Toucher, voir, écouter


« Petits enfants, gardez-vous des idoles. »
1 Jn 5,21

Adoration : un mot dense et imposant, qui désigne un sentiment d’amour extrême, une attitude toute de ferveur et de dévotion. Un mot d’emblée superlatif, comme ceux de passion, de vénération, de fascination qui gravitent dans le même espace mental et affectif. Et comme ceux-ci, il est équivoque. Il est même fondamentalement équivoque : son sens dépend de la voix qui parle (aussi discrète, voire muette, puisse-t-elle être) dans la personne adorante. Car la voix ici est en jeu ; la voix, donc l’esprit, le coeur, les pensées et les désirs de l’adorateur.
L’étymologie populaire relie le mot adoration au latin os, oris, signifiant « bouche ». Exacte ou contestable, cette origine avancée offre un éclairage intéressant sur ce qu’est l’adoration : une louange montée des profondeurs de l’être, se mêlant à son souffle et s’exprimant par sa bouche, ou se ruminant en elle. Mais que dit, et que veut cette voix en crue, en émoi, en extase ? D’où vient-elle, et à qui s’adresse-t-elle ? Selon la provenance et le destinataire de l’adoration, la valeur de celle-ci change de tonalité, et d’ampleur.

Au seuil brûlant du sacré


Dans les religions primitives, les élans et les manifestations d’adoration procédaient d’un violent saisissement, entre éblouissement et effroi, devant la nature à la fois exubérante, prodigue et implacable dans sa dureté, devant la puissance des éléments, sources de vie autant que de mort, devant les violents et grandioses dérèglements atmosphériques. La peur panique éprouvée face à toutes ces forces démesurées, et surtout incompréhensibles, se muait en crainte révérencielle. L’adoration apparaît ainsi comme une réaction mêlant la passivité, la soumission à l’ordre brutal et fantasque des choses, et une forme de discrète non-résignation, de très humble tentative d’intervention par voie de supplication. Les destinataires de ces transports d’adoration étaient nombreux : pierres et roches, arbres, sources et fleuves, animaux (de l’insecte et du serpent à l’oiseau et aux grands mammifères), les éléments et les astres, les vents, la foudre, les arcs-en-ciel, et aussi les ancêtres entrés dans le grand inconnu de la mort ; tout ce qui peuple, hante et anime la terre et le ciel, assure la survie ou la met en danger, tout ce qui fascine et effraie. Adorer, c’est se tenir au seuil brûlant du sacré, en attente de prodiges. « Les dieux qui marchent dans le vent ne lèvent pas en vain le fouet. (…) Les dieux qui marchent dans le vent susciteront encore sur nos pas les accidents extraordinaires », s’exclame superbement Saint-John-Perse 1.
Le mot orée dérive lui aussi d’os, oris ; il désignait à l’origine « la bouche d’un fleuve », puis, plus largement, le bord d’une forêt, d’un bassin, d’un océan. L’adorateur primitif se tient à la lisière d’un abîme, d’une fabuleuse bouche d’ombre dont il tâche d’apaiser les grondements, d’infléchir aussi bien les tumultes que les silences angoissants. Bouche contre bouche – l’humaine, si vulnérable, qui balbutie, incante, implore, face à la supra-humaine, surnaturelle, qui vocifère, mugit, ou cèle sa voix. Il n’y a pas de dialogue entre ces deux bouches, seulement un intense soliloque. Aussi beau et vibrant soit celui-ci, il est tout à fait étranger au « commerce intime d’amitié où l’on s’entretient souvent, seul à seul, avec ce Dieu dont on se sait aimé », dont parle Thérèse d’Avila à propos de l’oraison, qui, si elle ne se confond pas avec l’adoration, la frôle et la féconde.
Nous avons abandonné depuis longtemps (du moins le pensons-nous) ces croyances naïves, et déplacé nos élans d’adoration vers d’autres bénéficiaires : diverses divinités, divers humains investis d’un pouvoir acquis du fait d’une singularité ou d’un talent, d’une virtuosité, d’un éclat hors norme, ou bien conquis à l’arraché, et plus récemment la science et la technique, et aussi, à nouveau la nature, sous forme d’écolâtrie cette fois. Ces pôles d’attraction ne sont pas exclusifs les uns des autres : notre capacité d’adoration est aussi vivace que souple. Mais elle reste souvent bien plus primitive que nous ne le soupçonnons, car innervée d’illusions et de traces de pensée magique (jusque chez les admirateurs et défenseurs fervents des progrès scientifiques), et bien moins désintéressée et limpide que nous ne nous l’imaginons, car enfiévrée d’envies confuses qui toutes tournent autour de l’indétrônable triade que forment le pouvoir, le sexe et l’argent. Mammon a beaucoup d’avatars et une inusable force magnétique. « Le cri ! le cri perçant du dieu ! Qu’il nous saisisse en pleine foule. (…) Et par la foule propagé qu’il soit en nous répercuté jusqu’aux limites de la perception… » 2. Le cri et le rire de Mammon se propagent vite et loin.
Quand l’énergie d’adoration se fourvoie de la sorte, s’enlisant dans des passions idolâtres, se consumant de souci autolâtre, plus encore qu’un soliloque, c’est un phénomène de ventriloquie qui a lieu. La voix de l’adorateur sourd moins de son esprit ou de son coeur que de son ventre, sa bouche est moins une crypte de louange qu’un trou de dévoration.

La tentation du fanatisme


« Nul ne peut servir Dieu et Mammon. »
Mt 6,24

Et pourtant si : beaucoup servent Mammon en croyant honorer Dieu, car Mammon ne se limite pas à la triade richesse-sexe-pouvoir pour détourner et capter la capacité d’adoration dont sont doués les humains ; il peut se glisser jusque dans le nom de Dieu, se parer de fausse grandeur, de vertus en trompe-l’oeil, et s’ériger en Dieu guerrier et justicier. Alors son cri n’a plus seulement couleur de l’or et de la chair, il prend aussi celle du sang. Couleur, odeur et goût du sang des « infidèles ». Ainsi se laissent séduire les fanatiques qui « adorent » Dieu au prix du sang de leurs frères humains en lesquels ils ne reconnaissent plus, précisément, ni des frères ni même des humains, qualités qu’ils n’octroient qu’à eux seuls. La Parole divine qu’ils ont cru entendre se distord et s’altère en cri perçant. « Quelqu’un entend-il la parole du Royaume sans la comprendre, arrive le Mauvais qui s’empare de ce qui a été semé dans le coeur de cet homme » (Mt 13,19), et il y corrompt tout, défigurant sa foi en enragement, sa fidélité en servilité meurtrière, son adoration en funeste adulation, et de Dieu, il renverse la grandeur en orgueil, la miséricorde en colère, la justice en vindicte, et la Sainteté en Sacré.
Mammon : le Mauvais, le Menteur, le Malin, le Séducteur, le Tentateur, Satan… Ses pseudonymes sont légion, sa ruse illimitée, ses appas subtils et voluptueux. Le Christ au désert sait débusquer ses mensonges et déjouer sa malveillance, il rétablit dans leur justesse et leur droiture le sens des mots pervertis ; mais les inquisiteurs et les croisés de toute obédience, adorateurs hallucinés d’une Toute- Puissance à laquelle ils s’identifient jusqu’à la fusion, tombent, eux, dans le piège. Au nom de l’« Adoré », ils persécutent et tuent, et non seulement ils s’absolvent de leurs crimes, mais ils s’en glorifient, ils magnifient leur haine. Car ce n’est pas « en esprit » qu’ils adorent, quoi qu’ils en pensent, mais selon les valeurs et les biens de ce monde qui confond la grandeur avec la puissance, la domination et la gloire, la justice avec la vengeance et le châtiment, voire le supplice ; et le supplice des autres, avec une jouissance sacrée. Prêter une telle jouissance à Dieu est une totale mystification ; Dieu ne prend aucun plaisir aux holocaustes. « Le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé ; d’un coeur brisé, broyé, Dieu, tu n’as pas de mépris » (Ps 51,19).
Le Tout-Puissant que vénèrent les « sacrificateurs » peut recevoir un grand nombre de qualifications, mais certainement pas celle de Tout-Autre, tant la représentation de Dieu ici en jeu reste inspirée (plutôt « aspirée ») par les passions humaines, par du « même » surexalté. Par du soi déifié.
À ces miliciens du « Tout-Même » s’adressent les mots du psalmiste : « Non, rien n’est sûr dans leur bouche, en leur fond n’est que ruine, leur gosier est un sépulcre béant, mielleuse se fait leur langue » (Ps 5,10). Telle est en effet la bouche des adorateurs mystifiés autant que mystifiants : un sépulcre, un bûcher, un charnier, nullement un « oratoire ».

Aimer Jésus vivant, mort et ressuscité


« Dieu est esprit, et c’est pourquoi ceux qui l’adorent
doivent adorer en esprit et en vérité. »
Jn 4,24

Dieu est Esprit qui se diffuse dans le monde, s’infuse en l’homme, s’y propose comme lumière, et s’il est accueilli comme tel, il dépose sa clarté dans sa chair, repose en son coeur, en son intelligence. Mais la chair a ses lois, ses désirs propres, ses fougues et ses langueurs, elle est pénétrée d’ombres où l’Esprit s’obscurcit. Le coeur a son rythme, ses élans et ses chutes, des distractions parfois, et il connaît des nuits où l’Esprit peut sombrer. L’intelligence a ses droits, ses exigences, et aussi ses limites, elle est frangée de brumes où tremblent ses questions, entre doutes et mirages où l’Esprit reflue. Seul le Christ a reçu l’Esprit « sans mesure », et sans lui opposer le moindre obstacle, ni en sa chair, ni en son coeur, ni en son intelligence. C’est pourquoi l’adoration, chez lui, a toujours été pur échange d’amour avec Dieu, transparence éblouie, confiance et gratitude effusives. Pour tout être humain, aussi saint soit-il, il est impossible d’atteindre une telle transparence ; il est déjà si difficile de parvenir à un état de « diaphanie », pour reprendre un beau mot employé par Maurice Zundel pour lequel il s’agissait de devenir, dans et par sa propre vie, « le sourire de Dieu » parmi les hommes.
L’itinéraire spirituel de Marie de Magdala est exemplaire pour illustrer le processus de décantation auquel il est nécessaire de soumettre sa foi pour que celle-ci ne s’alourdisse pas de trop d’illusions, et que l’adoration ne se dégrade pas en idolâtrie. Pour faire place à l’Esprit.
Tout en cette femme est épanchement amoureux. La plupart des représentations que les peintres et les sculpteurs ont données de la Magdaléenne (à tort identifiée avec Marie de Béthanie et avec la « pécheresse » de l’évangile de Luc, mais cette confusion produit une condensation féconde) font de son corps une flamme dansante, mais une flamme d’eau plus que de feu : ruissellement de ses longs cheveux, ondoiements des plis de ses vêtements, souplesse et sensualité de ses gestes toujours aimantés par le corps de Jésus.
« Madeleine, la sainte amante de Jésus, l’a aimé en ses trois états. Elle l’a aimé vivant, elle l’a aimé mort, elle l’a aimé ressuscité » 3. Et son comportement d’adoration a évolué selon ces états. Au vivant, elle a prodigué ses larmes, ses baisers, ses caresses et un parfum précieux ; son adoration est charnelle, affolée de désir, magnifique de douceur et de volupté mêlées, mais elle est si fébrile qu’elle lui embue la vue : l’adorante ne voit pas vraiment celui qu’elle couvre de baisers et oint de pleurs et de parfum. Toucher sa peau lui suffit ; elle adore en aveugle, et en affamée. On devine une envie ardente d’étreindre, de posséder l’adoré, de le « consommer » et, tout à la fois, de s’y consumer. Au mort, elle a prodigué ses larmes et ses baisers encore, mais brûlants de chagrin cette fois, et apporté des aromates d’embaumement. Là, c’est la douleur qui lui voile la vue : l’endeuillée ne voit plus que le cadavre de l’aimé. Elle ne voit rien, en fait, ses mains n’ont plus de prise, et sa faim bée en vain.
Face au ressuscité reconnu à sa voix la nommant, et non à son apparence, elle se prosterne, bras tendus comme elle l’a toujours fait, plus impatiente que jamais. Mais cette fois, l’aimé se dérobe à son étreinte. Lui, l’Incarné, qui a touché tant de personnes, des infirmes et des malades, dont des lépreux, lui qui l’avait louée pour l’avoir lavé, caressé, embrassé, voilà qu’il la tient à distance. « Ne me touche pas ! », lui dit-il. Ne désire plus me saisir, m’enlacer, me retenir, « car je ne suis pas encore monté vers mon Père ». Il est de passage, en partance, il ne faut pas le retarder ; il se prépare à retourner vers le Père, le sien, et celui de tous les vivants. Nul/nulle n’est en droit de s’approprier sa présence, de s’accaparer son amour, lui-même ne s’appartient pas, il est venu pour tous, il est mort et ressuscité pour tous, il continue à cheminer pour tous. « Va trouver mes frères et dis-leur : “Je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu” » (Jn 20,17).

***

Le temps du toucher est passé, celui du voir va bientôt s’effacer, un temps nouveau s’ouvre, va s’épanouir – celui de l’écoute seule, de l’écoute silencieuse qui, à son tour, doit se muer en un autre sens : en parole et en souffle, en témoignage. Il faut que la parole circule, que l’énergie se propage, que l’amour se partage, que la lumière se répande, que la joie se déploie, que la vie croisse. Il faut donc que rien n’encombre la voie de la vie, que rien ne limite l’espace du témoignage à semer, ce que ferait fatalement une adoration trop passionnelle, fusionnelle, captatrice.
C’est à une adoration très nue, ouverte au vide, à l’absent – à la clarté resplendissante de l’Absent – que Marie de Magdala est conviée par le Christ au matin de la résurrection. Il en sera de même pour les deux disciples rencontrés sur le chemin d’Emmaüs, un instant éblouis et aussitôt laissés à leur étonnement qu’ils ont à prendre en charge et à faire fructifier, puis pour l’ensemble des disciples le jour de l’Ascension. Et par-delà, il en est ainsi pour tous : il n’y a d’adoration qui vaille qu’exercée « en esprit et en vérité », c’est-à-dire à vide, puisque « Celui qu’il faut aimer est absent, (…) Dieu ne [pouvant] être présent dans la création que sous la forme de l’absence » 4.



1. Vents, in OEuvres complètes, Gallimard, 1972, pp. 191 et 196.
2. Ibid., p. 230.
3. L’amour de Madeleine (sermon anonyme français du XVIIe siècle), Arfuyen, 1992, p. 12.
4. Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Plon, 1991, p. 126.