Par cette note adressée en 1637 aux pères de la Compagnie de Jésus envoyés en Nouvelle France, Jean de Brébeuf avertit ses jeunes confrères, frais émoulus de leurs études en France « où vous êtes quasi hors des dangers de tomber et avez incontinent les secours en mains », de ce qui les attend dès l'arrivée Une leçon de réalisme.

Les Pères et Frères que Dieu appellera à la sainte mission des Hurons, doivent diligemment prévoir tous les travaux, les peines et les périls qu'il faut encourir en faisant ce voyage, afin de se résoudre de bonne heure à tous les accidents qui peuvent arriver.
Faut aimer de coeur les sauvages, les regardant comme rachetés du sang du Fils de Dieu, et comme nos frères, avec lesquels nous devons passer le reste de notre vie.
Pour agréer aux sauvages, faut prendre garde de ne se faire jamais attendre pour s'embarquer. Il faut faire provision d'un fusil [briquet] ou d'un miroir ardent, ou de tous les deux, afin de leur faire du feu pendant le jour pour pétuner, et le soir quand il faudra cabaner. Ces petits services leur gagnent le coeur.
Il faut s'efforcer de manger de leurs sagamités ou salmigondis [bouillies], en la façon qu'ils les apprêtent, encore qu'elles soient sales et demi-cuites, et très insipides. Pour les autres choses qui sont en grand nombre, qui peuvent déplaire, il les faut supporter pour l'amour de Dieu, sans en dire mot, ou sans en faire semblant. Il est bon, au commencement, de prendre tout ce qu'ils baillent, encore que vous ne le puissiez tout manger, car, quand on est un peu accoutumé, on n'en a pas trop. Il faut s'efforcer de manger dès le point du jour, n'était que vous puissiez embarquer votre plat, car la journée est bien longue pour la passer sans manger. Les barbares ne mangent qu'au réveil et au coucher du soleil, quand ils sont en chemin. Il faut être prompt à s'embarquer et à se désembarquer, et retrousser tellement ses habits, qu'on ne se mouille point et qu'on ne porte ni eau ni sable dans le canot. Il faut aller nu-pieds et nu-jambes, afin d'être mieux appareillé ; passant les sauts on peut prendre ses souliers, et aux longs portages on peut même prendre ses bas de chausses.
Il se faut comporter en sorte qu'on ne soit point du tout importun à pas un de ces barbares. Il n'est pas à propos de faire tant d'interrogations, il ne faut pas suivre le désir qu'on a d'apprendre la langue et de faire quelques remarques sur le chemin ; on peut excéder en ce point ; il faut délivrer de cet ennui ceux de votre canot, vu même qu'on ne saurait profiter beaucoup dans ces travaux ; le silence est un bon meuble en ce temps-là. Il faut supporter leurs imperfections sans mot dire, voire même sans en faire semblant. Que s'il est besoin de reprendre quelque chose, il le faut faire modestement, et avec des paroles et des signes qui témoignent de l'amour et non de l'aversion. Bref, il faut tâcher de se tenir et montrer toujours joyeux.
Un chacun doit être pourvu d'une demi-grosse d'alênes, de deux ou trois douzaines de petits couteaux qu'on appelle jambettes, d'une centaine d'hains [hameçons], avec quelques canons et rassades [perles], afin d'acheter du poisson, ou autres commodités au rencontre des nations, pour festoyer ses sauvages ; et serait bon de leur dire dès le commencement : « Voilà pour acheter du poisson. » Un chacun dans les portages s'efforcera de porter quelque petite chose selon ses forces ; si peu qu'on porte agrée fort aux sauvages, ne fût-ce qu'une chaudière.
Il ne faut point être cérémonieux avec les sauvages, ains accepter les biens qu'ils vous présentent, comme serait quelque bonne place dans la cabane. Les plus grandes commodités sont pleines d'assez grandes incommodités, et ces cérémonies les offensent. Qu'on prenne garde de ne nuire à personne dans le canot avec son chapeau, il faut plutôt prendre son bonnet de nuit. Il n'y a point d'indécence parmi les sauvages.
Ne donnez pied à rien, si vous n'avez envie de continuer : par exemple, ne commencez point à ramer, si vous n'avez envie de ramer toujours. Prenez dès le commencement la place dans le canot que vous désirez conserver ; ne leur prêtez point vos habits, si vous n'avez envie de leur laisser tout le voyage. Il est plus aisé de refuser du commencement, que de redemander, de changer ou désister par après.
Enfin, persuadez-vous que les sauvages retiendront la même pensée de vous dans le pays, qu'ils auront eue par le chemin ; et quiconque aurait passé pour une personne fâcheuse et difficile, aurait par après bien de la peine d'ôter cette opinion. Vous avez affaire non seulement à ceux de votre canot, mais encore (s'il faut ainsi dire) à tous ceux du pays ; vous en rencontrez aujourd'hui les uns et demain les autres, qui ne manquent pas de s'enquérir, de ceux qui vous ont amené, quel homme vous êtes. C'est une chose quasi incroyable, comme ils remarquent et retiennent jusqu'au moindre défaut. Quand vous rencontrez en chemin quelque sauvage, comme vous ne pouvez encore leur donner de belles paroles, au moins faites-leur bon visage et montrez que vous supportez joyeusement les fatigues du voyage. C'est avoir bien employé les travaux du chemin et avoir déjà bien avancé, que d'avoir gagné l'affection des sauvages.
Voilà une leçon bien aisée à apprendre, mais bien difficile à pratiquer ; car, sortant d'un lieu bien poli, vous tombez entre les mains de gens barbares, qui ne se soucient guère de votre philosophie ni de votre théologie ; toutes les belles parties qui vous pourraient faire aimer et respecter en France, sont comme des perles foulées aux pieds par des pourceaux, ou plutôt par des mulets qui vous méprisent au dernier point voyant que vous n'êtes pas bon mallier [brancardier] comme eux : si vous pouviez aller nus, et porter des charges de cheval sur votre dos comme ils font, alors vous seriez savant en leur doctrine et reconnu pour un grand homme, autrement non. Jésus-Christ est notre vraie grandeur, c'est lui seul et sa croix qu'on doit chercher, courant après ces peuples, car, si vous prétendez autre chose, vous ne trouverez rien qu'une affliction de corps et d'esprit. Mais, ayant trouvé Jésus-Christ en sa croix, vous avez trouvé les roses dans les épines et la douceur dans l'amertume, le tout dans le néant.