Retorse à tout cadre mental convenu, magnifique en ses impromptus à la manière d'une consolation sans cause, la conversation spirituelle se glisse souvent à l'improviste dans l'ordinaire de nos jours.

Au détour d'un petit détail de la vie quotidienne ou d'une attente imprévue, à la faveur d'un beau paysage ou d'une image rare, au tournant d'une douleur qui se confie ou d'un bonheur impossible à garder pour soi, nous voici les témoins de l'autre et de sa soif d'une parole vive. Hier encore inconnu ou familier privé longtemps de visage, celui qui se fait mon prochain abandonne un instant son masque, il met à nu son cœur et demande inconsciemment à revêtir le sobre et lumineux habit d'une écoute neuve. L'autre ne comprend pas ce qui lui arrive, il cherche un nouveau Nom sans trouver dans sa tradition ou au milieu des drapeaux et des clairons qui exaltent toujours davantage la puissance d'une nation, la surabondance de vie au bord de laquelle roulent ses questions. Sans le savoir, il prolonge, à sa façon, la pure donation d'un Fils qui ne sait pas retenir pour lui la Parole l'unissant à son Père.

Partageant l'abîme d'un non-sens ou la splendeur d'un surcroît de vie qui l'étonne, il creuse par sa confiance le lieu du kairos : chaque mot alors, chaque geste vient frapper à la porte du destin pour l'ouvrir à la pudeur et l'empathie du Christ. Le maintenant du visage se fait l'éclosion en acte d'un horizon spirituel inédit et son regard, ouvert soudain au relief d'une présence accrue, atteste l'évidence d'un tiers plus grand que les seuls acteurs d'un mystérieux échange. L'étoile d'une épiphanie qui nous attendait cachée au plus près du réel se lève à la faveur du Donateur de toute consolation. La relecture sociologique et historique de son propre passé s'allège, le carcan des idéologies et des cultures dominantes se desserre et l'autre, devenu libre de lui-même, peut enfin rendre jouable l'unique pari de vérité et d'amour qui le fonde.

Mais le lieu de la confidence est aussi celui de la plus répugnante misère : là où l'autre donne à entendre sa béance affluent en nous tous les démons d'une manipulation qui veut se servir du spirituel pour mieux le posséder. Touchée par la disponibilité de l'autre, l'âme entend aussi résonner en elle les voracités d'un fauve toujours aux aguets sous prétexte de mille objets sublimes.

La miséricorde du Christ se manifeste avec puissance quand il extrait d'un tel bouillon une attitude et des paroles lucides et droites, affectueuses autant que libres : c'est comme un arc-en-ciel au cœur même d'une averse qui va purifier en soi les indiscrétions d'un « on » sourd et artificiel et les vanités d'un « je » chétif et jaloux de sa propre parole.

Le recours au « spirituel » ne repose plus alors sur la répétition mécanique d'une leçon bien apprise ou l'angoisse de ne pas pouvoir projeter en l'autre une intériorité qui n'est pas la sienne, mais il est tout simplement un acte de confiance dans l'humanité amoureuse qui s'est donnée à entendre et à voir. Là où le sacrement de la fraternité prend corps, là s'ouvre un espace où le Père attire à lui, au nom même de Jésus, tous ceux qui le cherchent de toute leur force, de toute leur innocence et de tout leur esprit.

D'une certaine façon, dans les effractions de la grâce où tant d'hommes redoutent un début d'anarchie, la Providence conduit plus sûrement la vie des âmes que les excès de la volonté qui abîment tout ce que Dieu prépare avec la patience d'une infinie bonté. Certes, l'informel requiert rigueur et expérience, mais il exige d'abord l'audace des vraies tendresses. L'expérience de la rencontre gratuite et de l'écoute peut sans doute aussi renouveler la façon que nous avons de vivre en Église, nous réinsérant avec plus de simplicité dans l'insaisissable tissu de sa mémoire et de son avenir. Comment retiendrait-on sa gratitude face aux liens toujours plus réels, actifs et subtils que le Christ multiplie entre le dehors et le dedans de son propre Corps ?