Parler du « chapelet » aujourd'hui risque de provoquer chez un grand nombre un sourire quelque peu condescendant ou méprisant pour une pratique « d'un autre âge », réservée à des religieuses ou à quelques vieilles femmes. Et pourtant, il s'agit là d'une prière vieille de plusieurs sièdes, qu'il vaut la peine de considérer de plus près. En étudier les origines et en suivre le développement pourra, je pense, faire tomber certains préjugés et comprendre sa vraie nature.
 

Naissance de l'Ave Maria


Sous sa forme actuelle cette prière est le fruit d'un lent processus au cours des sièdes, même si les paroles de l'Ange à Marie et celles d'Elisabeth sont très tôt, évidemment, entrées dans la liturgie.
Au IX' siède pénètre en Ocddent la traduction latine d'une hymne grecque fort célèbre intitulée Akathistos et chantée chaque année en l'honneur de la Vierge qui avait délivré Constantinople assiégée. Composée de douze strophes, chacune précédée de deux versets en prose rappelant les événements de la vie cachée de la Vierge, elle était ponctuée par l'acdamation : « Khairé, nymphe anympheuté » (« Salut, épouse inépousée ») ; chaque strophe comprenait elle-même douze vers commençant par « Khairé » et invoquant Marie sous différents titres ; par exemple : « mère de l'étoile sans dédin », « soleil de joie mystique », etc. Ces cent quarante-quatre invocations sont déjà les premières litanies de la Vierge. Traduite en latin, l'hymne fit retentir vingt-quatre fois le refrain : « Ave, sponsa insponsata », et les cent quarante-quatre invocations commençant par « Ave ». Dès lors vont fleurir de nombreuses hymnes latines reprenant sans fin l'une ou l'autre traduction du mot grec « Khairé » : soit « Ave », soit « Salve », soit « Gaude ». C'est ainsi que naissent, au début du X* siècle, les hymnes Ave, maris Stella et Ave, caéli janua ; puis, au XI' siède, Salve, Regina et Aima Redemptoris mater. On ne compte plus les hymnes et séquences répétant sans fin cet Ave au cours des sièdes suivants.
Dans le même temps se répand dans les monastères la coutume du Psautier de la Vierge. Pour celles et ceux qui ne savent ou ne peuvent chanter les cent dnquante psaumes de l'Ecriture, il est proposé de dire cent dnquante fois l'Ave Maria, accompagné chaque fois d'une génuflexion et de la doxologie Gloria Patri, comme au terme des psaumes. A l'origine cette prière se limite à la salutation angélique (d'où son nom traditionnel) : « Ave, gratia plena, Dominus tecum. » C'est à la fin du XI' siède qu'on y ajoute la salutation d'Elisabeth : « Benedicta tu in mulieribus et benedictus fructus ventris tui. » Et c'est seulement au XIII' siède que le pape Urbain IV, si l'on en croit la tradition, ajouta à ces mots : « Jésus Christus, Amen. » Ce dernier mot (Amen) est significatif : pendant des sièdes, c'est par lui que s'achève la « salutation angélique ». Ce sera seulement dans la seconde moitié du XVI' siède qu'on joindra à la louange de Marie la supplication : « Sancta Maria, ora pro nobis peccatoribus. »
 

Naissance du Rosaire


Un texte que l'on date de 1243 et appelé Psalterium beatae Mariae dit expressément que ce titre désigne la rédtation de trois dnquantaines à'Ave Maria. Et il prédse : « Nombre de femmes et de jeunes filles font cela cent dnquante fois et ajoutent : " Gloria Patri " après chaque salutation ; elles disent qu'ainsi elles chantent le psautier de la bienheureuse Marie, puisque le nombre est le même que celui des psaumes. » Mais cette répétition de la même prière un si grand nombre de fois, ne risque-t-elle pas d'engendrer monotonie et automatisme ? C'est pourquoi, afin d'intérioriser et concrétiser cette prière on va créer des clausulae, des formules qui viennent s'ajouter au mot Jésus. Il s'agit, tout en priant la Vierge, de se tourner vers son Fils en évoquant ce qu'il a vécu et ce qu'il a dit. Ainsi, aux environs de 1300, des cisterdennes prieront en terminant chaque Ave par : « Jésus... a Magis adoratus..., a diabolo temptatus..., qui pedes discipulorum lavit », etc. C'est déjà la première esquisse des « mystères » du Rosaire.
En ce domaine, capitale sera l'initiative d'un chartreux de Trêves : Dominique de Prusse. Vers 1420, en vue d'intérioriser le « rosaire », c'est-à-dire la rédtation de dnquante Ave, il rédige dnquante clausulae, reliant chaque Ave à un épisode de la vie du Christ — phrases d'une ou deux lignes qui, comme chez les dsterdennes du siède précédent, sont rattachées au nom de Jésus ; par exemple : « Jésus, cfuem Angelo nuntiante de Spiritu Sancto concepisti » (« Jésus, que tu as conçu du Saint-Esprit à l'annonce de l'Ange »). Quatorze clausulae évoquent l'enfance de Jésus : sept sa vie publique ; vingt-et-une la Passion (dont douze le Christ en croix) ; huit enfin pour ce qui correspond à nos « mystères glorieux ». Mais ces formules sont seulement des propositions. En effet, Dominique ajoute à sa liste une remarque fondamentale : « Il ne faut pas s'arrêter aux mots id ou là concernant ce rosaire. Chacun, selon la grâce ou la dévotion que lui accorde le Seigneur, peut prolonger cette matière, l'abréger ou l'améliorer, comme un grand nombre l'ont fait ; chacun peut ainsi évoquer la vie même du Seigneur par des mots comme ainsi ou autrement, selon la grâce, les forces et le temps dont il dispose. » La multiplication des chartreuses, entre 1300 et 1500, va favoriser la diffusion de ces dausules dans la rédtation du rosaire.
A la fin du XV' siède, les dominicains, à la suite de l'un des leurs, le Breton Alain de La Roche vont fonder nombre de confréries du Rosaire. C'est ainsi que, vers 1470, le prieur des dominicains de Cologne précise, pour la confrérie du lieu, la manière de prier le Psautier de la Vierge. Il répartit les quinze méditations en trois séries : en l'honneur de l'Incarnation et de l'enfance de Jésus, de sa Passion, de sa glorification. Il est intéressant de voir que presque en même temps, la confrérie de Vérone, en Italie, comporte dans ses statuts l'énumération de quinze misteri : gaudioso, doloroso, glorioso. Bien que cette manière de répartir les dizaines ne soit pas encore généralisée, nous voyons ainsi naîtte, à l'orée du XVT siècle, le Rosaire tel que nous le connaissons.
 

Rosaire et chapelet


Nous rencontrons dans les écrits du Moyen Age de nombreuses allusions aux couronnes de roses, petits « chapels » ou « chapelets » dont jeunes gens et jeunes filles ornent leur tête lors des fêtes profanes ou religieuses. Plusieurs légendes ont voulu justifier l'emploi de ce mot pour désigner les cinquante ou les cent cinquante Ave dits en l'honneur de la Vierge. La plus connue est jointe aux écrits de Dominique de Prusse. Un homme tressait chaque jour une couronne de fleurs qu'il déposait sur le front d'une statue de la Vierge. Un moine lui conseilla de dire cinquante Ave : cet hommage plairait autant à la Vierge qu'une couronne de fleurs. Voyageant à travers une forêt, il s'arrête pour dire ses cinquante Ave : un brigand surgit pour le voler et le tuer, mais il voit alors « une dame très belle tenant en mains une de ces bandelettes qui servent à faire des couronnes. A chaque Ave que le moine récitait, elle cueillait sur ses lèvres une rose qu'elle attachait à la bandelette. Quand la couronne de cinquante roses fut finie, elle se la mit sur la tête et disparut ». Et Dominique condut : « La divulgation de ce mirade fut à l'origine de ce Rosaire que les pieux dévots serviteurs de Marie commencèrent dès lors à rédter. »
Un lien entre Marie et la rose sera vite généralisé. Entte le XII' et le XV' siède, hymnes, séquences et poèmes en l'honneur de la Vierge multiplient les qualificatifs joints à ce mot : « rosa dulcis », « rosa gloriosa », « rosa speciosa », etc. Au début du XPv" siède, Engelbert d'Admont, fidèle au Psautier de la Vierge, compose un poème de cent cinquante strophes de six vers commençant chacune par : « Ave, rosa... »
Très tôt se posa le problème de compter les cinquante ou cent dnquante Ave. C'est au début du XIII' siède, semble-t-il, que se répandit l'usage de recourir à ce que nous appelons aujourd'hui le « chapelet ». S'inspirant sans doute des grains d'ambre utilisés par les musulmans pour leurs prières, on se servit de « compte-prières » d'abord pour la rédtation du Pater, puis, tout naturellement, pour le « Rosaire » de dnquante Ave et le Psautier de la Vierge de cent dnquante Ave. Et nombre de religieux prirent l'habitude de le porter suspenduà leur ceinture.
 

Aujourd'hui


Les réticences dont le chapelet est aujourd'hui l'objet viennent souvent de sa caricature : la rédtation mécanique de mots auxquels on prête peu attention. Il reste que la récitation d'une dizaine de chapelet est une prière toute simple, la prière de qui ne se lasse pas de répéter la louange de Marie et de la supplier humblement. Elle est à la portée de tous, dans la joie ou la détresse.
Le point le plus important est sans doute de bien saisir le lien intime de cette forme de prière avec la contemplation de la personne du Christ. Dans son exhortation apostolique Marialis cultus (1974), le pape Paul VI soulignait le fait que, grâce en particulier aux recherches des historiens, « la nature évangélique du Rosaire a mieux été mise en lumière : il tire de l'Evangile l'énoncé des mystères et ses principales formules (...) Le Rosaire considère successivement et dans l'ordre les principaux événements salvifiques de la Rédemption qui se sont accomplis dans le Christ (...) Prière évangélique centrée sur le mystère de l'Incarnation rédemptrice, le Rosaire a donc une orientation nettement christologique (...) La répétition de l'Ave Maria constitue la trame sur laquelle se développe la contemplation des mystères ».
Le second aspect, capital, de cette prière, toujours selon le pape, est la contemplation. Aussi ajoute-t-il : « On a également ressenti la nécessité de redire l'importance d'un autre élément essentiel du Rosaire : la contemplation. Sans elle, le Rosaire est un corps sans âme, et sa récitation court le danger de devenir la répétition mécanique de formules et d'agir à l'encontre de l'avertissement de Jésus : " Quand vous priez, ne rabâchez pas comme les païens " (...) Par nature, la rédtation du Rosaire exige qu'elle se déroule en une prière calme et avec une lenteur quasi méditative, afin que celui qui prie s'arrête plus fadlement aux mystères de la vie du Christ » (44-46).
Pour qu'il y ait vraie contemplation, Paul VI rappelle l'ancienne habitude « de faire suivre le nom de Jésus, dans chaque Ave Maria, de la mention du mystère énoncé ». Autant dire qu'il serait bon de revenir, sous une forme ou sous une autre, à la tradition des clausulae d'autrefois. C'est d'ailleurs, apprend-on, ce qui se pratiquait en Alsace où, pour chaque mystère, on faisait suivre le nom de Jésus de courtes formules : « Jésus, que tu as conçu du Saint Esprit..., que tu as porté à Elisabeth..., que tu as enfanté à Bethléem..., que tu as présenté au Temple.., que tu as retrouvé au Temple.., qui a sué du sang pour nous..., qui a été flagellé pour nous..., qui a été couronné d'épines pour nous..., qui a porté sa croix pour nous..., qui a été crudfié pour nous..., qui est ressusdté des morts..., qui est monté au del..., qui a envoyé l'Esprit Saint..., qui t'a fait monter au del..., qui t'a couronnée au del. » Dans le même esprit et pour aller plus loin, le père dominicain Joseph Eyquem proposa, dans son livre Aujourd'hui le Rosaire (Cerf, 1977), de courtes « clausules » différentes pour chaque Ave Maria, permettant de méditer dix aspects du même mystère.

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Il y a maintenant vingt-dnq ans que le pape nous proposait cette manière de comprendre et de vivre le chapelet, afin de surmonter les préjugés et d'éviter les récitations mécaniques. Cette prière, née d'une piété authentique n'aura de sens et ne nourrira notre foi que si elle est vraiment prière contemplative prière qui, par Marie nous met en présence des mystères et de la personne du Christ. Elle nous rend attentifs, en effet à ce que Marie a elle-même vécu au quotidien avec Jésus, à ce qu'elle a pu ressentir dans son coeur et dans son esprit. Cette communion à ses sentiments nous introduit à la contemplation de la suite des mystères joyeux, douloureux et glorieux, et cela un peu à la manière des répétitions que proposent les Exercices spirituels ou de la prière du coeur chère à l'Orient. C'est d'ailleurs ce que retrouvent aujourd'hui bien des chrétiens 1. Il n'est pas étonnant, dès lors, qu'une telle manière de prier trouve aujourd'hui son expression ecdésiale dans deux réalisations du XX' siède : le pèlerinage du Rosaire à Lourdes et les équipes du rosaire (onze mille équipes en France), où, milieux et générations mêlés, le peuple chrétien se laisse introduire par celle qui a cru dans une forme de communion des saints reliant le del et la terre



1. Cf « Marie, un regard de foi », Croire aujourd'hui, n° 61, 15 décembre 1998. On trouvera dans ce numéro un dossier très vivant sur l'actualité de Marie, « femme accessible, simple, à la portée de tout le monde ».