Quelques lecteurs plus anciens de Christus s'en souviennent certainement. Dans le numéro 52 d'octobre 1966, un petit article signé du père François Roustang, et intitulé « Le troisième homme », provoqua un tel séisme dans la Compagnie de Jésus et jusqu'au sommet de l'Église, que son auteur, prêtre jésuite, fut démis de sa responsabilité de codirecteur de la revue et quitta la Compagnie quelques mois plus tard. Le numéro fut immédiatement déclaré épuisé. Des quotidiens d'influence comme Le Monde et France Soir s'en émurent d'autant plus que le concile Vatican II, qui venait de s'achever, avait fait entrer l'Église dans une modernité peu compatible avec ce type de procédure. Cinquante ans après, l'étonnement du lecteur redouble, tant les faits ont validé ce texte de six pages et demie, qui en paraît du coup presque anodin. Le Concile, note Roustang, n'a pas seulement donné lieu à une « opposition entre ceux qui regrettent le temps passé ou la disparition des formes traditionnelles, et ceux qui veulent une adaptation meilleure des institutions ». « Un troisième homme est en train d'apparaître. » Il ne se reconnaît ni dans les uns ni dans les autres, car le « terrain » des enjeux et des débats qui le concernent quotidiennement a glissé vers celui des libertés individuelles, lui faisant quitter « sur la pointe des pieds » une Église trop éloignée des préoccupations qui orientent ses choix et gouvernent sa vie.

C'est précisément là que ce petit livre déploie tout son intérêt. Au lendemain de la mort de Roustang en 2016, sa fille Ève-Alice a eu l'heureuse idée de rééditer cet article avec quelques lettres inédites de l'époque, et de demander à trois historiens et sociologues de relire « l'affaire du troisième homme ». Pourquoi ce petit texte, que tout tendait à rendre inaperçu – son format, son emplacement dans le numéro et surtout sa publication au dernier moment en lieu et place d'un article qui fit défaut –, eut-il un tel retentissement dans la Compagnie, dans l'Église, et bien au-delà ? Mais, aussi, qu'est-ce qui habitait à ce point son auteur pour écrire sous une forme si personnelle un article qui énonce une sorte de constat auquel beaucoup pouvaient se rallier ? Explorant l'aventure toute récente de Christus et des hommes qui s'y succèdent depuis 1954, Étienne Fouilloux pointe l'engagement de François Roustang et de Michel de Certeau dans l'émergence des sciences humaines, ainsi que les malentendus et les divergences qui s'ensuivent avec « leurs autorités de tutelle ». Mais, souligne avec finesse Claude Langlois, ces deux codirecteurs et principaux animateurs de la revue portaient un regard différent sur l'impact des sciences humaines. Là où l'historien de la mystique, Certeau, décelait une rupture culturelle, propre à instaurer une expérience nouvelle qui prendrait appui sur l'aventure mystique pour inventer un quotidien nouveau et spirituel, le philosophe Roustang était davantage sensible à l'illusion d'une liberté sans ancrage ni réalité institutionnels. Cela le conduirait à quitter l'institution pour se mettre à l'écoute des hommes et de la société à travers la psychanalyse puis l'hypnose. Pour Danièle Hervieu-Léger, Roustang, dans « Le troisième homme », diagnostique ce qui s'affirmera massivement à partir des années 1970 : « l'évaporation des engagés » qui ne trouvent pas dans l'Église les ressources et les appuis crédibles face à « un monde qui bascule ». Un éclairage très fin est ainsi donné sur cette période si sensible de la fin du Concile, au début des années 1970, où peu d'hommes dans l'Église eurent vraiment la capacité de sentir ce qui était en train de se passer en profondeur. S'imposait là une refondation de la pertinence de la foi dans une grande modestie et une écoute attentive du monde qui basculait.

Mais le livre va au-delà d'une compréhension de ce tournant décisif et indique une perspective. Le pape Paul VI, dit-on, avait été fort attristé que « Le troisième homme » s'achève sur un constat négatif, sans réaction de foi de la part de l'auteur. Mais ce troisième homme, qui est-il ? Quelle espérance porte-t-il ? Dans la fragile équipe de Christus en 1966, l'abbé Maurice Bellet, prêtre diocésain, sera ce troisième homme inespéré, comme le remarque Fouilloux. Recruté par son ami Roustang un an auparavant, il passera vingt ans et quatre-vingts articles à aider les lecteurs à se situer dans une foi intelligente et vivante au sein d'un monde devenu évolutif. Lui-même, comme Roustang, comme les auteurs de ce petit livre, invite à se tenir en écoute bienveillante et critique de ce qui s'engendre aujourd'hui : un troisième homme qui nous sort en vérité des impasses mortelles et appelle l'Église à s'ouvrir aux dimensions toujours plus grandes de Celui qui la fait vivre ?