Le sport moderne est devenu un phénomène social et culturel qui imprègne la vie quotidienne de l’homme du XXIe siècle. Qu’on le pratique ou le regarde, sa présence s’impose. Son importance croissante tient autant à sa capacité d’attirer de plus en plus d’adeptes et de spectateurs, qu’au fait qu’il est devenu un puissant levier de croissance économique. Il met en jeu des composantes physiques, physiologiques, biomécaniques, psychologiques, mais également institutionnelles, politiques, économiques ; il est porteur de rites, de normes et de valeurs ; il a une histoire, ce qui permet de l’aborder comme « un fait social total » [1].
Quand on parle de « sport », de quoi parle-t-on précisément ? Ce terme recouvre, à des niveaux divers de pratique, une multiplicité de formes telle qu’il est impossible d’en dégager un concept univoque : quels points communs entre un footing en forêt, sans autre perspective que le plaisir de courir, et un entraînement assidu sur 1 500 m, en vue d’une performance ? Parmi bien des définitions proposées, celle de Georges Magnane a l’intérêt d’insérer le sport dans son contexte social : « Une activité du loisir dont la dominante est l’effort physique, participant à la fois du jeu et du travail, pratiquée de façon compétitive, comportant des règlements et des institutions spécifiques et susceptible de se transformer en activité professionnelle. [2] » On pourra objecter, avec Michel Bouet, qu’il existe des sports à structure non compétitive (l’alpinisme, la plongée sous-marine, etc.), mais « il est permis de supposer qu’il y a en tout sport un principe compétitif latent », même sans compétitions organisées [3].
Certains auteurs considèrent que le sport se définit principalement par sa fonction ludique, mais celle-ci ne peut plus être considérée comme lui étant intrinsèque. En effet, les enjeux de la compétition et la recherche de performance sont devenus tels qu’ils débordent largement la sphère du jeu : la gratuité de l’effort est menacée de s’effacer devant la recherche du gain, l’acceptation de l’échec dans le respect de la règle et de l’adversaire l’est par la rage de vaincre à tout prix, l’accomplissement de soi l’est par la transformation du sportif en valeur marchande, etc.
Au coeur de cette réalité sociale, se révèle une ambivalence croissante de la pratique sportive : des tentations y sont très fortes, des démons s’y déchaînent, le bon grain et l’ivraie y poussent ensemble, pouvant faire du sport un lieu de combat spirituel. Mais il est possible d’en sortir vainqueur et d’y découvrir un chemin de croissance où la vie prend sens car, dans cette réalité complexe, l’Esprit est à l’oeuvre.
 

Le sport, au service de la vie


C’est par son corps que tout être révèle le dynamisme vital qui est en lui. Et la tradition chrétienne ne manque pas d’accorder de l’importance aux motions qui le traversent. La pratique sportive, parce qu’elle est ascèse, concourt précisément à l’harmonie du corps, toujours imparfaite, mais signe d’une croissance en cours vers un accomplissement de l’être, vers plus d’unité intérieure et d’humanité.

Un dynamisme vital


Contempler un sportif en plein effort aide à saisir combien le sport, dans son essence même, est expression de la vitalité et de la beauté du corps humain.
Ce dynamisme vital est signe d’une création à l’oeuvre : celle de l’Homme, merveille de Dieu, mais créature inachevée. En cela, le sport est lieu de création, comme en témoigne Jean Galfione :
 
Lorsque je suis en bout de piste, la perche en mains, je fais le vide en moi-même. Je m’immerge tout entier dans l’univers diffus de mes sensations, pour tout créer, ici et maintenant. Je me détache de tout, avec pour seule idée de rejoindre les nuages et le plaisir.

Une tension intérieure, le désir d’aller de l’avant, dans une recherche d’accomplissement, telle est la motivation essentielle du sportif. Alors, la joie de la victoire est jaillissement.
Dans la durée, par un lent et long travail d’entraînement, les potentialités corporelles du sportif évoluent, indice d’une croissance, non seulement du corps, mais de l’être tout entier. Et lorsque technique, talent et sensibilité convergent jusqu’à la perfection, alors le corps semble ne plus avoir de poids ; porté par l’esprit, il est au service de la beauté, comme dans la danse : un instant de pure grâce qui émeut et stimule, créant une étroite sympathie entre sportif et spectateurs.

Ascèse


Celui qui s’adonne à une activité de loisir n’échappe pas au désir de « se » dépasser pour se maintenir en forme, tandis que, dans ce dépassement, le sportif de haut niveau vise jusqu’à l’excellence. Cependant, l’un et l’autre s’y détendent et y trouvent de la joie, mais de façon différente. Pour l’un, l’activité physique est un divertissement, un jeu ; pour l’autre, elle est un travail car l’habileté corporelle n’est pas innée, elle appelle une discipline. Travailler un mouvement, le répéter, s’entraîner, est une ascèse.
Celle-ci rappelle l’ascèse sur laquelle Ignace fonde toute la démarche des Exercices en vue d’une plus grande liberté de l’homme. Au début du livret des Exercices, il compare en effet exercices spirituels et exercices corporels ; les uns comme les autres visent à « se disposer » dans une docilité du coeur et du corps, en vue d’un progrès. La volonté de « se vaincre soi-même » et la pratique persévérante d’exercices appropriés ouvrent le chemin vers un accomplissement.
Mais, au-delà de ces similitudes, il apparaît que les fins diffèrent sensiblement : pour un sportif de haut niveau, il s’agit de dépasser ses limites, en quelque sorte de se « transcender » pour être le meilleur ou l’un d’eux, et ainsi connaître « la gloire » dont l’auréolent les hommes. Pour Ignace, le progrès vise « une plus grande gloire de Dieu ». Dans ce contexte, le recours au comparatif « en vue d’une plus grande gloire de Dieu » illustre la situation de l’homme en route vers son accomplissement, vers une vie en plénitude, sous le regard de Dieu.
 

Un homme en quête de sens


Toute pratique sportive induit une perspective, celle de progresser. Chez le sportif de haut niveau, la quête d’un dépassement de ses limites traduit un désir de donner sens à sa vie. Là est la marque du bon grain, car améliorer une performance est un engagement de tout l’être vers un idéal : accomplir ce qui est mieux. Pour y parvenir, la volonté est mobilisée, toutes les facultés motrices, sensorielles et mentales sont concentrées vers un seul objectif. Loin d’être un aboutissement, la réalisation d’une performance appelle un nouveau dépassement : il y a là comme un goût d’absolu.
Le développement massif d’épreuves d’endurance comme les marathons ou les raids, alliant dimension individuelle et collective, illustrent un désir à la fois de jeu et de dépassement de soi, vécu dans une atmosphère fraternelle et festive. L’effort individuel y est soutenu par l’engagement des autres, à la recherche d’un « être avec » complice et harmonieux. Et que dire de l’engagement dans l’épreuve de sportifs handicapés qui, malgré leur handicap, s’élancent, confiants, pour surmonter l’obstacle : skieurs de slalom malvoyants, joueurs de basket-ball en fauteuil roulant… Quel exemple de force humaine, de ténacité et d’acceptation de soi tel que l’on est, sans résignation, seulement mus par le désir de vivre.
N’est-ce pas la quête qui anime saint Paul lorsqu’il déclare : « Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je cours vers le but, en vue du prix que Dieu nous appelle à recevoir là-haut, dans le Christ Jésus » (Ph 3,13-14) ?

École d’humanité


Qu’il s’agisse d’une pratique de loisir où seul compte le plaisir immédiat d’une mobilisation libre et joyeuse de ses forces, sans souci de s’élever dans la hiérarchie sportive, ou qu’il s’agisse d’une pratique plus structurée, soutenue par le désir de performance, l’activité sportive est un moyen privilégié de croissance et de développement de toute la personne. Il est lieu d’apprentissage de la discipline, du respect de la règle, de la solidarité ; il ouvre à la rencontre loyale de l’adversaire. Alors la confrontation quitte le registre de l’antagonisme pour devenir « coopération » dans la création d’une oeuvre commune, éphémère, où chacun donne le meilleur de lui-même.
L’apport éducatif de Pierre de Coubertin, visant à promouvoir, dans un cadre institutionnel, le sens de l’effort gratuit, le respect de l’adversaire, a pu nourrir l’image d’une société exemplaire, idyllique. C’est ce que tente d’offrir l’événement quasi planétaire des Jeux olympiques et paralympiques, temps de la « trêve olympique ». Instant solennel de communion collective, instant festif, les Jeux, tout comme les grands événements sportifs, ont quelque chose de cultuel qui n’est pas sans rappeler ce à quoi est appelé tout homme éclairé par l’Esprit : « Ayez un même amour, un même coeur, recherchez l’unité ; ne faites rien par rivalité, rien par gloriole, mais, avec humilité, considérez les autres comme supérieurs à vous. Que chacun ne regarde pas à soi seulement, mais aussi aux autres » (Ph 2,2-4).
Mais de tels fruits dépendent étroitement de ce que le sportif vise fondamentalement. C’est, en effet, l’usage que l’homme fait du sport qui peut l’aider à vivre, ou au contraire lui nuire. Là se situe, en partie, la racine des ambivalences du sport.
 

Du bon grain et de l’ivraie Jusqu’à l’excès


Tout record est perçu comme un exploit dont les médias se font largement l’écho ; le champion incarne un idéal qui nourrit les fantasmes : jeunesse, beauté, force, réussite. Ainsi fabrique-t-on les « dieux du stade », auxquels on s’identifie. Alors, le sportif peut être tenté par un « toujours plus » jusqu’à l’excès, avec l’attrait d’un profit : gain financier, notoriété, etc.
La gratuité du jeu est perdue de vue. La quête de sens, le désir d’aller vers son accomplissement peuvent être viciés par la séduction. C’est alors que l’ivraie vient étouffer le bon grain. La volonté de vaincre, de faire mieux que ce qui a été fait par d’autres, peut conduire à la démesure avec les risques d’un surentraînement, comme à toutes sortes de transgressions (dopage, matchs truqués, corruption, violence, etc.). En effet, aux vertus couramment attribuées à la pratique sportive, s’opposent parfois quelques réalités moins nobles : la recherche des honneurs, la cupidité à laquelle il est parfois difficile de résister. Pourtant, vaincre, être reconnu, estimé, sont la marque d’un dynamisme qui n’a rien de mauvais en soi. Mais le danger est là lorsque ce dynamisme est détourné de sa fin. Alors, « sous l’apparence de bien » le sportif est pris dans les filets d’une séduction subtile et trompeuse, lieu d’un réel combat.
Ignace lui-même a fait l’expérience de ce qu’il appelait les « sub specie boni » (« tromperies du malin »). Il se disait animé « d’un grand désir de gagner de l’honneur », jusqu’au jour où il comprit qu’il avait jusqu’ici rêvé sa vie, séduit par le jeu des images auxquelles il s’identifiait.
Le sportif (surtout de haut niveau) n’est pas à l’abri de telles « tromperies » quand, à travers la recherche d’un « toujours plus », le guettent l’illusion d’une toute-puissance ou l’obsession d’être le meilleur : séductions, en réalité chemins mortifères, qui aliènent et menacent la santé. Or, « à quoi sert à l’homme de gagner le monde entier, s’il ruine sa propre vie ? » (Mt 16,26).
Les supporters des clubs n’échappent pas à ces tentations : l’adversaire devient l’« ennemi ». Alors la violence peut balayer d’un trait les règles du fair-play, sur le terrain, comme dans les tribunes ou les abords du stade.
 

Devenir un surhomme ?


Il importe de garder à l’esprit que le dépassement de soi est l’essence de la pratique sportive. Cette visée est le moteur de la tension féconde du sportif dans l’épreuve et le plaisir qu’il y éprouve entretient cette tension. Sans elle, la pratique sportive s’efface et laisse place au jeu. Mais le progrès recherché n’est pas infini, rappelant les limites de l’espèce humaine. En athlétisme, 70 % des épreuves ne progressent plus depuis vingt ans [4]. Alors, la tentation peut être grande de recourir à toutes sortes de supplétifs, voire à des pratiques illicites pour satisfaire une soif inassouvie de « toujours plus fort » et « plus grand » selon le mythe prométhéen, ce besoin constant de l’Homme de s’élever au-dessus de sa condition. C’est que, confronté à sa finitude, l’homme est, par tous les moyens, en recherche d’« infinitude ». L’attrait récent pour la pratique de « sports extrêmes » (plongeon de très haut vol, ski extrême en pentes abruptes…) reflète cette tendance de « maximisation » ; même si le nombre de pratiquants demeure très limité, cela traduit le besoin d’un défi : réaliser un exploit au risque de sa vie, produire de l’inouï, de l’inédit.
Dans le champ sportif, tout est chiffré, optimisé en vue du meilleur rendement. Le corps lui-même est l’objet de maints calculs et mesures. Les moyens technologiques sont mobilisés pour « grappiller » quelques centimètres ou millièmes de secondes, comme en 2009, aux championnats du monde de natation à Rome, avec le recours (très éphémère) aux combinaisons en polyuréthane : les performances ont alors progressé de 1,6 %.
Grâce à l’amélioration des moyens technologiques, l’accès des handicapés à des champs de pratique jusqu’alors inaccessibles est un bel exemple de dépassement. Mais il y a là, cependant, matière à réflexion : jusqu’où peut-on outrepasser les limites corporelles par le recours à des moyens technologiques [5] ?
À l’opposé d’une attitude croyante, où l’homme consent à recevoir sa vie d’un Autre, le culte du « toujours plus » peut conduire à la prétention de se fabriquer soi-même son corps par tous les moyens. Le sportif tend alors à devenir un surhomme que le sport, conçu comme un spectacle, mythifie.
 

La tyrannie de l’argent


En mettant le sport de haut niveau au-devant de la scène, les médias participent à l’effet d’entraînement que prônait Coubertin : le comportement du champion est observé, imité ; il a valeur d’exemple. Son exploit nourrit le mythe contemporain d’un corps indéfiniment perfectible. Mais, transformé malgré lui en « vedette », il court le risque d’être aliéné par cette déité soudaine : comment alors résister aux propositions de contrats comparables à celles des stars du spectacle ?
Le sport amateur, désintéressé, voit s’ériger un professionnalisme cupide, celui des nouveaux « marchands du Temple ». Le montant des transferts de joueurs scandalise, faisant du sportif lui-même une marchandise dont la valeur est livrée au jeu de l’offre et de la demande : nouvelle forme moderne d’esclavage. C’est un des effets du sport-spectacle qui, soumis aux lois du marché, entraîne la « starisation », l’inflation des salaires, le mercato des meilleurs joueurs et entraîneurs. Et plus le sport dépend de financements d’origine privée, plus se renforce l’obligation de résultat, incitant à recourir à des adjuvants pour compenser les limites humaines.
Comment résister aux manoeuvres de ces « adversaires » qui ont pour nom : ivresse de toute-puissance, cupidité, recherche des honneurs, domination, déni de ses limites ? Voilà le véritable combat que tout sportif (de haut niveau) a, aujourd’hui, à mener.

Dans le récit des tentations du Christ au désert (Mt 4,1-11), le diable, qu’Ignace désigne comme « l’ennemi de la nature humaine » (Exercices spirituels, 10,1), utilise précisément trois armes : la tentation d’être soi-même source de sa vie, celle de dominer le monde et celle de paraître et de séduire par l’exploit. Infiltrées dans le sport, elles en font une fin, alors qu’il n’est qu’un moyen au service de l’Homme.
Ce faisant, elles confrontent le sportif à des choix radicaux dont l’enjeu est de vivre et d’agir en homme libre, respectueux de son corps, de sa vie.
Ce combat-là ne se mène pas dans les enceintes sportives, mais dans le coeur de chacun. Il se joue dans une tension entre le désir « de faire un podium » à tout prix et l’acceptation de « perdre », de ne pas être le meilleur. Résister à la proposition de substances dopantes, aux attraits financiers de contrats publicitaires, pour savourer la joie d’avoir participé loyalement, honorablement, en donnant le meilleur de soi-même, c’est garder toute son humanité et sa dignité. Alain Mimoun est l’une de ces figures qui aura marqué l’histoire du sport. Sa vie est un exemple : dépassant sans cesse ses limites avec une volonté, une persévérance, un courage hors du commun, il n’a jamais cédé aux mirages d’une victoire à bon marché. Il s’entraînait assidûment, obstinément, visant l’excellence. Aux Jeux de Melbourne en 1956, sa course mythique contre l’invincible Emil Zátopek fut un moment quasi historique. Il raconte qu’il courait ce jour-là le marathon sous une chaleur de 40 degrés ; ses jambes lui faisaient mal et, ne trouvant plus son souffle, il s’écria intérieurement : « Fainéant, tu ne vas pas lâcher maintenant ! » Alors il a couru, il a gagné et fut embrassé longuement par son adversaire.
 
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Le véritable sportif est un passionné, prêt à des sacrifices pour un objectif plus grand que sa seule réussite. En persévérant dans l’effort, il lutte contre tout ce qui retient, pèse, alourdit. En son corps, il découvre l’essence de la vie, don gratuit de la liberté.
Face aux dérives constatées aujourd’hui, une régulation institutionnelle s’impose certainement pour préserver ce que l’on peut appeler le « code génétique du sport ». Déjà se développe le concept de « fair-play financier» propre à assurer une régulation éthique ; une révision du code mondial antidopage est également en projet. Mais le nouveau et véritable défi à relever n’est-il pas d’abord, pour chaque sportif, avec sagesse, de résister à ces tentations dans l’acceptation de ses limites et de celles des autres, dans le respect d’une hygiène de vie et de sa santé ? C’est un chemin d’humilité, en même temps que d’affirmation de sa dignité. Là est sûrement la marque du véritable sportif.
 

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[1] Marcel Mauss, cité par Michel Bouet dans Signification du sport, éd. universitaires, 1971, p. 12
[2] G. Magnane, Sociologie du sport, éd. Idées, NRF, 1964.
[3] M. Bouet, ibid., pp. 46-47. 
[4] Jean-François Toussaint, La chimie et le sport, EDP - Sciences, 2010, pp. 67-68.
[5] Isabelle Queval, « La fabrique des surhommes : corps entraîné, corps dopé, corps augmenté », dans La chimie et le sport, éd. EDP – Sciences, 2010.