d'été, d'écouter les bruits de la nature. Au départ, on a l'impression d'un silence absolu, perturbé de loin en loin par les activités diverses : une auto, un train, un chien qui aboie. Mais, très vite, l'oreille perçoit autre chose : des bruissements, des craquements d'arbres et de branches, des vols d'insectes que l'on sent hésitants entre les feuilles des arbres. Au seuil de l'adolescence, je me rappelle que ces bruits me terrifiaient, et je rentrais vite à la maison pour ne plus les percevoir. La nuit, même la maison craque comme si le bois, la tôle, l'aluminium, les vitres mêmes se rétractaient sous l'action du froid et de l'air.
Plus subtils encore sont les bruits de notre propre corps. Quand j'étais enfant, nous nous amusions à appliquer sur notre oreille une grande coquille : « Ecoute le bruit de la mer », disait-on. Et nous croyions entendre le flux et le reflux de l'eau sur le rivage. J'imagine que c'était le bruit de notre propre sang frappant le tympan au rythme du coeur. Quand on se couche sur l'oreille, on entend ce même bruit.
Dans nos désirs de silence, il nous arrive de souhaiter un climat sonore zéro. Il paraît que ce serait une profonde erreur. Pour pouvoir demeurer attentif, il semble qu'il faille éviter un excès de silence et de concentration et rester exposé à certains stimuli. Autrement, il pourrait s'ensuivre une perte de conscience, danger qui menace les pilotes de chasse et les astronautes. C'est pourquoi, la nuit, au volant, surtout s'il neige, il est bon de garder la radio en marche, car la neige qui frappe le pare-brise a un effet hypnotisant. La présence de certains sons nous garde en contact avec le monde extérieur.
Bref, l'absence totale de bruit est impossible. Il y a toujours un bruit de fond. Ce bruit de fond nous est finalement nécessaire pour nous permettre de garder contact avec la vie. On dirait que notre corps s'habitue à des bruits familiers, alors qu'il détecte tout bruit insolite. Ainsi, le tic-tac et la sonnerie des heures de l'horloge grand-père ne perturbent pas notre sommeil, alors que nous percevrons nettement, au même moment, le vol d'un papillon dans la pièce d'à côté.


La qualité de la présence à soi


Nous "définissons souvent le silence d'une manière négative, comme une absence de bruit ou comme le mutisme (garder le silence). Mais s'il faut convenir qu'il existe toujours un bruit de fond, inévitable et nécessaire, on comprend que le silence ne réside pas dans la négation du bruit, dans l'absence de son, mais dans la qualité de la présence à soi. Il s'agit de parvenir à un état d'harmonie sonore avec le milieu en sorte que l'esprit ne soit pas dérangé par les bruits du dehors et comme référé à sa parole intérieure. J'en fais l'expérience au moment même où j'écris le présent texte. J'avais mis tantôt sur mon lecteur CD de vieux enregistrements de Georges Thill, mais le texte du chant, les paroles des airs me dérangeaient. J'avais donc peine à me concentrer. J'ai continué longuement dans le silence profond (mais relatif) de ma maison. Car écrire ressemble à une dictée. On entend les mots monter en soi, jaillir à leur rythme, dans leur sonorité propre. On les écrit dans une musique particulière où d'autres mots ne doivent pas interférer. Mais je sais que, dans trente ou soixante minutes, le silence pèsera trop lourd ; alors, je ferai jouer un peu de Mozart ou de Haydn, voire même la Sixième symphonie de Beethoven, pour bercer mon rythme intérieur. J'ai atteint en quelque sorte ma zone de silence, dans l'équilibre du bruit extérieur et de la fureur du dedans qui permet la juste présence à moi-même. Cet équilibre est instable. Il n'est pas le même pour l'écriture, la lecture, la prière, le travail physique. Les producteurs agricoles ont ainsi découvert que les vaches donnent plus de lait si on leur fait entendre de la musique douce !
« Le bruit ne fait pas de bien, le bien ne fait pas de bruit », disait un dicton moralisant. Il est des cas nombreux où le bruit fait du bien et où le bien fait du bruit. Mais au-delà du bruit, le silence est un état divin. Jeunes, nous en avons peur. Nous cherchons à le fuir, à le nier. Car le silence nous renvoie à nous-mêmes, à notre propre angoisse, à la peur de soi, parfois même au sentiment de notre finitude. C'est pourquoi il faut éduquer au silence. Sur ce point, la pire invention me semble le baladeur qui isole complètement le marcheur des bruits de la communauté où il vit au profit d'une sélection d'autres bruits qui le coupent de la réalité. Prévalence du solipsisme sur le dialogue.
Dans le contexte de notre culture, je pense qu'il faut défendre et protéger les lieux de silence où l'individu puisse expérimenter sa rencontre avec soi-même : ermitage, monastère, jardins à la japonaise, parcs naturels. Je pense aussi à la pratique de la journée de désert où le corps et l'esprit se dépouillent pour retrouver le souffle intérieur. Car le désert aussi est habité, symbole de la rencontre de Dieu et de l'épreuve de Satan.


Une nuisance et une pollution


Notre civilisation est bruyante. Ce n'est pas tout à fait nouveau. La Rome antique était si bruyante que Jules César y interdit la circulation nocturne des chariots. Dans les villes du moyen âge, les rues étaient si étroites et l'isolation si rudimentaire que le niveau sonore devait être assez élevé. Que dire des villes du XIXe siècle en pleine phase d'industrialisation ?
Il n'en reste pas moins que le niveau sonore de la vie moderne est inquiétant. Je pense en particulier aux systèmes de son et à leur utilisation à la fois dans l'univers domestique et sur la place publique.
Autrefois, pour entendre de la musique, il fallait un instrumentiste.
Aujourd'hui, la musique est partout, portée par des systèmes de grande puissance. Toute la culture en est bouleversée. Marshall McLuhan disait que l'imprimerie nous avait menés à la prévalence de la lecture, de l'écrit, et donc de l'oeil. Le système de sons nous ramène à la prévalence de l'oreille. Mais il ne s'agit pas d'un simple retour à l'oralité, laquelle renvoie à une certaine parole. Il s'agirait plutôt d'un glissement vers le bruit, d'une hausse brute du niveau sonore sans amélioration de la communication. Comment s'entendre dans une discothèque ? Comment s'entendre aussi sur la 5e avenue à New York, ou sur les Champs-Elysées, dans la cacophonie du trafic automobile ? Le niveau sonore de la culture urbaine inquiète. Depuis toujours, le bruit est une nuisance, le bruit qu'on ne voudrait pas entendre et qui perturbe notre univers, le bruit que font les autres et qui nous dérange, nous incommode. On parle même maintenant du bruit comme d'un polluant, d'un facteur qui perturbe la santé physique et psychique des individus.
Depuis trente ans, il s'est donc développé une science du bruit pour mesurer l'intensité du bruit en décibels, ou dB(A), et établir la dynamique du bruit. L'Organisation mondiale de la santé (en français OMS, en anglais WHO) suggère pour les villes un niveau de bruit entre 50 et 55 dB(A) le jour et de 45 dB(A) la nuit. Pour la chambre à coucher, on suggère 30 dB(A) et, pour une salle de classe, 35 dB(A). Un niveau sonore élevé peut gêner la compréhension de la parole et nuire aux enfants dans l'apprentissage de la langue. Les bruits du trafic routier peuvent générer des troubles du sommeil et, dans les cas d'exposition prolongée à de hauts niveaux sonores, l'occurrence de maladies cardiaques est plus élevée que pour une population témoin.
En deçà des effets décelables sur la santé, l'impact du bruit sur la qualité de vie est plus manifeste encore. Les activités de sommeil et de détente sont perturbées. L'impression d'être envahi par le bruit des autres peut générer un état dépressif, voire un sentiment d'aliénation 1.
Au fond, le jugement que notre société porte sur le bruit semble se raffiner. Jusqu'ici, le bruit était plutôt considéré comme une nuisance avec laquelle on doit vivre en faisant contre mauvaise fortune bon coeur. Il tend maintenant à être perçu comme une pollution, un risque pour la santé physique et psychique des individus et des communautés affectés. Ce changement amènera des modifications juridiques et réglementaires et changera la façon dont les décisions sont prises dans notre milieu, surtout quand des personnes ou des quartiers sont invités à subir de nouveaux bruits pour des équipements (routes, industries) qui profitent davantage à des tiers qu'à eux-mêmes.


Pour une écologie du silence


Dans ce contexte, la gestion du bruit, particulièrement dans les villes, tend à devenir une question importante, de nature sociale et politique. L'urbanisation de la société signifiera-t-elle une exposition accrue au bruit pour l'ensemble de la population et, si oui, quel en sera le résultat pour la société ? Le bruit n'est pas une simple fatalité. Il est quelque chose que l'on peut prévenir en grande partie, en tout cas dont on doit tenir compte et que l'on peut gérer dans une certaine mesure. Car l'augmentation du niveau sonore de la vie quotidienne et de la vie sociale a sa contrepartie, son coût en quelque sorte, ses effets pervers : diminution du silence et de la vie profonde, perte de la capacité de concentration, diminution de la sensibilité auditive, stress psychique. D'autres effets sont-ils possibles ou probables ? Violence familiale, délinquance, agressions diverses. Difficile à dire. Mais l'hypothèse reste vraisemblable, et j'aurais tendance à y adhérer.
Il me semble que la lutte contre le bruit et son corollaire, l'éducation au silence, sont des défis importants dans la recherche de la qualité de la vie. Je parlerais d'un écologie du silence, qui suppose donc une découverte du silence, une appréciation de sa valeur intrinsèque et une hygiène particulière pour le cultiver en soi.
Nous avons inventé la capacité de faire du bruit, principalement par le moyen de la musique, partout et toujours. Nous avons donc modifié radicalement l'ambiance sonore de la vie au profit d'une culture du bruit, culture agressive maintenant entièrement soumise aux lois du marché. Chez les enfants et les adolescents, ce nouvel état de choses, soutenu par une publicité tapageuse, se substitue à l'ordre ancien et façonne autrement les humains. C'est une question sociale, une question médicale, mais aussi une question politique.
C'est également, pour une part, une question spirituelle. Un excès de bruit de type permanent ou quasi permanent nous projette hors de nous-mêmes et nous interdit l'accès à nos ressources les plus profondes. Faut-il parler de divertissement au sens pascalien ? Y a-t-il là une fuite de soi, une peur de la rencontre de soi, du face-à-face avec soi dans le silence, qui est la condition même de l'autonomie véritable ? En ce sens, j'aurais tendance à voir dans la pratique du yoga une recherche du silence perdu.
Dans la spiritualité traditionnelle, l'oraison se construit souvent dans un contexte de dialogue, de relation je-tu. On parle à Dieu. On écoute sa Parole. On se met en disponibilité. N'y a-t-il pas un risque de céder au bavardage intérieur, à une gourmandise de Dieu qui cache alors un détour narcissique ? Dieu est alors moins l'Autre rencontré dans son altérité radicale que l'image idéalisée de soi. Il nous faudra aller beaucoup plus loin dans l'aridité du silence. Les mystiques orientales ont tendance à chercher à dérouter l'esprit par des énigmes paradoxales pour renvoyer le sujet à l'expérience du vide. On dit souvent que les mystiques orientales sont moins une recherche de Dieu qu'un vide de soi, plus une technique d'entrée en soi qu'un chemin de rencontre. Dans la voie zen, ce qui semble recherché, c'est l'anéantissement du désir, l'entrée dans le silence absolu. Je comprends que, gavés de bruit, nos contemporains cherchent ainsi les voies du silence. Le silence est-il devenu un luxe inaccessible au commun de mortels ? N'avons-nous pas le devoir d'en retrouver la trace ?

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Il y a des lustres, le cardinal Daniélou avait écrit un livre provocant : L'oraison, problème politique. Peut-être faudra-t-il désormais parler de la quête du silence. Je n'ose dire conquête : le mot s'associerait trop facilement à bruit et fureur. Mais plus simplement quête, recherche, apprivoisement. Un excès de bruit projette hors de soi-même, aliène. Dans la symbolique chrétienne, le bruit, en nous tenant hors de nous-mêmes, nous interdit l'accès à nos ressources les plus profondes. Le silence alors est plénitude. Le silence mystique chrétien n'est jamais gouffre, ni vide, ni négation absolue du désir. Dans le silence, il y a une Parole. A l'ombre du silence, dans le silence intérieur, au-delà de la déroute de l'esprit, surgit une autre parole. Une présence s'insinue qui parle en soi et murmure au coeur d'aller au bout de la route. Le silence est comme une porte qui ouvre sur d'autres mondes ou, plus simplement, sur l'Autre qui nous habite. Mais, pour cela, il importe de donner du temps au silence, de dépasser le besoin narcissique.
Il faut sans cesse apprendre à devenir humain.



1. le tire ces informations d'un rapport d'une enquête que j'ai présidée pour le Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (Québec) Projet de construction de l'axe McConnell- Laramée par le ministère des Transports (Rapport d'enquête et d'audiences publique, n° 152, juillet 2001 ) Site internet. www.bape.gouv.qc.ca