Est-ce un tel danger que craignait Lénine devant le rayonnement, même posthume, de Tolstoï ? Il publia une série d'articles en 1908, à l'occasion du 80' anniversaire de Tolstoï, et en 1911, après sa mort. Il y déclarait : « De nos jours, toute tentative d'idéaliser, de justifier ou d'atténuer sa "non-résistance", son appel à l'Esprit", son prêche de "perfectionnement moral", de "conscience" et d'"amour" universel, d'ascétisme et de quiétisme, sont directement et grandement nuisibles » 4.
En jetant un tel interdit sur l'héritage de Tolstoï, Lénine ne montrait-il pas qu'il en discernait exactement la portée ? Tout en caricaturant son attitude religieuse il soulignait avec force les vraies lignes de sa pensée : l'amour et la non-résistance au mal par la violence le rôle de l'Esprit et de la conscience, l'importance du perfectionnement. Largement entendu au-delà des frontières de la Russie et au-delà du temps de la révolution, cet interdit de Lénine a certainement contribué à occulter le message que laisse Tolstoï, au-delà de son oeuvre littéraire, sur ce que furent sa vie et ses idées politiques et religieuses. Et pourtant, ce qui me paraît le plus précieux à entendre de Tolstoï aujourd'hui est peut-être précisément ce qui inquiétait le plus Lénine : les chemins par lesquels peut se construire la personne humaine, au fil des jours, pour tendre vers la plénitude de l'être, et trouver joie et force de vivre.
Pour comprendre cet itinéraire de Tolstoï et son effort de construction de soi-même, nous disposons d'un témoignage irremplaçable : son Journal 5, qu'il tint dès l'âge de 19 ans et jusqu'à sa mort, à 82 ans. Il y dévoile ce qui fait l'unité profonde de son existence et qu'il tente de faire comprendre dans ses romans : la recherche du sens de la vie dans la confiance mais aussi dans les crises et l'angoisse de la mort. Très tôt s'affirme l'idée que le sens de la vie est dans l'accroissement d'elle-même. C'est cette convic...
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